Troubles

24 mins

« Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Echoue mieux. » 

Samuel Beckett 

 

CHAPITRE I : OMBRE ET LUMIERE

 

 

1. 

Mal de crâne. 

Corps engourdi. 

Chambre impersonnelle.  

Quel jour est-on ?  

On frappe à la porte. « Mlle M. c’est le petit déjeuner ».  

Pas faim. 

« Voici vos médicaments ». 

Avaler sans réfléchir. 

Ou plutôt si réfléchir. Mais à quoi bon… Cercle sans fin. Pas la force. 

Sortir fumer une clope. 

Le bruit des gens autour… 

Insupportable.  

« Tu peux venir déjeuner avec nous si tu veux ce midi ! »  

Il a l’air gentil… .Je dirai 70 ans tout au plus. Pourquoi pas ?   

 

 

 

 

 

2. 

 

Les idées se sont toujours bousculées dans ma tête. Depuis petite, et à grande vitesse. Beaucoup de questionnements aussi. 

Qu’est-ce que c’est être différent ? 

Définition. « Qui diffère de, qui présente des caractères distinctifs par rapport à un autre être, à une autre chose ». Mes caractéristiques distinctives… En apparence, rien de particulier et pourtant, ce sentiment diffus qui me tenaille jusque dans ma chair… 

« Qu’est-ce que la norme Maman ? 

– C’est une idée. Un concept. Une création.  

– Est-ce que je suis normale… 

– Tu es qui tu es. 

– Non mais…par rapport aux Autres… 

– Le jour où le regard des Autres ne t’importera plus, considère que tu auras grandi. 

– Je me compare tout le temps…C’est plus fort que moi. 

– On est tous unique. La normalité c’est un concept je t’ai dit. 

– Alors pourquoi je dérange ? »  

 

 

3. 

      

      «  

–  Tu viens d’où ? 

– De nulle part et d’ailleurs. 

– Tu m’emmènes? 

–  Et toi ? 

– Ca fait cinq mois que je suis là. Je n’ai pas envie d’en partir. Je suis d’ici en quelques sortes. Pourquoi tu es là ? 

– L’extérieur est hostile. 

– T’es d’ici aussi alors. Bienvenue.  

– Suis désolée, je vais rentrer dans mes appartements si ça te va. Suis fatiguée. 

– Pourquoi désolée…on se recroisera. 

– Oui» 

 

 

 

 

4. 

 

Je marche vite comme à mon habitude dans les rues bondées de la ville. Envie irrépressible d’acheter. N’importe quoi. Des fringues. Je vais sortir ce soir. Je vais danser, danser, danser…Les pensées sont comme en suspension quand je danse. Ça tourne moins vite. J’avais cours cette après-midi. Tant pis. Demain.  

La musique est assourdissante, le tempo est aussi rapide que ce qui fuse dans mon esprit. Mon rythme cardiaque est au rythme des baffles. Mon corps se délie. On me regarde. Je suis légère. Mes pensées sont annihilées. Tout le monde me regarde. Je me ressers un énième verre. Vodka Pomme. La substance accélère mon sentiment de plénitude. Je me sens unique. Je suis vivante. Carpe Diem. 

Le réveil est compliqué. J’ai encore raté ce cours. J’aurai pas mon année. Je suis confuse…Qu’est ce qui est important ? Je ne sais plus. Mon échelle de valeurs est vacillante. Je n’aime pas ce que je fais. J’ai besoin d’aimer ce que je fais. Qu’est-ce qui pourrait me convenir ? Où est ma place ? Je vais me rendormir. Goût amer, tête en feu. 

La boite est pleine. J’adore voir et ressentir cette communion des corps avec la musique. 

 Il est là. Je l’avais remarqué hier. Il me regarde. Je vais vers lui. On danse. Il m’embrasse. Il monte chez moi. Il roule un joint. J’essaie. Ca décuple l’effet de l’alcool. Pourquoi n’ai-je pas essayé avant ? J augmente le son dans l’appartement.  

Je suis bien à présent. 

 

 

 

 

 

5. 

« -Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? 

-Je ne sais pas… 

-Si vous savez très bien. Quels sont vos ressentis là maintenant ? 

-J’ai envie de disparaître.  

-Développez. 

– J’ai l’impression déjà d’avoir vécu mille vies, mille souffrances, mille états extatiques. 

-C’est une richesse. 

-Je n’en ai rien fait de ces vies. Je les ai gâchées. 

-Il est encore temps. Vous êtes jeune. L’avenir. Pensez à l’avenir. La médicamentation va vous stabiliser. Vous pourrez entreprendre. Qui est votre thérapeute de ville ? 

-Dr R. 

-On va vous stabiliser et ensuite, vous pourrez voir les choses autrement. 

-Je suis dans un tunnel. 

-Soyez patiente. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6. 

Je ne pensais pas que c’était si bon. Planer. Je voudrai toujours pouvoir planer. Les contingences je m’en contrefous. Mes études aussi.  

C’est bientôt les partiels. J’ai rien fait de l’année. Faut que j’appelle ma Grand-mère. Elle m’aidera.  

Je bosse comme une dingue depuis un mois. Elle me donne un cadre. J’ai toujours été efficace lorsque j’étais cadrée. Je ne sais pas pourquoi. Jamais creusé la question.  

Il me manque…  

L’enfermement est compliqué. Mais je dois réussir mes examens. Je trouve du plaisir à étudier. J’aurai dû suivre les cours en amphithéâtre. C’est passionnant. Mais j’ai tellement de retard. J’ai déjà validé mes deux premières années. La troisième va être compliquée à avoir.  

Je dois me rattraper. Coûte que coûte. 

J’ai les yeux cernés. Je dors mal. Je révise et apprends plus de douze heures par jour. Elle s’inquiète. Il ne me reste plus  qu’une semaine de marathon.  

Ingurgiter. Ingurgiter… 

Je suis tellement conne. Me suis mise dans une situation stressante.  

      Faut y aller. Elle m’embrasse. 

Les sujets sont difficiles mais globalement je m’en sors. 

J’ai échoué  pour une matière. Mes larmes coulent sans discontinuer. Epuisement.  

Je suis une ratée. Il est temps de le célébrer. L’autodestruction est un art difficile. Je suis un Maître. 

 

 

7. 

