Dix huit heures sur Paris. Dans quelques minutes, toutes et tous descendront. Dans quelques minutes les bavardages reprendront. Sur sa chaise, Mireille s’agace. Sa jupe froissée déborde de chaque accoudoir et s’agite.
– Mais enfin calmez-vous !
Hortense pousse la porte de la chambre. Les volets tirés laissent entrer une lumière blanche dans la pièce. Les cadres et photos ont disparu, ne restent que quelques clous enfoncés dans les murs. L’armoire est ouverte, on en distingue chaque ceintre, rassemblés entre eux sur le côté. Mireille continue de s’agiter. Dans un geste brusque, le sac qu’elle tenait sur ses genoux lui échappe. Le contenu s’étale sur le parquet. Papiers, brosse à cheveux, flacon de parfum, stylos et bijoux se mélangent.
– Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Demande Hortense, profitant d’un court silence pour montrer sa présence.
– Madame refuse d’aller dîner, tente une employée.
– Ce n’est pas à vous que je pose la question, crache Hortense.
L’air s’allourdit dans la petite chambre. Une jeune femme la regarde avec questionnement. Ses cheveux bruns en désordre marque la lutte encore récente, ses mains tiennent fermement un cadre aux bords dorés. Hortense comprend alors ce qu’il s’est passé. Ce n’est pas la première fois que Mireille cherche à partir. Personne ne peut en prédire la date, mais il est fréquent de la voir soudainement ranger ses affaires, plier bagages, et réclamer une sortie. Devant le refus du personnel de la maison de retraite, les grondements ne tardent pas à éclater. La femme en aura fait les frais ce soir-là. Un peu honteuse de son entrée, Hortense tire deux tabourets et lui en propose un. Assise, la tension redescend légèrement. Dans un soupir de soulagement, elle retient un rire nerveux et lance un regard à l’assistante en signe d’excuse.
– Je suis en retard, murmure Mireille.
– À quel rendez-vous, Grand-mère ?
– Chez Luc, mon banquier.
L’employée baisse la tête mais Hortense distingue un leger sourire à travers l’ombre de son visage. Voilà donc l’objet de la soirée, pense-t-elle en se pinçant les lèvres. Une fatigue immense l’envahit. Elle s’enfonce un peu plus sur son siège et dans un dernier effort, rattrape un semblant de sérieux.
– Tu as un banquier qui s’appelle Luc ? Et tu lui voulais quoi ?
– Indiscrête quand elle rentre et impolie quand elle parle ! S’exclame Mireille dans un faux emportement. Il doit me faire un prêt pour la voiture.
– La voiture !
Voilà dix ans qu’elle n’en a pas vu les clés, de sa voiture. Une vieille Peugeot rouge achetée d’occasion au garage de Normandie il y a bien vingts ans. Hortense aimait sa radio crachottante qu’il fallait taper pour rentrer un disque ou changer de station, les sièges tachés des pique-nique improvisés et l’odeur du diesel qui s’en échappait. Elle a grimpé les Alpes chaque été, et puis dans un rond-point, les freins ont laché. C’est ce jour-là que Mireille a arrêté de conduire, s’en remettant à la Citroen de son père.
– Je veux la revendre pour en acheter une nouvelle. Tu verras elle sera encore plus grande. Et Luc a dit oui !
S’en est trop pour Hortense qui s’écroule de rire et fait basculer le tabouret. Rattrapée de justesse par l’employée, elle repart dans un éclat qu’elle tente de cacher dans ses mains. Qu’il est bon de se sentir abandonnée par les bonnes manières ! Entre deux respirations, elle savoure la douceur soudaine d’une fin de journée. Mireille la regarde avec un air d’ironie. Se moque-t-elle ? Ou bien a-t-elle fini par s’en remettre aux sentiments des autres, à défaut de comprendre les siens ?
– C’est toi qui doit te calmer maintenant ! S’offusque cette dernière.
– Je t’aime, Grand-mère, répond Hortense en s’essuyant les yeux. Est-ce qu’il est possible de la faire descendre un peu plus tard, demande-t-elle en direction de la femme, désormais elle aussi hilare. Je m’en chargerai.
– Dix-neuf heures maximum, après on commence à débarrasser.
– Elle y sera. Merci.
