Chapitre 37, – La réflexion
Décembre 1951
Petit quai de la Sargasse
663 mots
Quickegg propulsait l’embarcation comme une bête de somme qui ne se fatigue pas. Au fil de l’eau, la môme découvrait un paysage singulier. Il y avait cet énorme hydravion, bien entendu, mais le tournant du quai de la petite sargasse révéla un décor de canyon aux parois d’acier. De chaque côté, les coques noires s’élevaient à la verticale comme d’immenses falaises arquées à leur sommet avec des rambardes perchées sur un morceau de ciel tout petit.
Au milieu des navires immenses, l’embarcation prenait l’allure d’une coquille minuscule, vulnérable dans cette allée de géants, prêts à l’écraser dans l’indifférence générale. Mais qu’importe, Gerflynt avait la tête ailleurs. Chérir le nom de sa mère la rendait euphorique. Rien n’allait pouvoir gâcher ce plaisir.
Au fil de ses pensées, elle douta que Thorn Sorensen eût été du genre romantique. « Les hommes de ce milieu ne sont pas comme ça… Mon demi est un poète retiré du monde. Il a vécu seul, trop longtemps. »
La mort du grand Thorn avait eu lieu quatre ans auparavant, l’année où Jessy Stewart l’avait séquestrée dans une maison de défonce, un endroit où les jeunes filles ne survivaient pas longtemps. « Stewart a été présent lors des deux agressions qui ont failli me coûter la vie, mais à part la concordance des dates, le lien avec les Sorensen n’est pas évident. »
L’embarcation quitta la rade. L’air de la mer et l’éclat du soleil offrirent de quoi se regaillardir. La môme leva les yeux. Quickegg maintenait une allure mesurée maintenant la barque sur une route invisible, une route que lui-seul semblait connaître. L’empire de cette vue grandiose eut un effet curatif sur la môme qui cessa de regretter le Lower East Side. Pourquoi souhaiter revenir dans un endroit où chaque porte cachait un petit chef désireux de l’assujettir, chaque bordel une pute décidée à la tuer pour protéger sa clientèle ? Le monde avait mieux à offrir.
Dans cette mer, chaque coup de rame forçait le boxeur à bander son corps, mais l’athlète du ring, toujours infatigable, avait l’air d’en redemander. La jeune femme vérifia tout de même la présence de son Colt. Il ne lui restait peut-être que quelques jours à vivre, mais elle tenait à chaque secondes comme autant de perles noires d’un collier plus précieux que tous les trésors. Elle tira son carnet de note :
“J’ai cru n’être qu’une chaire issue du goudron
Venue dans ce monde par une fente dans l’asphalte.
On avait dit que je ne serais qu’un objet
Un sac sans valeur, jeté au quai des échanges.
Je veux n’être qu’un roseau battu aux vents échevelés
Bercée dans un marais, libre d’osciller dans l’amour du souffle salin.“
La môme fit une rature sur le mot « amour » si bien que la dernière phrase se lut ainsi :
“Bercée dans un marais, libre d’osciller dans le souffle salin.“
Elle ajouta “Poème à retravailler” et fourra le carnet dans son sac, rouge de frustration.
Une vague de nausées lui traversa le corps. Cette femme s’attaquait à des criminels par vengeance, mais ses actions et son désir de tout contrôler avaient fait d’elle une ombre dans la nuit, un monstre qui avait embarqué de force son enfant dans une galère aussi futile que dangereuse. Comment une personne sensée aurait-elle pu croire qu’une délinquante des bas quartiers puisse s’épanouir à Wellington, un collège réservé aux gosses de riches ? Ces quatre dernières années n’avaient été qu’une humiliation cruelle, une absurdité révoltante. Gerflynt se promit d’interroger sa révérende mère.
« Y a queck’chose mamzelle Glåss ? demanda Quickegg.
— Ici tout est différent de New York. »
La môme écarta une mèche de cheveux. La mer offrait un horizon à perte de vue, rien à voir avec les rues de New York. « Le temps est plus doux…
— Oh ! ben… Le temps… faut savoir… En hiver, une bourrasque, un grain et vlà qu’ça d’vient meurtrier. Mam’zelle Flynt, faut toujours se méfier…
— Putain Quickegg ! Je suis mieux placé que toi pour le savoir ! »
La barque enfonça la colonie de scirpes. Le contact de l’étrave avec la vase provoqua l’envol d’un échassier qui s’élança à coup d’ailes désarticulées. « Cette femme est vivante ! Je veux croire qu’Eleanor ne mentait pas. Il faut que je la trouve et que nous partions pour l’Indochine le plus vite possible. Nous réglerons nos comptes plus tard. Je dois me rendre chez Salomon l’antiquaire immédiatement. »