 

J’arrive plus à parler. Je suis perdue dans mes pensées. Perdue. C’est bien le terme. Ca fait déjà une semaine que je suis dans cette chambre avec F. Aucune intimité. Je suis tellement sédatée que j’ai l’impression que tout est au ralenti. Etrange, moi qui suis éperdue de vitesse. Je regarde mon emploi du temps.  

Emploi du temps. 

     A quoi ai-je envie d’employer ce temps ?  

Pas d’alternative. Etre avec des Autres et faire les activités.  

Je me dirige vers la salle d’activités. 

Il est là et a l’air content de me voir.  

« -Tu t’es trompée de salle. 

– Quoi ? 

– T’as pas une gueule qui chante. 

– Une gueule qui déchante c’est ça que t’insinues… 

-T’es drôle. Alors un duo ça t’intéresse ? 

– Yalla ». 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8. 

 Me suis toujours menti. Pourtant j’ai le mensonge en horreur. Un paradoxe de plus. Je ne suis plus à ça près. J’ai beaucoup réfléchi. Je vais continuer mes études mais changer de cursus. Ce que je veux faire au plus profond de mon être est tout simplement inatteignable. Alors il faut trouver une option qui plaise. A mes parents d’abord. Je les ai beaucoup déçus.  

Je vais m’éloigner de cette ville aussi. Changer de territoire même…Ça me fera mieux respirer.  

La décision est prise. Je vais partir loin. 

Mon dossier est retenu. Je ferai une grande école.  

Je vais repartir sur de bonnes bases. J’y crois.  

Mes addictions, les excès…je vais tout arrêter.  

Je pars sans me retourner.  

 

 

 

 

9. 

« -Grâce au mouvement, on peut déplacer les intentions. Il est important aussi, dans le travail thérapeutique, de se mouvoir. D’avoir conscience de sa consistance dans l’espace. Car vous avez une consistance. Vous êtes des corps qui parlent. Faites exister ce langage. Voilà c’est bien. Laissez-vous transportez  par la musique. Faites des actions. Oui ! Ayez conscience aussi d’être dans un groupe. Vous n’êtes pas seuls. Allez maintenant on accélère la cadence, on suit le rythme…Oui ? 

-Pardon, je m’arrête. C’est trop dur…J’arrive pas à suivre. 

-Que ressens-tu ? Continuez c’est bien, oui… 

-Je suis lourde. 

-Compose avec ce poids.  

-Comment ? 

– En l’acceptant. » 

Quitter au plus vite cet atelier. Les larmes et la fureur montent. 

 Je l’emmerde ; je sais plus danser. 

 

 

10. 

Qu’est-ce que je fous ici…Trop tard pour changer d’avis. C’est bien ce que je voulais. Maintenant il faut assumer. C’est devenir adulte d’assumer.  

Ma tête me laisse enfin tranquille. J’ai une issue : je vais me réfugier dans les études. Je vais pas faire deux fois la même erreur. C’est à ma portée. 

Tout se passe bien…Suis en colocation et j’ai pas de répit pour penser avec ce cursus.  

Classe de mathématiques. Le professeur s’avance et nous balance que la sélection se fera aussi par cette matière pour passer en deuxième année. J’ai toujours été nulle. Je fonds en larmes en pleine classe. Je vais jamais y arriver. 

Soirées sur soirées… 

Pétards et alcool… 

Mathématiques sur mathématiques… 

Je me mets à l’épreuve.  

Sais pas faire autrement. 

 

 

 

11. 

 

« – A quoi tu penses ? Tu fumes beaucoup… 

– A mon inconsistance. C’est comme la fumée tu vois…Ca s’éparpille, ça n’est pas visible…Juste ça pue. 

–  Pourquoi t’es ici ? 

– Pourquoi je t’intéresse ? 

– Pourquoi tu réponds souvent par une autre question ? 

– Désolée…Je n’ai pas envie de parler de moi. J’ai mon psychiatre pour ça. 

– J’étais infirmier en psychiatrie autrefois…J’ai perdu mon épouse. Je n’arrive pas à faire le deuil. 

– Ça fait combien de temps… 

– Trois ans. » 

 

 

 

12. 

 

Le passage en deuxième année fut aisé.  

Consommation de psychotropes et d’alcool : courbe ascendante. 

Nouvelle décision. J’en ai peu pris des éclairées dans ma vie donc faciles à noter : Un psychiatre pourra m’aider à me sortir de mes addictions. C’est certain. 

Le premier rendez-vous se passe bien. Il fait ma connaissance. Il est très compréhensif. Me laisse parler beaucoup. Me pose beaucoup de questions. 

Jamais je ne m’étais exprimée aussi facilement. Et aussi longtemps.  

Monologue/ Ecoute 

Un diagnostic : Dépressive chronique. 

120 CHF. 

13. 

Deuxième semaine d’hospitalisation et j’ai passé mon temps avec lui. L’écouter parler est instructif. Il est très cultivé. J’ai toujours eu soif de savoir. 

 Je joue le jeu. Je fais mes séances, je vais aux activités, je sociabilise. Les interactions avec les autres patients sont comme je les aime : authentiques.  Il n’existe qu’ici et nulle part ailleurs de liens qui peuvent se faire à cette vitesse et avec cette profondeur. Les différents sont ensembles, parqués dans un même lieu.  

Lieu de drames. Lieu d’espoirs. Lieu de vies. 

« – Tu as ton rendez-vous psy à quelle heure ? 

-15h30. 

– Envie d’y aller ? 

-Comme de me pendre. 

-Tu sais que ça pourrait être mal interprété ici ? 

-C’est pour ça que je le dis. 

– T’avance bien en tout cas ! 

– Point trop n’en faut. Pas envie d’être rétablie trop vite… 

-C’est à l’extérieur qu’on grandit, ne l’oublie pas. 

– Oui c’est pour ça que ça va faire six mois que t’es ici. 

– Le temps n’a pas d’importance. C’est ce que tu en  fais qui en a. Existe à cette séance. Relève-toi. T’en crèveras de ta passivité.  

– J’arrive pas à accepter. 

– Tu n’as pas d’autres choix. » 

 

 

 

 

 

14. 

Ce diagnostic me coupa le souffle pendant de longs mois. La prescription qui va avec aussi. Et je décidai de ne jamais prendre de médicamentation. Je me soigne avec de l’herbe. Je veux pas de trucs chimiques. Suis assez empoisonnée comme ça.  

