Eh bien, nous sommes là!
Pardonnez ma voix, accélérée et brisée parfois; je viens d’arriver, tout est nouveau pour moi et il y a beaucoup d’activité autour de moi.
Ce sont mes premières minutes dans la Ville du Passage, l’un de ses différents noms. J’enregistre le moment, comme quelqu’un l’a recommandé, en enregistrant ma voix.
D’après les informations qu’ils nous ont données, je pense que je suis à l’une des entrées du lieu. Évidemment je suis à l’intérieur (la seule situation possible) mais sur le périmètre, en bordure de ville, dans une clairière accessible par avion. Les arbres sont beaucoup plus hauts que je ne l’imaginais. Ils entourent étroitement cette sorte d’entrée verticale et nous permettent à peine de voir le ciel au-dessus de nous.
Ce serait bien de trouver un endroit pour dormir avant la nuit. Il semble que ce ne soit pas difficile, mais il n’y a pas non plus de procédure spécifique à suivre.
Ce n’est pas non plus une urgence. J’ai beaucoup de temps. Je pense que je vais rester ici quelques instants pour retrouver mon orientation. On entend de la musique provenant de l’intérieur de la forêt. Les gens autour de moi semblent être guidés par eux pour aller vers des endroits où quelque chose d’intéressant commencerait. L’invitation est irrésistible. Il y a ceux qui, en groupe, anticipent entre eux l’excitation du plaisir à venir. Ce sont tous des visages d’enthousiasme ou, sinon, d’écoute attentive. Il y a ceux qui, comme moi, observent et, comme moi, s’émerveillent de ce qu’ils voient.
Je ne sais pas depuis combien de temps les autres sont ici. Il n’y a plus de précipitation pour aller nulle part. Personne ne sait où cela aboutira, ni combien de temps il faudra pour y arriver. Nous avons tous en nous une petite bombe à retardement génétique dont on ne sait pas quand elle peut être déclenchée ou pour quelle raison, ou si, peut-être, elle ne le sera jamais. Tout ce que nous faisons est son produit, et tout ce que nous faisons le fait évoluer, simultanément. Par conséquent, la meilleure chose à faire est de libérer l’esprit et d’agir spontanément. J’ai encore l’inertie pour faire ce qui doit être fait, ce qui n’est pas une mauvaise chose, bien sûr, mais, pour mieux le comprendre, si je voulais rester ici tout l’après-midi et toute la nuit, et finir par dormir en plein air, sur le terrain, absolument rien ne se passerait. Et si je refaisais la même chose le lendemain et le jour suivant, rien ni personne ne m’arrêterait. Même si je décidais de rester indéfiniment ainsi, je pourrais le faire sans obstacle jusqu’à ma mort. Si c’est ma décision la plus intime, si tout mon être m’amène à le faire sans conflit et en paix, c’est ainsi que cela finirait par arriver. Précisément grâce à cette bombe génétique dont je parlais plus tôt. C’est une sorte de boussole cachée qui montre le chemin à notre subconscient, laissant à notre conscience un sentiment rassurant de faux libre arbitre.
Je dirais que ce n’est pas un sujet d’écriture. En fait, je pense que la même chose s’est produite auparavant, juste que c’était plus une question de croyance que de preuves scientifiques. La différence est que, maintenant, nous avons tous été rendus porteurs de la preuve susmentionnée, et elle se manifeste selon la conception choisie par chacun, avec laquelle il n’y a pas de place pour le doute ou le besoin de croyance.
Le ciel est toujours du même bleu. Il semble que des heures se soient écoulées et pourtant seules quelques minutes se sont écoulées. La musique continue de venir de l’intérieur, mêlée à l’agitation festive du peuple.
Je pense que, enfin, je vais abandonner le terrain confortable de l’attila, celui où il n’a pas à faire attention à l’endroit où il marche sans craindre que l’herbe ne repousse. Ce n’est pas de la poésie, c’est un fait, une autre des lois de la Ville des Attilas (qu’on dit aussi) comme celle de la bombe génétique, et cela y est lié: là où on marche, l’herbe ne pousse pas. Bien que plutôt le contraire, la forêt cède la place et les chemins à l’intérieur de la ville pour que nous puissions nous y déplacer. Sortir des bandes données se traduit par une sorte d’urticaire plus ou moins douloureuse selon la façon dont nous sommes plus ou moins attilas, c’est-à-dire que notre boussole génétique est plus ou moins évoluée, ou développée comme on dit plus familièrement. Tout est une question chimique de conversations phytoncides, ni plus, ni moins, maintenant que nous les produisons aussi. Et, d’après ce que je vois, le lieu où je me trouve est un espace d’accueil absolu; Sans un seul brin d’herbe, les attilas les plus maladroits peuvent se déplacer sans crainte d’urticaire ou de démangeaisons.
Je commence aussi à avoir faim. Je vais me laisser emporter par la chimie, cette fois les odeurs. Enveloppé de musique, des notes d’épices et d’herbes flottent dans la vapeur des bouillons chauds. Encore une invitation à entrer dans la cité forestière à laquelle je ne résisterai pas non plus.