Allen’s Avenue, Providence, Rhode Island

3 mins

« Où suis-je ? » Des bruits sourds, indistincts, à peine audibles, puis plus mat, tel le métal qu’on frappe, raisonnent encore dans son corps. Il entrouvre des paupières lourdes, gonflées, n’y vois rien que l’obscurité. Ses yeux brûlent.

 Courbatures. Il y a plus de six-cents muscles dans le corps humain, pas un ne semble vouloir réagir. Il lui est à peine possible de bouger la tête ou le bout des orteils ; au moindre mouvement, d’intenses douleurs le paralysent. Au terme d’efforts et de souffrances inhumains, il arrive à ramener ses avant-bras, croisés sur le torse, le long du corps.

 Claustrophobie. Il est saisi de sensations de vertige, puis d’absence, mais c’est surtout la peur qui le foudroie. Il est dans un espace clos, étroit. Les parois sont lisses et métalliques. Pas un rai de lumière ne filtre. Il le sent bien, il est littéralement mis en boite. « Suis-je mort ? ». Puisqu’il est conscient, il ne peut être que vivant. « Qui suis-je ? ». Aucun souvenir n’effleure sa mémoire. Il veut crier, mais aucun son ne sort. Est-ce juste un mauvais rêve ?

 Soif. Gorge sèche, lèvres craquelées, langue collante. La faim et la soif tiraillent ses entrailles. Des fourmillements parcourent avec dédain cent mille kilomètres de vaisseaux sanguins.

 Colère. Ses quatre membres remuent et s’agitent et tapent dans toutes les directions contre le métal du sarcophage. Fou de rage et pris d’une telle frénésie, une violente poussée des avant-bras et des genoux fait sauter le couvercle, qui bascule.

 Sortir de la boîte, avec rage… et rester en boîte. Confinement, quand tu nous tiens ! Il passe de l’obscurité la plus totale au doute le plus parfait. Ses mouvements sont lents et douloureux, il trébuche, se cogne contre quelques caisses en bois et autres objets. Il découvre, à tâtons, un sol lisse, puis de la tôle, à l’ondulation anguleuse typique. Le silence laisse la place aux bruits de fond. L’ouïe soudain affutée, il entendit le souffle du vent contre les parois, les cris stridents des mouettes, les clapotis des vagues, puis de lointaines sirènes. Cet espace, dans lequel il se meut, à moins d’être un palace d’acier flottant, ne pourrait bien n’être qu’un conteneur maritime.

 Quel jour et quelle heure pouvait-il être ? Pas le temps d’y penser.

 Quelque chose gratte le sol, puis une odeur d’ammoniaque remonte à ses narines et le taquine. Il entend les pas crochus de la bestiole qui file instinctivement, et soudain l’attrape avec une célérité et dextérité déconcertante. Il porte le rongeur égaré dans cette boite d’acier à ses lèvres et le mord frénétiquement. Frissons, exaltation, bouillonnement. Le sang chaud inonde sa gorge, coule le long des lèvres. Puis dégoût profond, morbide. Le rat desséché retrouve le sol, comme on jette un Kleenex usagé. « Qu’ai-je fait ? » Les douleurs et les crampes abdominales sont atroces. Aussitôt, il vomit, et manque de rejoindre lourdement sa victime animale au sol.

 Instinct. Comment ouvrir une boite de conserve depuis l’intérieur ? Utiliser le cercueil métallique comme bélier contre les parois et les portes du conteneur n’est pas plus utile que taper deux boîtes de légumes en conserve l’une contre l’autre pour les ouvrir : beaucoup de sueur pour de la tôle bosselée et des bruits assourdissants, qui attisent la curiosité d’autrui. Pour autant qu’il y ait du monde à l’extérieur. Un air glacial et de la neige s’engouffre au moment où les portes du conteneur s’ouvrent. Deux dockers incrédules, peinent à masquer leur surprise lorsque notre homme fonce furieusement, telle une bête sauvage, sur eux.

 Revivre. Le blanc immaculé de la neige fraîche, chamboulée et piétinée sur plusieurs mètres, est souillé d’éclaboussures rouges. Il essuie ses lèvres et lèche ses doigts de toute trace d’hémoglobine. Il ramasse sur le sol un portefeuille de cuir noir, visiblement tombé de la poche revolver de sa veste durant la bagarre. A l’intérieur, une carte de crédit et quelques billets. Et cette photo, sur laquelle un homme, cheveux mi-long, grosse moustache fournie, aux joues roses pose devant une Harley, avec cette jeune femme. Au dos, on y avait griffonné « Jack & Jill for ever, aug. 08th 2016 ».

 Lieu inconnu, période récente, en été.

– Oh Jack, je t’aime, toi! et ta Harley.

– Tu préfères qui, moi ou ma Harley ?

– Toi évidemment, grand brun, quand tu imites Peter Fonda sur sa Captain America.

Trou noir. Pourtant, il le sait. Un cordon le relie à cette fille, blonde aux yeux marrons, mais impossible de situer. « Je finirais bien par m’en rappeler… ». Le vent redouble d’effort, le ressac des vagues sur les berges l’intimident. Il décide de quitter les quais. Profitant du mauvais temps et du mauvais éclairage, son ombre furtive glisse le long des murs. L’averse de neige s’intensifie, effaçant peu à peu les traces de pas. Il est minuit passé, sur Allen’s Avenue, habillée de son blanc manteau, tout est calme…

 +++

En ce matin du 25 décembre, sous un vent glacial, un cordon de police boucle les quais alors que le coroner embarque son colis.

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2 Commentaires
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Cora Line
1 année il y a

Bien dans le thème " horreur "; on déroule jusqu’à la fin ce texte angoissant et bien écrit et pour lequel on espère une suite…

Roll Sisyphus
1 année il y a

Bonjour Alexandre Sonntag,
Oui je sais ! Taper sur le clapier, agiter le cordon de ma souris, qui quant à elle n’est pas desséchée, rien n’y fera pour éclaircir l’issue de ce sombre jour de fête.
Merci pour cette lugubre et “gigognante” mise en boites !

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