En dehors.  

Suis intégrée en dehors. J’ai réussi. J’ai des amis, j’ai eu mes examens, j’ai un petit ami. 

En dehors. 

Je suis quelqu’un. 

Personne ne sait que je sens ce souffle au dedans qui tempête constamment. 

Et tant mieux. Je donne le change. C’est ce qu’on m’a appris : 

« Pour vivre heureux, vivons cachés. » 

La distorsion s’accentue de plus en plus avec le temps.  

Mais je ne l’entends pas.  

Elle hurle. Je la fais taire. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15. 

 

«   -Dites ce qui vient. 

-Je crois que le chemin le plus périlleux est celui de l’acceptation. 

-Pourquoi employez-vous le mot péril ? 

-Parce que si j’accepte la maladie, je risque de perdre beaucoup. 

-Quoi par exemple ? 

-Ma réputation. 

-Le regard des Autres… 

-Cela m’importe. 

-Ces Autres constituent-ils une menace pour vous ? 

-Oui. » 

 

16. 

 

Suis déguisée. Soirée Halloween. Electro House. Alcool à flot.  

Je me meus comme jamais. Plus rien n’existe. Juste la musique qui infiltre mon système.  

Ce mec je l’avais déjà repéré. Il est derrière le bar. Il me sourit. J’y vais, je l’embrasse. 

La sensation de…Je brûle à l’intérieur. Envie d’aller plus loin. 

Fin de party. 

Deux routes, un stop : un sens interdit, une voie sans issue. 

Les deux me vont. 

« -t’es en caisse ? 

-non je t’attendais. 

-Il est où ton mec ? 

-Il est rentré. 

-Monte. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

17. 

 

L’absurdité du monde me saute à la gueule. Les enfermés ont plus d’humanité.  

On m’écoute. Je suis prise au sérieux. On prend soin de moi. On ne me juge pas. Au contraire, on me comprend et on cherche à en savoir plus. Pourquoi tant de préjugés sur ces putains de structures ?  

En fait, je ne suis pas seule.  

Ce constat est libératoire. 

Je devrai peut être faire l’effort. 

Introspection constructive. 

 

 

 

 

18. 

 

« -Pourquoi t’as couché avec lui, Pourquoi ? 

-J’en sais rien, c’était une impulsion, je t’en prie…arrête de crier… 

-Pourquoi tu me le dis ? Tu cherches quoi ? 

-J’étais pas moi-même, je n’arrive pas à expliquer, je t’en prie, viens… 

-Ne me touche pas. T’es sale. 

-Pardonne moi…Pardonne moi… 

-Je vais passer pour qui sur le campus ? Salope. 

-J’arrive plus à parler…C’est dur je me sens pas bien. 

-Va voir ton psy, c’est plus mon problème. Parce que t’es un problème. J’en peux plus de ton agressivité, de tes angoisses…quand tu chiales…Plus rien à foutre. Me débarrasse de toi. Dégage. » 

19. 

« 

      -Ces estampes japonaises sont réalisées comme vous pouvez le voir avec une extrême maîtrise, une grande rigueur. L’encre de Chine est difficile à manier…Remarquez cette ligne…Qu’est-ce que cela vous évoque ? Regardez au-delà de ce paon. Il est comme suspendu sur le papier et en même temps il semble bouger. Remarquez aussi les vides. Il est là sur cette toile, sur une toile blanche. Le peintre n’a pas pris soin de remplir la toile. Au contraire cela met en relief ce paon. Il existe.  

–  Le vide est effrayant. 

– Le trop plein aussi, non ? 

–  Sans doute. 

–  Il s’agit de trouver l’équilibre. Comme sur la toile de ce peintre.  

– L’équilibre ? 

– L’harmonie. 

– Le plein et le vide… 

– Oui cela fait partie du Tout. L’un ne va pas sans l’autre. Ce sont les deux faces d’une pièce. La pièce est circulaire, parfaite, sans anicroches. Vous comprenez cette image ?». 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

=20. 

 

Il nous fallut des semaines pour nous remettre. Pourtant on continua notre histoire.  

Je continuai à voir mon psy sans jamais lui avoir dévoilé ce qui s’était passé. 

J’ai longtemps fait cela…Des morceaux choisis. 

Cela faisait maintenant deux ans que je le voyais. Il continuait d’insister sur la médicamentation à chaque fin de séance. Je refusai systématiquement.  

Je n’allais plus en cours, je bossai de la maison, à mon rythme. Je voyais chez moi mes amis lors de mes soirées quotidiennes. J’avais confiance en eux,  je les aimais. L’Ecole était une torture. Trop de gens, d’agitation, de regards. Peur d’être découverte dans ma différence. Je ne comprenais pas ce que cela voulait dire d’être dépressive et en même temps j’avais la sensation d’avoir ce mot tatoué sur la gueule. 

 Je vivais et ressentais mes multiples dépressions. Mais je n’analysais pas. Je les subissais.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

21. 

« – Ce dessin me représente. 

-Oui… 

-Ce sont des superpositions de couleurs. Elles représentent des périodes de ma vie. Elles ne sont pas en ordre… Suis assez bordélique. J’ai jeté comme ça sur la toile. 

-Pourtant c’est harmonieux… 

– Je ne trouve pas. Ça n’a plus de sens. 

-Une quête de sens… 

-Je m’efforce de chercher du sens à tout ce que je fais. Généralement, je me prends des murs.  

– Les murs sont érigés par votre esprit seulement. 

–  Alors pourquoi j’ai mal ? » 

 

 

 

22. 

 

Je ne cesse de trembler. 

 Je suis secouée par une avalanche de larmes. 

 Incontrôlable. 

 Je ne sais plus à quoi sert cette existence… Je me sens incomprise. Je tombe dans les abîmes de la noirceur … 

 Je vais être séparée de lui pendant six mois. Putain de stage. Il est mon socle. Seule j’y arriverai pas.  

Les adieux sont déchirants. 

Je pars coupée en deux. 

  

 

 

 

23. 

 

« – Raconte-moi quelque chose sur toi que je ne sais pas. 

– Je suis une artiste ratée. 

– T’es connue ? 

– Suis ratée je te dis. 

– Y a beaucoup de ratés connus. 

