La douceur des leurres

5 mins

Jess est déjà derrière la fenêtre. Elle a toujours adoré les feux d’artifice. Les ” feux tarfifice” comme elle dit, du haut de ses 5 ans.

Je passe dans son dos pour la soulever, et recule d’un pas. Elle voit mieux. Son visage s’illumine des lueurs vives se reflétant sur ses petites lunettes rondes. Le cœur de la ville se dessine sous la pluie de lumière terrassant la nuit, enfumant son ciel étoilé.

Le commentateur à la radio nous souhaite à tous une bonne fête nationale.

Le temps passe et la cacophonie extérieure se calme. Je repose Jess au sol. Elle imite les détonations par de grands gestes et onomatopées. 

Je lui fais “chut” d’un geste :

— Doucement. Tu sais que maman dort.

Elle s’excuse aussitôt. Je pose une main sur ses cheveux blonds et me mets à son niveau.

— Maman est fatiguée. Tu sais pourquoi, pas vrai ?

— Elle est docteur et elle soigne beaucoup beaucoup de gens et d’enfants comme moi.

— C’est ça, souris-je. Donc il ne faut pas faire de bruit quand elle se repose.

Elle acquiesce d’un hochement résolu du menton. J’embrasse son front.

— D’ailleurs, il est temps que tu ailles au lit toi aussi. Tu peux dormir avec elle, mais ne fait pas de bruit.

Elle me le promet puis, contente, s’engouffre dans le couloir où je l’entends monter doucement les marches.

Moi, je me sers un café. Je vais attendre un peu et puis ça sera l’heure.

L’heure d’enlever le masque.

Tout en buvant, je sors d’un placard en hauteur une carte du quartier. Dessus, j’ai déjà barré plusieurs maisons. Déjà visitées, ou vides. Le centre-ville ? Inutile, trop surveillé… Pourtant, j’ai beau regardé, je ne vois que cette solution. 

Avant de partir, je monte en silence pour regarder mes deux raisons de vivres dormir paisiblement. Jess s’est glissée contre sa mère, écrasant son loup en peluche entre elles. Je les observe un instant, me rappelle que c’est pour elles que je fais ça.

Et je pars.

Dans l’entrée, je récupère un grand sac. Tout le matériel du parfait cambrioleur est à l’intérieur. Y compris celui que j’espère n’avoir jamais à utiliser.

Je sors doucement. M’assure de bien fermer la porte, fais le tour de la maison. Je ne serai jamais pleinement rassuré. Mais je n’ai pas le choix.

Je m’éloigne en prenant soin d’éviter les halos des lampadaires. Il ne faut pas qu’on me voit.

Comment en suis-je arrivé là ?

Il y a quelques mois, je gagnais très bien ma vie, et avec en plus le salaire de chirurgien de ma femme, nous étions une famille plus qu’aisée. Maintenant, elle ne compte pas ses heures, mais ne sait pas quand elle sera payée. Pour ce à quoi cela servirait de toute façon. Quant à moi, je joue au père serein devant Jess en journée, et la nuit, je me transforme en voleur…

La fatigue me gagne, cela fait plusieurs semaines que je ne dors que par siestes, ou quelques heures entre mon retour et le réveil de Jess. Mais pour elle, nous devons maintenir les apparences. Elle ne peut pas comprendre. Je sais que d’autres parents dans notre situation ont pris une autre décision. Peut-être est-ce eux qui ont raison. Mais je ne peux me résoudre à imprimer l’inquiétude sur le visage de ma fille.

Après avoir vérifié quelques maisons voisines en vain, je me résous à avancer jusqu’au centre-ville.

Ici, la réalité est impossible à masquer.

Le feu d’artifice qui a tant émerveillé ma fille a ravagé une bonne partie du quartier. La nuit s’est embrasée. Je vois des silhouettes par-ci, par-là errer, hagardes. Certaines tentent d’éteindre les incendies, de porter secours aux victimes. Je suis désolé. Je ne peux pas les aider. Au moindre bruit venant du ciel, tous les yeux se lèvent. On guette le plus sourd vrombissement, le moindre signal lumineux, avertissant du nouveau passage des bombardiers.

Il y a un an à peine, à la même date, cette rue était pleine de vie, de rire. Les parfums de confiseries et de pâtisseries festives appâtaient les passants. Jess avait pris une gaufre à la chantilly dont une partie avait fini sur son nez.

Aujourd’hui, la fête nationale rime avec la mort, les odeurs de fumées et la détresse.

