Chapitre 29 – Jusqu’où aller pour savoir ?
Novembre 1951
Quai de la CGT
690 mots
Dans la froideur du silence, un des truands bouscula les hommes et tenta d’empoigner la môme, mais cette dernière pivota. Un éclair et le mec se retrouva un .45 planté sur la nuque. Ne jamais s’attaquer à une teenager nourrie à la rage. « Jette ton arme. » L’homme obtempéra. Tous les regards convergèrent vers ce Général de parade, cet efféminé en manteau de feutre, un calibre énorme dans sa petite main délicate. « Qui commande ici ? Chef ! C’est toi ? » L’ouvrier au porte-voix acquiesça. Une cinquantaine d’hommes se trouvaient tout autour, mais le nombre augmentait. Gerflynt comprit que son temps était compté. « Chef ! Mon adjoint que voici, elle pointa Falsetti, demandait seulement à parlementer. Pas d’affrontement prévu. Nous sommes venus avec des déménageurs pour accéder à mon entrepôt. Sauf que celui-là et son collègue ne sont pas avec nous. » Dans le silence général, l’injonction de Falsetti sonna comme une distraction. « Flynt ! Retournez au camion ! »
La jeune femme le fit taire en lui balançant le .45 pour aussitôt décocher un coup de talon dans les reins du goon, manière sprinteuse au 80m haies. L’homme s’affala du côté syndical. Les regards changèrent de couleur. Le geste avait révélé la présence d’une jupe et d’une jambe féminine fourrée dans une botte de travailleur. Il y eut une vague de dérisions, qui tourna aussitôt aux sifflements alors que le mécréant, un criminel connu pour décimer les lignes de piquetage, se faisait rouer de coups. La jeune femme libéra sa tignasse d’un mouvement de tête en dégainant le .38. Falsetti pointa le .45 vers le deuxième truand.
Et alors le cercle syndical se referma sur Falsetti et sa mistress comme un vautour qui a repéré son lot de carcasses. Dos à dos avec l’Italien, la grenade toujours brandie, Gerflynt lança un « Camarades ! » à hérisser l’épiderme, reprenant l’attitude d’un des chefs de la Shipyard de Brooklyn. « Cette affaire n’a rien de politique. Nous demandons seulement “an access to” mon entrepôt avec mes déménageurs. » Son français à l’accent sur le bout des pieds fit réagir. « Le truc en brique rouge là-bas, sur le petit quai de la Sargasse, le Sorensen’s & Co. ! Je dois y régler un malentendu sur la couleur des tentures. » La môme plissa les yeux. « …Ou peut-être bien les dynamiter. » Rire général. La confusion était complète, la détente perceptible. Confiante que son charme allait jouer quelque part, la môme poursuivit, le bras levé. « Je vous paie l’accès à mon entrepôt en vous livrant ces deux Crooks que nous ne connaissons pas, mais qui sont de sacrés fauteurs de troubles, si vous voulez mon avis. » Les clés à molette perdirent de l’altitude.
Le deuxième truand en imperméable surprit tout le monde en s’enfuyant vers sa camionnette. Les trois blousons, restés à l’écart le suivirent, sans oublier de faire un détour pour ramasser la fouine qui glapissait dans sa rivière de sang. Les pneus crissèrent alors que leur camionnette jouait au billard à travers les dockers qui arrivaient de partout.
Le représentant du Politburo déclencha le rire chez les ouvriers : « Qui c’est que t’es la môme ? La r’venante de Louise Michel fringuée en Bonnie and Clyde ? [2]» Certains en rajoutèrent, mais ce n’était pas toujours élogieux. La femme n’était pas à sa place sur les docks. La situation demeurait critique. Encerclée avec un Falsetti au calibre .45 dressé pour forcer le passage, la môme chercha des mots pour détendre cette intromission non désirée. Malheureusement Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ne lui fournirent pas le vocabulaire dont elle avait besoin. La môme déglutit, elle était soudainement à court de ressources.
C’est à ce moment qu’une sorte d’échassier à la chevelure en vadrouille blonde trancha l’attroupement des dockers. Raide comme un obélisque, il dominait la foule des grognards d’au moins une demi-tête. Le genre calme, souliers de cuir verni, tenue décontractée, l’air de cet homme au visage long était cependant sérieux. « Mademoiselle Glåss ? Je suis Ülf Sorensen. On me rapporte que vous êtes venue pour me voir. » Il regarda autour et fronça les sourcils. Ses yeux verts émeraudes étaient pénétrants. « Vous semblez en avoir plein les bras. »
[2]: Louise Michel était une enseignante et activiste de la commune de Paris.