– J’ai rien accompli…Me suis arrêtée trop tôt. J’avais peur des castings, de me rétamer….Je sais pas si j’ai du talent. 

– Tu as peur de l’échec…Ou c’est une couverture pour ne pas se lancer? 

– …. 

– N’aurais-tu pas plutôt peur d’être en lumière ? » 

 

 

 

24. 

 

Je ne dors pratiquement plus, je me nourris à peine, le stage est exigeant. 

 Je travaille beaucoup le jour et je sors jusqu’à l’aube. 

Rythme d’enfer, goût de paradis… 

J’adore ça. Je me sens exister.  

Le tourbillon. 

 Difficile de mettre des mots sur mes sensations.  

Je me sens électrique, atypique, corruptrice. 

C’est grisant.  

Dépressive qu’il disait le psy… 

Je sens que tout peut arriver maintenant, je suis pleine d’espoir dans l’avenir que je ne concevais que difficilement quelques semaines plus tôt. 

Même lui…Il prend moins de place. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

25. 

 

« -Veuillez rentrer dans votre chambre Madame. Il est 22H00 passé. Il faut vous reposer. Vous continuerez cette conversation plus tard. » 

Je raccroche en m’excusant. 

«     -C’était mon mari au téléphone. 

– Il comprendra sûrement. Vous devez être régulière. Votre sommeil doit être réglé. C’est grâce à cette routine que vous pourrez aller mieux. 

– Je fais tout ce qu’il y a faire, vous le savez. Mais je suis dans une chambre partagée, c’est pour ça que je suis dans le couloir. Si j’étais dans ma chambre, vous ne m’auriez pas pris en flag. 

– Je ne suis pas là pour vous fliquer.  

– Je n’ai pas besoin d’être maternée. 

– Non en effet… Vous devez prendre soin de vous.  Et nous sommes là pour nous assurer que vous soyez dans cette dynamique. Personne d’autre que vous n’est ici. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

26. 

 

2h du mat. 

Nuit noire. 

Feux d’artifices dans ma tête.  

Je n’avais jamais ressenti cela auparavant pour quelqu’un. Il me plaque contre le mur. J’aime son goût. Il me transperce. C’est bon. On fusionne sur la cadence des va et vient de plus en plus effrénés. Il me retourne. Me détourne. Me met en nage. On jouit violemment, en même temps. La vie ne devrait se composer que de moments comme celui-ci. Fulgurants. 

Il est pris. Moi aussi. 

 J’en ai rien à foutre, je le veux. Je ferai tout pour. 

La culpabilité ça veut dire quoi ? 

 

27. 

« 

 – Ta question est impudique. 

-Excuse-moi. Je pensais sincèrement que cela t’aurait fait du bien d’évoquer le pourquoi de ta présence parmi nous…Tu sembles si calme. 

-Anxiolytiques. 

-Ce que j’aime le plus chez toi, c’est ta franchise. Il n’y a pas de faux semblants. Tu ne dis rien et en même temps tu dis tout. Ça me fait du bien que tu m’écoutes autant. Mais j’aimerai en savoir plus sur toi. Tu es mystérieuse…Je suis intrigué je te l’avoue. 

-Je ne satisferai pas ta curiosité mon cher parce que je suis trop flattée de susciter un tel intérêt. 

-Tu as dû en susciter de l’intérêt… 

-Pas tant que ça. 

-Il faut que je te dise quelque chose d’important avant qu’on regagne nos chambres. 

-Je t’écoute. 

-Tu sais que je suis sexuellement périmé alors ce que je vais te dire n’est pas une déclaration. C’est un constat. Quand je suis à tes côtés, je me sens de nouveau vivant. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

28. 

Je chéris ces périodes dans ma vie où je ressens au plus profond de mon être que tout est possible et atteignable. C’est rare et précieux. Brûler la vie. Danser au milieu de ses flammes. Se sentir puissant, sans entraves. Savourer chaque minute comme si c’était la dernière et le mettre en application.  

Jouissif. 

Les conventions, les règles, les normes n’ont plus d’importance.  

 Je n’ai pas de tabous non plus.  

Le monde s’ouvre à moi à nouveau. Tout est possible. Les conséquences de mes actes n’existent pas. Le mot même de conséquence ne fait plus partie de mon langage.  

Mes sens sont plus aiguisés, je réfléchis plus vite, j’ai comme des éclairs, je suis créative.  

Les tourments sont loin. L’excitation est à son comble. 

Mes chaînes sont brisées .Car oui j’étais une esclave.  

Assujettie à cette nébuleuse. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

29. 

« – Je vous sens mieux. On entame la troisième semaine. Je vous ai passé au Lithium et vous avez l’air de bien réagir. La prise de sang m’indique que le dosage est le bon. Vous n’avez pas ressenti d’effets secondaires ? Vomissements, diarrhées, vertiges ? 

-Non. 

-Bien.  

-J’ai quelque chose à vous dire…Je vais écrire une pièce de théâtre. J’ai rencontré ici quelqu’un d’inspirant. J’écrirai sur la maladie mais de façon humoristique…Et cela se passerait dans une clinique. J’ai déjà réfléchi à tant de choses…J’ai tellement ri hier Docteur. Pendant des heures, c’est inénarrable. 

-Vous allez rentrer dans un processus cathartique. 

-J’y suis prête. 

-Vous me parliez du risque lors de notre dernière séance… 

-Je désire m’en affranchir. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

30. 

Le stage est validé.  

C’est la dernière année… J’aurai étudié quatre ans dans ce pays. L’excitation est retombée brutalement. Un sentiment curieux me parcours le corps depuis que j’ai posé un pied sur ce sol qui me restera à jamais étranger. Je n’ai pas de projet pour l’après. C’est le néant. Je n’entrevois pas le futur.  

De nouveau, ce froid…Cette étrangeté… le monde se ternit petit à petit et se couvre d’une chape de plus en plus ténébreuse. Je suffoque, je fume, je suffoque. Ma gorge se serre. Oppression sur la poitrine.  

Vite. 

0041-.-.-.-.-.-.-.- . 

« -J’ai besoin de vous voir, c’est urgent. 

– 15H00, cela vous conviendrait-il ? 

– Je tiendrai. » 

31. 

«  

    -J’ai beaucoup réfléchi…J’aimerai te remercier mais je ne sais pas comment. Tu manies l’absurde comme personne. Nos conversations m’éveillent. Tu es une vraie rencontre.  