N’a-t-on jamais ressenti l’envie, peut-être le besoin, de mentir ? La nécessité du faux comme solution à la dureté d’un moment. Hortense ouvre la fenêtre et laisse le froid monter le long de ses bras. Dehors la nuit est déjà tombée. La Lune brille un ciel à peine visible sous la lumière des lampadaires.
– Pourquoi toutes mes affaires sont dans des sacs ? On part en vacances ?
Mireille la regarde avec insistance. Elle déteste ce regard profond, jeté comme une bouteille à la mer. Sa grand-mère s’accroche, elle le voit bien. L’encre a trouvé le fond de l’océan. Elle va y rester. Y passer. Le navire ne reprendra pas le large. Plus maintenant. Hortense recolle les photos contre le mur blanc. Il faut effacer le vide, combler le rien. Dans le papier, un polaroïde se détache des autres. Hortense avait huit ans. À ses côtés, Catherine et Jules sourient, les lèvres rosies par un fraisier. Catherine fêtait ses trente sept ans, ils avaient organisé une petite journée en famille, pour retrouver un peu le monde d’avant. Cette année-là, Hortense lui avait fabriqué un léger foulard pour palier aux premiers soleils qui brulaient son crâne chauve. Un tissu mauve dont elle s’était empressée de se vêtir. Toutes les deux se tiennent par le bras, Hortense légèrement en dessous.
“Tu as récupéré la beauté de ta mère” lui a dit un jour Mireille. Elles terminaient une partie de tarot et rangeaient les dernières cartes. C’est sorti comme ça, dans le silence de la fin, Mireille la regardait, elle souriait, et puis elle l’a dit. Ce jour là, Hortense a eu l’envie de la gifler, là, sur le champ, de lui dire “je t’interdis”, de l’hurler même, “tu ne peux pas, tu n’as pas le droit”. Elle a imaginé sa main contre sa joue, ses doigts durs contre sa peau molle, elle a imaginé le bruit, comme une vague qui heurte un rocher. Mer en colère. Autour d’elles les gens parlaient, riaient, le temps continuait. Le temps passait. Hortense a souri, elle a souri et puis elle a dit “je dois partir” en essayant de ne pas faire vibrer sa voix. En rentrant chez elle, elle s’est mis nue. Devant le miroir de la salle de bain, une photo de sa mère l’observait. La fixait. Oui, elle avait son visage allongé, ses hanches fines, ses jambes minces, Hortense avait son corps. Même en pleurant, elle lui ressemblait, la largeur du front et la hauteur des yeux. C’était sa mère. La photo en témoigne, comme pour appuyer l’évidence. À quoi ressemblerait Catherine, aujourd’hui ? Que dirait-elle, que penserait-elle ? Sa figure de médecin l’aurait-elle épargnée des remords qui envahissent Hortense à chaque visite ? Peu en importe les réponses, elle aurait su gérer, tout simplement. Un bateau qui aperçoit le phare éteint, même en temps de tempête. Une mère, sans doute.
– J’ai faim, réclame Mireille.
– Allons-y, répond Hortense en reposant la photo sur l’étagère.
Mmm… C’est sans doute un texte très personnel. Un portrait intimiste de Hortense et de sa grand-mère, en passant par la mère dont la présence est évoquée comme une personne manquante.
Sur le plan de l’histoire, je dirais qu’il n’y a pas d’histoire. Nous avons une collection de tableaux très près du ressenti d’Hortense qui bouillonne en dedans, mais dont on ne sait pas ce qu’elle veut et où elle va. J’ai cru qu’elle était chez le psychanalyste jusqu’à la phrase sur « les bijoux qui se mélangent ». Il y aurait lieu de donner un peu de contexte au début, car la surabondance de ressentis fait que d’un texte à l’autre c’est un peu toujours pareil. Où est ce départ pour l’Inde ? Où est le psychanalyste ? Et cette amie suicidaire ? Sans conductivité entre les textes, il n’y a… que des textes. Ils sont bons par eux-mêmes, mais il n’y a pas d’histoire, on ne sent pas de transformation chez le personnage. Que veux Hortense ? C’est à voir !
🙂
(Dix-huit heures sur Paris et non « Dix-heures » ? …hé hé ! )