Je voudrais….mais c’est impossible….

3 mins

J’aimerais avoir un cerveau de philosophe, pouvoir tout comprendre, tout mélanger, et former un calcul capable de résoudre un problème. Je voudrais ordonner la vie comme on ordonne une équation, créer un ordre qui resterait le même, quelque soit la forme que prend le temps. Je sais que ça n’est pas possible. Je le sais parce que, rien que dans ma tête, tout semble être en bazar sans que je ne puisse rien y faire. J’ai comme des piles d’informations qui s’accumulent, des mots qui s’accrochent entre eux, des images qui apparaissent, d’un coup, sans même que je n’ai pu donner mon consentement. Tout se mélange dans un vacarme sans fin, et puis les larmes, chaudes et salées, toujours les mêmes, qui coulent et recoulent le long de moi, comme un ruisseau qui cherche son fleuve, un début qui cherche sa fin. Je revois ce que l’on m’a dit d’oublier, je réentends ce qu’on m’a dit de supprimer. Je vois la poêle, rouge cuivre, je la regarde brasser l’air, un air irrespirable. Elle monte haut, et descend dans un élan voulu, toujours attachée à cette main, une peau que j’ai caressé pendant des années, puis laissé, par abandon. Je garde mes yeux levés, parce que je ne peux pas les baisser, je ne peux plus. La poêle s’arrête, elle cesse, la main la lâche. Des hommes arrivent, je ne les connais pas, du moins pas encore, ils crient, je n’entend rien, je n’entend plus. On m’attrape, une femme me tire, elle me colle contre elle, je refuse, je dis non, elle insiste, je cède. Au sol, puisque je me décide enfin à le regarder, ce carrelage tant méprisé, je la vois, recroquevillée, apeurée, elle ne pleure pas, elle ne sourit pas non plus, elle est dans un mutisme, son mutisme. D’autres hommes l’attrapent, doucement, comme on relève un oiseau tombé du nid, et ils la portent, loin, trop loin. Je cris, moi aussi, je hurle que je veux qu’on me la rende, ma mère, ils refusent. La poêle est posée maintenant, elle ne bouge plus. La main s’agite, quand à elle, elle s’affole, je ne reconnais plus sa force. Un crochet métallique la relie à sa jumelle, des menottes, et elle aussi s’en va, me quitte. Je n’ai plus rien, désormais. La femme me garde contre elle un instant, puis me prend par la main, ma main, des doigts qui ne s’accrochent pas aux poêles indisciplinées, une main qui ne frappe pas encore. On m’emmène, mais je ne sais pas où. Au loin, j’entends des cris, je les reconnais, et puis des mots, toujours les mêmes, des insultes qui ne se détachent pas, elle restent ensemble, défilent ensemble, mais ne meurent jamais. On m’a supprimé ma mère, la main, et tout ce que j’avais l’habitude de voir. On veut que j’oublie, que j’efface. Mais je ne peux pas, je ne veux pas. Car il n’est plus possible pour moi de me détacher de tout ça. C’est encrée, inscrit, plus rien ne sortira de moi. Petit à petit, les mots ne viennent plus, ils restent au fond de ma gorge, je me tais. Ma voix a tué, c’est elle qui a prévenu ces hommes, elle qui l’a éloigné de moi. Alors je la garde, je la cache, elle ne doit plus me coûter. Et je la perd, jusqu’à ne plus me souvenir de ce son qui m’appartient, ou plutôt qui m’appartenait. La parole en a sauvé certain, elle m’a enlevé ma mère. J’ai huit ans, je ne comprend pas, ni pourquoi tout s’est terminé si vite, ni pourquoi on veut que j’efface. Est-ce humain de demander à une enfant d’oublier son père ? Je détache sa main de son corps, cette âme qui m’a créée, fabriquée. C’est cette main qui m’a frappé, moi et ma mère, personne d’autre. C’est elle qui tenait la poelle, mon père ne l’a jamais touché. Ça n’est pas de sa faute si elle avait décidé d’être si méchante. Ce n’est pas mon père qui criait ses mots mais sa bouche, ça n’est pas lui qui menaçait mais ses lèvres, ça n’est pas lui qui me rendait malheureuse mais son corps. Pourtant c’est lui qui m’a laissé tomber, tout comme ma mère d’ailleurs, sans que je ne sache jamais pourquoi. Il m’a fallu apprendre à vivre sans cette chaleur, sans cet amour. J’en ai un autre, différent, mais il ne ressemble pas à celui que j’ai connu. Et j’ai appris. Appris à me faire une autre place que celle que j’avais, à aimer quelqu’un d’autre que mes parents, à vivre une autre vie. J’avais tout. Une famille, une maison, de l’amour. Ça ne ressemblait pas à l’avant, mais ça n’était pas si différent. J’aimais Siane parce qu’elle ne jugeait pas, elle se contentait de regarder avec ce regard que les gens trouvaient vide alors qu’il me paraissait rempli d’une joie qu’on lui interdisait. Siane n’est pas dangereuse. Elle n’a fait que montrer qu’elle était là, pas seulement son corps, mais elle, sa tête, son âme, et qu’elle voulait qu’on l’aime ainsi. Mais elle a parlé. Du moins elle a crié, et c’est ça qui lui a tant coûté. La voix tue, et dans le monde d’aujourd’hui, il vaut presque mieux se taire que de se faire entendre

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4 Commentaires
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Colli Marie
3 années il y a

Au fil de la lecture, au fur et à mesure que les mots prennent sens, que les phrases s’emboîtent et que l’histoire se tisse, les frissons montent.
Au début de la lecture, je me suis fait la réflexion que le texte mériterait d’être un peu aéré puis l’histoire se déroulant, je me dis que ce format est en adéquation avec le monologue et les réflexions parfois brouillonnent d’un enfant. Très touchant 😉

Maz Aude
3 années il y a

Je ne suis pas sûre d’avoir tout tout compris mais malgré tout le texte m’a emporté avec de jolis enchaînements de phrases tantôt poétique, parfois dûres. Cela colle bien avec le personnage qui parle. Un joli texte je trouve.

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