–  Tu ne fais pas partie de ceux que l’on oublie non plus. 

– Alors ne nous perdons pas de vue…Montons ce projet. 

– Je suis jamais monté sur une scène… tu m’imagines ? 

– Oh que oui. 

– Des petits trous des petits trous toujours des petits trous…. 

–  De quoi parles-tu ? 

– Je commence à perdre la mémoire immédiate. 

– Tu ne l’avais jamais évoqué… 

– Je ne savais pas que je devrai un jour apprendre un texte ! 

– On fera avec, on fera  un stand up avec un fil directeur mais tu pourras improviser comme tu voudras, il n’y aura pas de texte à proprement parler. Tu interagiras constamment avec le public. On peut à nous deux le sensibiliser aux problématiques liées aux maladies mentales. C’est important. Par le rire en plus ! Il n’y a pas de hasard…Si on s’est connu ce n’est pas pour rien. 

– Je ne sais pas si je m’en sens capable à mon âge. 

– Tant qu’on n’est pas mort. 

– Laisse-moi du temps pour y réfléchir. » 

 

 

 

 

 

 

32. 

Ce départ me remplit de joie. J’y suis jamais allée. Cette ville orientale m’attire. On sera une centaine d’étudiants futurs diplômés dans ce club de vacances. J’ai réussi à finir en beauté. Malgré moi. 

Mon petit ami se désiste au dernier moment. Serai non accompagnée. Je le regrette profondément. Je sens qu’il est possible que l’on se fiance. 

 

 

 

 

 

 

 

 

33. 

« – Comment vas-tu ? 

-Beaucoup mieux. 

-Vraiment ? 

-Je te l’assure. J’ai un projet pour la sortie.  

-Quand est-ce que c’est prévu ? 

– Mardi. 

– Tu es vraiment prête ? Trois semaines d’hospitalisation c’est assez court. 

-Il me manque trop… Et j’ai beaucoup réfléchi. Je ne vais plus me mettre dans ce genre de situation…quand ça m’échappe je veux dire. Je vais prendre les médocs. Chaque jour. Je vais être scrupuleuse. Tant pis pour le reste. J’accepte. Ça y est. Je l’ai senti. J’ai beaucoup pensé, je veux écrire un nouveau chapitre de ma vie.  

-… 

– Ca je ne te l’ai jamais dit.  

– En effet. 

– Je supporte bien le nouveau traitement. Et je te le répète tant pis pour le reste. J’ai fait le deuil. 

-Le deuil, qu’est-ce que tu veux dire ?  

– De celle que je fus. 

– Tu as tellement souffert pourtant… 

– Mais j’ai vécu intensément.» 

 

 

 

 

 

 

 

34. 

Le drapeau à l’entrée de la structure brûle. 

Il a mis le feu au drapeau. Il a touché au Sacré. 

 J’ai repris mes esprits et c’est douloureux. J’ai bu sans discontinuer pendant quatre jours. Mes journées commençaient avec des cocktails et se finissaient avec des cocktails. Comme eux.  

Je n’ai pas vu le dédain qu’il avait envers le personnel. Je n’ai pas vu qu’il était ivre d’autre chose que d’alcool. Diplômé d’une grande école. Ça lui donnait le droit de déshonorer l’Autre ? Je suis en furie. Tout s’effondre. Les dirigeants de demain…Quelle farce. Il faut à tout prix que je parle au Directeur dès qu’on quittera cette ville. Le trajet va être long. Bus, avion, bus, remise des diplômes. Je vais avoir le temps. Il ne peut pas être diplômé. Les valeurs de notre Ecole sont bafouées. Je suis obligée de m’ériger contre lui.  Je peux pas avoir le même diplôme que lui. Sinon, plus rien n’a de sens. 

35. 

« – Je vous fais l’ordonnance pour trois mois. Vous continuerez la thérapie avec votre psychiatre référent. Le suivi est capital, vous le savez. 

-Bien sûr.  

-Qu’avez-vous pensé de la BD que je vous ai donné ? 

-Deux choses me viennent à l’esprit.  D’abord l’autrice est très didactique et on comprend vraiment bien la maladie. Le visuel parle. Je vous avoue que… 

-Vous vous êtes effondrée. C’est ce qui est inscrit dans le rapport de ce week-end par l’équipe. 

– J’ai vu ma vie défiler sous le prisme de la maladie. Tout a pris sens subitement. Mes souvenirs se sont écrasés contre cette réalité. 

– Et l’autre chose que cela vous a évoqué ?  

-… 

-Dites. 

-Je vais m’en sortir. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II : FISSURES  

 

 

 

 

 

 

 

1. 

J’ai froid. C’est mortifiant. Je suis seule dans la salle de bain. Je m’assois, l’eau chaude coule sur mon corps ankylosé. Je me lève péniblement. J’ai comme un vertige…je tombe, je me relève. Me regarde dans la glace, ne reconnais plus mon reflet. Je sors nue de la salle d’eau. J’entends des pas, des pas, des pas de plus en plus assourdissants…Mais je suis seule pourtant…Il faut que je m’allonge. Trou Noir. Je passe par la fenêtre et je flotte dans les airs, je tournois dans le ciel étoilé comme dans mes rêves. J’ai des ailes, elles sont soyeuses mais puissantes. Un tunnel de lumière : je suis catapultée dans une cabane à présent avec un petit Africain, il m’embrasse tendrement/Cut/Une salle de change, des ordinateurs partout, beaucoup de personnes qui travaillent comme des forcenés/Cut/ j’appuie sur un bouton suis portée ensuite au sommet du Corcovado, je dois me sacrifier pour la rémission de leurs péchés. Je n’ai pas peur de mourir. Je suis l’Ange Salvateur. 

Je me lève en sueurs, apeurée. 

J’hurle comme un animal. Je sors de la chambre en courant et cherche un taxi dans la rue à demi nue. 

« -Les urgences psychiatriques.» 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. 

 « -Elle est consciente. Vous pouvez entrer la voir mais je vous prie de ne pas la brusquer. Ne la questionnez pas. Elle n’est pas en mesure de répondre. On lui a administré plusieurs médicaments pour neutraliser la crise. Elle a été victime d’hallucinations auditives et visuelles. Nous avons contacté son psychiatre de ville, il va arriver dans un moment. J’ai besoin d’avoir son avis pour réduire le spectre afin d’établir un diagnostic. 