Je m’éloigne un peu. Nous serons bientôt à court de nourriture. C’est ma priorité. Inutile de chercher dans les commerces. Ils ont tous été pillés il y a longtemps. Il me faut aussi des bandages. Et autre chose. Mais je n’arrive pas à lire. Je prendrais tout ce que je trouve.

La pharmacie n’est pas très loin, je vais commencer par ça.

La vitrine est brisée, mais il semble rester des choses à l’intérieur. Je verrai bien.

Pendant que je fouille, j’entends une cavalcade à l’extérieur. Un groupe de quatre hommes passe en courant. L’un d’eux, un ado, m’aperçoit, et je comprends à son regard ce qu’il se passe.

Une patrouille.

Je les entends. Trop tard pour partir, une première rafale déchire la nuit. J’espère qu’ils ont tiré dans le vide. Je me cache derrière le comptoir. Ils s’arrêtent devant la pharmacie. J’ouvre discrètement mon sac. Ma main se referme sur le petit pistolet tout au fond. Aurai-je le cran de presser la détente sans hésiter ? Oui, pour Jess, il le faudra.

Ils s’éloignent. J’ai l’impression de respirer pour la première fois de ma vie.

Je m’accorde un temps pour reprendre mes esprits, attrape tout ce que je peux pour le fourrer dans mon sac, et quitte prudemment les lieux.

Pas assez prudemment. Mon pied écrase un tesson de verre dans un craquement qui me semble assourdissant. J’entends des voix.

Pas le choix.

Ici, je suis piégé.

Je quitte la pharmacie en courant, je n’écoute pas les tons menaçants fusant. Une rafale siffle à mon oreille droite, mes jambes flagellent mais je tiens bon. Je m’engouffre dans une ruelle… Sans issue…

J’ai envie de pleurer.

Je me blottis derrière un conteneur de poubelles, mon arme à la main et attends…

J’entends des pas à l’entrée de la ruelle. Il a l’air d’être seul, la voix des autres semble un peu plus loin.

Il avance.

Pourquoi n’y a-t-il pas de chat providentiel pour détourner son attention ? J’entends le cliquetis de son arme. Le halo de la lampe y étant accrochée se balade sur le mur m’interdisant toute fuite. Il grossit inexorablement.

Je vais devoir tirer. Mais après ?

Le canon apparait… Sa bouche béante se braque sur moi. Mes mains se lèvent. Mon arme est au sol. Je n’ai pas pu.

Le soldat est à peine plus âgé que l’adolescent que j’ai vu plus tôt. Il me fixe, je vois son doigt trembler sur la gâchette. Une simple pression, même involontaire et la rafale s’abattra sur moi… Je pense à Jess… Comment ma femme pourra-t-elle tourner ma disparition pour ne pas l’inquiéter ?

Une voix au bout de la ruelle se fait entendre. Le jeune homme lui répond. Je ne comprends pas leur langue. Il me fait un signe. Je comprends qu’il veut mon sac. Je lui donne, toujours docile. Et il presse la détente.

Les balles percent le mur un mètre au-dessus de ma tête se couvrant du blanc du ciment brisé. Je lève les yeux vers lui. Je comprends à son regard qu’il n’a aucune envie d’être là. Qu’il n’a aucune envie de tuer. Il s’adresse une nouvelle fois à son unité, et me laisse ainsi.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté prostré derrière ces poubelles. Quand j’ai repris mes esprits, je déambulais dans la rue. Je me suis rendu compte que j’avais machinalement pris le chemin de chez moi, et j’ai alors accéléré…

Je n’avais qu’une envie, les retrouver.

De retour, je suis directement allé dans ma chambre. Elles étaient là. Dormant paisiblement. Jess en tout cas.

Sophia a le sommeil plus agité. Sa fièvre augmente. Son hôpital a reçu une bombe “perdue”… Elle n’aurait rien de grave en temps normal. Mais nous ne sommes pas en temps normal. Sa blessure s’infecte. Elle m’a dit et écrit le nom de ce que je dois trouver dans mes escapades nocturnes. Mais je n’arrive pas à le lire.

Demain, j’y retournerai. Mais cette nuit, alors que je m’affale contre l’armoire en les regardant. Je veux simplement les regarder. Imaginer les rêves colorés de Jess. Espérer qu’ils déteignent sur ceux de sa mère.

Qu’elles soient baignées dans la douceur des leurres.

Avant d’être rattrapées par la douleur des cœurs.

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2 Commentaires
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Jytha
2 années il y a

Très joliment écrit mais tellement triste …

d'Hystrial Haldur
2 années il y a

Magnifique, tu décrit parfaitement une dure réalité. Merci

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