-Sa remise des diplômes se tient cette après-midi. 

-Elle va rester hospitalisée quelques semaines dans notre service. » 

 

 

 

 

Je me sens abandonnée. Il a rompu. C’était couru d’avance. Je regarde par la fenêtre de ma chambre depuis des heures je crois. Etrange que je n’ai aucune larme…Je l’aimai très fort pourtant. La réunion psy a eu lieu ce matin. Tout est flou…Je me sens cotonneuse. Je n’ai pas retenu grand-chose… 

A part un mot. 

Il y a des mots qui retentissent. Qui tapent.  

J’ai su sans comprendre à l’évocation de ce mot que plus rien ne serait jamais comme avant. 

Que désormais ce mot ferait partie de ma vie. 

Que désormais ce mot serait associé à mon nom. 

Que désormais ce mot sournoisement conditionnerait mes actes futurs. 

Bipolarité. 

A partir du moment où les choses sont nommées, il devient impossible de les ignorer.  

Impuissance, Dégoût et Rébellion. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4. 

 « – Tu es contente de rentrer chez nous ? 

– J’ai tout fait foiré. 

– Ne parle plus de lui s’il te plaît. Il a fui, il est lâche c’est un fait. Mais il est jeune. Il ne peut pas comprendre. 

– Tu crois que j’arrive à comprendre moi ? J’ai une putain de maladie, je savais même pas que cela existait ! Elle est invisible…Elle est dans ma tête…Je vais être cataloguée, mise au ban…On va me traiter de… 

– Arrête. 

– C’est ça la réalité Maman. 

– La réalité c’est qu’on sait maintenant. On a un diagnostic. Des milliers de personnes en souffrent et vivent quasi normalement. 

– Quasi. Voilà. C’est ça que je ne voulais surtout pas entendre. » 

 

 

5. 

Une crise psychotique s’apparente à un tremblement de terre dans le cerveau. Une décompensation s’ensuit inévitablement.  

L’alternance entre les épisodes de manie et de dépression dans la psychose maniaco-dépressive appelée également maladie bipolaire s’entrecoupe néanmoins de périodes dites libres, c’est-à-dire stables. Cette maladie touche 1% de la population. 

En phase maniaque : comportements à risque. 

Irritabilité, agressivité, hypersexualité, compulsions 

En phase dépressive : comportements à risque 

Abattement, incapacité d’agir, taux de suicide élevé.  

En phase libre : un peu de répit. 

 

6. 

Alambiqué, confus, délicat, emmêlé, entortillé, brouillé, difficile, enchevêtré, tourmenté, obscur, complexe. 

Adjectifs  employés pour décrire  l’après crise. 

J’ai cherché tous les synonymes du mot « compliqué ». 

Je voulais pas être redondante. 

Après un boulot sans substance et grâce à la thérapie, je choisis de prendre un autre tournant. La remise en question et la psychanalyse aident à  s’essentialiser.   

La voie que j’étais sur le point d’emprunter aller être pure et créative. 

Je serai comédienne de théâtre. 

 

 

 

7. 

 « -Il va bientôt arriver. 

-Je déteste les dîners arrangés… 

-Ca va faire plus d’un an que tu es seule. Il est temps que tu t’ouvres à nouveau. Il va te plaire j’en suis sûr.  

-J’ai été brisée. 

-Je sais bien. Mais tu vas te relever. Il a de beaux yeux. 

– Ca ne suffira pas. 

-Il sait écouter aussi. Déformation professionnelle. 

– Je vais le tester, si ça ne le fait pas fuir, je donnerai une chance.  

-Tu vas aller jusque-là, dès la première rencontre ? 

-Clairement. » 

8. 

Nichée au contrefont d’une impasse du plus pauvre arrondissement de la ville, elle ne payait pas de mine. La cour est exiguë.  Il n’existe que trois pièces et une salle avec un plateau, des bancs et quelques éclairages.  

En apparence, cette crudité pouvait désorienter.  

Les apparats sont l’apanage du succès, gage de réussite pour certains, gage de faire partie d’un microcosme enviable  pour d’autres. 

Pourtant, à l’image de son Directeur, cette école est un condensé de savoir, de poésie et de profondeur. Je n’ai jamais autant appris, travaillé, sué que dans ce lieu. 

Terrain d’expérimentations, de recherches, de doutes, de rencontres, d’humanité. 

Dès l’instant où elle m’est apparue, j’ai compris ce que signifierait être artiste. Les sacrifices que cela engendrerait. La discipline que cela exigerait.  L’humilité enfin que cela impliquait. 

9. 

 « -..’Il fallait que je te le dise parce que cela fait partie de moi. Je pense que tu dois savoir. Je n’imaginais pas que tu me plairais autant, j’ai eu un coup de foudre pour toi.   

-Littéralement ? 

-Oui… 

-Je suis très touché. De tout ce que tu me dis. Tu ouvres les portes franchement alors que l’on se connaît peu. 

-Ça t’effraie ? 

– Au contraire. 

– Tu peux m’en dire plus ? 

-L’honnêteté n’est le fort que peu de personnes. C’est une qualité en voie de disparition. 

-Tu es cynique. 

– Oui ça aussi il fallait que je te le dise. » 

10. 

« -C’est dur pour moi d’aborder ce personnage. J’ai l’impression que mes émotions sont bloquées. Il y a quelque chose en moi qui est comme fermé. Je suis trop lisse. Si on me demande d’hurler, je crie, si on me demande de pleurer, je sanglote…Je n’arrive pas à aller au bout de l’émotion, je suis toujours au bord… 

– Oui… 

 -Interpréter…. Je m’exerce, j’apprends tous les jours mais je n’incarne pas. C’est pour cela que je fais ce métier pour être l’Autre. Pour me fondre dans l’Autre. Être au plus près des émotions décrites. Être au service de l’auteur sans dénaturer le propos… Et pour cela je dois être pleinement moi-même…. 

-…. 

 -Je ne peux pas me permettre d’être une moitié. Je ne veux plus prendre les médicaments. Ils ne me conviennent pas. Ils m’empêchent de me réaliser. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

11. 

J’ai des effets secondaires avec l’arrêt des médocs, un prurit sévère en l’occurrence. Mais cela fait un certain temps que je ne me suis pas sentie aussi vive. J’ai reperdu du poids. 

Je suis prise dans un tourbillon entre mes cours et Lui. On a emménagé ensemble un mois après notre rencontre. J’ai soif. Soif de scène, soif de Lui.  

Je fais en parallèle de mes cours partie d’une troupe. On se produit  beaucoup avec cette pièce contemporaine. Je me sens accomplie.  

Je n’entends pas qu’elle est en train de se réveiller. Elle est sourde, insidieuse et malveillante.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

12. 

« -Tu peux essayer de m’expliquer ce qu’il s’est passé dans ta tête hier soir ? 

– J’ai perdu mes moyens. Mais le public ne s’en est pas aperçu. C’est ça l’essentiel. 

– Moi je m’en suis aperçue. C’est une scène clé dans le déroulement de la pièce tu as failli tout foutre en l’air. 

– J’ai jamais été aussi bonne sur le plateau qu’hier soir tu le sais. J’ai réussi à improviser. Ça se tenait. 

– Tu te prends pour qui ? 

– Pardon ? 

– Tu penses que tu peux réécrire le texte à ta guise ? Mettre tes partenaires dans la merde, saloper mon travail au nom de ta prétendue putain d’interprétation ? On est une troupe. Chacun sa place. Y a pas de premier rôle. On est au service de. Si tu l’oublies, je serai toujours là pour te le rappeler. » 

13. 

Les effluves de l’alcool embrasent l’appartement. Toute la troupe est réunie pour fêter la dernière.    

Ça se bouscule subitement dans mon cerveau. Les phrases n’ont plus de sens. Les mots perdent de leur substance.  

Des souvenirs remontent un à un dans le désordre comme des plans séquences. Je me sens à l’extérieur de moi-même, comme projetée.  Je suis ectoplasmique.  

Je sens qu’autour on me fixe. Je deviens de plus en plus suspicieuse…Je ne suis plus à l’aise. Ils pensent tous des choses  à mon encontre. Ils lisent probablement dans mes pensées à présent, j’en suis persuadée.  

Ma souffrance est violente tout à coup. Je me sens seule et comme asphyxiée. Je crève de peur. Mon pouls s’accélère. Je ferme les yeux.  

 

14. 

« – Vous paraissez épuisée. 

– C’est le boulot. Je cours…Je répète des heures. Je compte plus. Entre la pièce que l’on rejoue et l’Ecole…. 

– Votre investissement est louable mais vous devez penser à vous. 

– J’ai tout ce que je veux en ce moment. Je n’ai jamais été aussi heureuse. 

– Pourquoi alors cette gravité ? 

– Je me sens en sursis.  

– Dites. 

– Ça craquelle. 

– Vous avez la solution pourtant. 

– Je ne serai plus jamais une version édulcorée de moi-même. Quoi qu’il en coûte. » 

 

 

 

15. 

Qui perd gagne. La balance est fragile. Mais ça tenait. 

Jusqu’à ce que je le rencontre.  

Une attirance magnétique. Intellectuelle uniquement. Il m’a remise en question jusqu’au tréfond de mon être. Metteur en scène de génie, reconnu par toute la profession. Beaucoup plus âgé. Plus d’expérience. Je n’en revenais pas d’être choisie pour sa nouvelle création. Il me fit travailler comme personne avant. Je ne devais avoir aucune limite. Cela impliquait du temps, de l’endurance et de la volonté.  

Le travail d’acteur peut être schizophrénique lorsqu’il est porté à son extrême par un tyran. 

Je craquai souvent, me faisait humiliée parfois, Le cinglant « Tu n’as aucun talent » me fit perdre pied. J’étais argileuse. 

 

16. 

« –  Je lui avais dit que j’étais contre le fait qu’elle arrête sa médicamentation mais sur l’autel de l’Art, elle a voulu sacrifier sa santé. Elle pensait que les antipsychotiques l’entravaient dans sa recherche. 

– Les raisons pour lesquelles elle a décidé de contrevenir aux soins ne seront jamais valables. Il s’agit d’un traitement à vie. Cette maladie ne se guérit pas.  J’ai de plus, quelque chose à vous demander. Saviez-vous qu’elle était enceinte de quatre semaines ? » 

 

 

 

 

 

 

18. 

Au firmament des étoiles, 

Aux confins de l’obscur, 

Je tombe et me relève. 

Marcher vers le péril 

Fantaisies ou Incohérence, 

Peu Importe. 

Fièvre ou Anxiété, 

Peu importe. 

Fange ou précipice, 

Peu importe. 

Faiblir, 

Tout perdre. 

Succomber. 

Du sang et des larmes 

19. 

J’ai de multiples spasmes. La douleur est intense. Elle enveloppe mes jambes, mes bras, ma tête. Par mon inconséquence, j’ai basculé dans la tragédie. Victime de cette réalité : je tremble de tout mon être devant mon inconsistance. Je suis atrophiée. Toujours eu la sensation atroce d’être toute petite. Toujours eu la conscience de l’éphémère…   

Pourtant cette vie que je portais me faisait entrevoir un possible… 

Je n’étais probablement pas prête à l’accueillir. Ou il n’était probablement pas prêt à rester.  

Il est reparti vers les astres, je m’écrase face contre terre. 

 

 

 

 

20. 

« – Tu devrais prendre une part. Tu es famélique. 

– Je n’ai plus de goût. 

– J’ai parlé à ton psychiatre, tu devrais sortir dans une dizaine de jours. 

– Le temps est dilué ici…et je n’ai pas besoin de savoir combien de temps il me reste. Chaque minute, chaque seconde recèlent pour moi un monde de souffrances. 

– Arrête de culpabiliser et de te fustiger. Ce qui est passé est passé.  

– Je suis comme engluée… 

– Il faut que tu ailles de l’avant. Pour nous. Tu nous le dois. 

– « Nous » existe encore ? 

– Plus que jamais. » 

 

 

 

 

21. 

Cette seconde hospitalisation avait un goût de déjà-vu, déjà senti. Le dégoût me tenaillait. Explosée en plein vol. Mon énième épisode de manie avait eu raison de mes faibles forces. Je savais que je n’avais que peu d’option en réalité. Se rebeller contre l’inéluctable est une gageure.  

Je devrai reprendre la médicamentation et la thérapie. Je devrai être suivie de près par ces deux compagnons d’infortune.    

Il est de ces choses dans l’existence qui ne sont pas maîtrisables. Ni prévisibles. Il ne sert à rien d’aller contre la fatalité.  

Je continuai donc ce chemin sinueux qu’était le mien.  

Plein de doutes et de circonvolutions. 

Plein d’aspérités et de gravas. 

 

 

22. 

« – Je ferai fi de tout. 

– Développez. 

– Je vais me résigner. Prendre un nouveau tournant. J’en ai déjà pris des dizaines vous me direz mais celui-là est le bon.  

-Se résigner… 

-Oui. La maladie a eu raison de moi. De l’enfant que je portais. Elle a été plus forte que moi. Echec et Mat. 

– Vous êtes Une. 

– Non je pense que serai éternellement divisée… » 

 

 

 

 

23. 

« – Tu peux pas te casser comme ça, ne plus donner aucune nouvelle pendant près de deux semaines et revenir la bouche en cœur. 

– J’avais besoin de me reposer.  

– On a tous besoin de se reposer mais on est là. On bosse. Ton silence radio a été incompréhensible auprès de nous tous.  

J’ai passé sur pas mal de choses. Mais là je t’avoue que ton comportement est juste décevant. Minable. Voilà c’est ça le mot. Tu respectes personne.  

-Laisse-moi t’expliquer… 

-Tu vas te griller. Tu n’es pas fiable. Je ne sais même pas pourquoi je perds mon temps. Je t’ai remplacée sur la nouvelle créa. 

– Evincée plutôt.» 

 

 

 

24. 

« – Je me sens stable. 

– Oui… 

– De nouveau cette impression d’avoir un filtre entre mes émotions et leur expression… 

– Comment se passent les cours ? 

– On est en pleine répétition pour le spectacle. C’est un projet vraiment ambitieux, on est une trentaine sur le plateau. 

– Et votre troupe en parallèle ?  

– Je n’ai pas voulu évoqué l’hospitalisation, mon absence inexpliquée m’a coûté ma place. 

– Inexpliquée… 

– Pas envie d’avoir une étiquette. 

– C’est vous la première qui vous la mettez. » 

 

 

25. 

 « – T’es prête ? 

– Oui, oui je fais vite. 

– J’ai tellement hâte de te voir sur scène. 

– La première s’est bien passé, J’espère que ce soir je serai à la hauteur. 

– Oui tu le seras, il n’y a pas de raisons pour que ce soit autrement. Tu as beaucoup travaillé et tu as fait preuve de beaucoup de courage ces derniers mois… 

– Pas facile. 

– Rien ne l’est. Je viendrai à toutes les représentations et je t’applaudirai à m’en fendre les mains. 

– Je ne te mérite pas. 

– Ce n’est pas toi qui décide..» 

 

26. 

Je suis là derrière le rideau, assise sur cette chaise, pleine de trac. J’entends le public de l’autre côté, ils parlent, s’agitent, rient… 

Le troisième Mur se met en place progressivement à mesure que le rideau se lève et que les trois coups s’entrechoquent.  

Je vais faire de mon mieux pour être au service de ce texte, de cette trame, de ce rôle. Plus rien n’existe à part ce moment suspendu. 

Ce spectacle choral est l’aboutissement de trois années d’étude. Il y mêle du chant, du texte et  de la beauté. 

Je suis émue. Pleine de reconnaissance envers chacun et chacune. J’ai pu aller au bout d’un rêve. Je suis fière de moi pour la première fois. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

27. 

« – Vous comptez partir… 

-Chaque lieu où j’ai vécu comporte son histoire. J’ai besoin d’un nouveau départ. 

-Cela fait quelques mois que vous avez pris ce nouveau départ comme vous dites. Le lieu a peu d’importance. 

– Ce n’est pas une fuite. 

– Vous êtes sûre ? »  

 

 

 

 

 

 

 

28. 

Déplacer le problème. J’étais forte pour cela. Je me fourvoyais en me focalisant sur le dehors.  L’en dedans était loin d’être réglé. Pour ainsi dire j’avais un mot. Ce mot j’avais du mal à le relier à des comportements. Ma lucidité avait ses limites. Des limites érigées par la peur d’affronter la réalité. Alors oui partir était la solution que je trouvai la plus appropriée pour mon futur. J’avais l’impression de laisser ce mot derrière moi, ainsi que toutes les personnes qui auraient pu se douter que ce mot faisait partie intégrante du vocabulaire employé pour me décrire.  

 

 

 

 

 

29. 

« -Tu vas  arrêter de bosser dans  ce qui te fait vibrer le plus. 

– J’ai choisi de changer de vie. C’est un choix difficile mais c’est mon choix et tu dois le respecter. 

– Je n’arrive pas à saisir cependant ce qui te pousse à faire ce choix. Tu viens d’être diplômée, tu as un réseau solide, tu es au bon endroit. 

– Non je n’y suis pas. Il n’y a pas de bons endroits pour moi.  

– Tu as peur de quoi ça c’est la vraie question. 

– J’ai pas peur.  

– Si. Et tu m’en as déjà parlé une fois. Tu m’as dit… 

– Je sais ce que je t’ai dit. Ma plus grande peur c’est moi. » 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

30. 

Me couper de l’Art aurait des conséquences. Mais je ne les anticipais pas. Je me voyais juste comme une handicapée émotionnelle. De nouveau sous médicaments je pensais être sûre que je n’arriverai jamais à toucher au plus juste dans ce métier. Alors je renonçai avec une forte amertume. Les derniers moments de scène resteraient gravés dans mon être durant de longues années.   

Il fallait que je me réinvente. J’étais allée au bout de ma passion…au bout de mes limites.  

De nouveau des questionnements, de l’inconnu.  

Mais je l’avais Lui. Mon socle. 

Je regarde alors l’horizon que rien n’obstrue. Cette rectitude est apaisante. Il est à mes côtés, endormi. L’aube pointe à peine et seul un rayon le pare.  

Nous nous sommes compris dans nos différences intrinsèques.  

Être dans son entièreté aimée. Chaque particule chérie. 

L’Amour est une porte vers l’incommensurable. 

Il est une seconde chance. 

Je fais tourner la bague qui orne mon doigt. Je suis fière de porter son nom. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

No account yet? Register

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

0
Exprimez-vous dans les commentairesx