L’héritage du Zénith – XXIII

6 mins
Au manoir de Dam, le ménage des lieux s’opérait à bonne allure. Henry s’occupait de l’extérieur, tandis que les deux jeunes femmes s’affairaient dans les différentes pièces. Lisithia, couverte de poussière et en sueur, était bien loin de l’image que l’on pouvait se faire d’une princesse… Quant au cerbère, s’il ne vandalisait pas les parcelles de jardin réarrangées par Henry, il passait des heures à scruter intensément l’obscurité des bois, en poussant de temps à autre des grognements plus ou moins appuyés.
Jusque-là, aucune des deux jeunes femmes ne s’était encore occupée de la chambre principale, ni de la petite située à côté. C’étaient celles où la mère de Lisithia avait été tuée, et où Henry l’avait retrouvée, entourée de cadavres…
Maria avait appris son histoire par le majordome, désireux qu’elle ne commette aucun impair envers leur maîtresse. Lorsqu’il ne resta plus que ces deux pièces à nettoyer, elle fit une proposition à l’héritière des lieux:
— Si vous le souhaitez, je peux m’en charger seule…
— Non, ça va aller…, réfuta Lisithia. Je ne vais pas passer ma vie à éviter ces chambres. Et puis… Je veux voir…
Maria n’insista pas, connaissant parfaitement ce paradoxe émotionnel. Elle non plus n’avait pas connu sa mère. Son histoire était tout de même bien moins dramatique : sa mère avait déserté le domicile familial peu après sa naissance, lasse de cette vie à la ferme. Son père avait même dû trouver une nourrice pour finir de l’allaiter… Bien plus tard, elle sut que sa mère s’était remariée avec un marchand itinérant, avec qui elle avait eu cinq enfants, et était morte de maladie peu après la naissance du dernier. Elle n’avait jamais rencontré ses frères et sœurs, et ne savait même pas s’ils avaient connaissance de son existence. Parfois, elle se surprenait à penser à eux, à ce qu’ils faisaient, aux souvenirs qu’ils avaient partagés avec leur mère… Et d’autres fois, elle les haïssait profondément. Pourquoi l’avait-elle abandonnée ? Si ce n’était qu’une question de cadre de vie, elle aurait pu partir en la prenant avec elle… Elle n’avait cependant pas à se plaindre de son enfance. Son père ayant tout mis en œuvre pour lui en garantir une joyeuse, durant laquelle elle ne manqua de rien. Les choses s’étaient un peu gâtées lorsqu’elle fut en âge de se marier, et qu’il planifia le reste de sa vie « pour son bien ».
Et d’un autre côté, lui qui cherchait avant tout à échapper aux conflits, n’avait pas hésité à se tourner vers l’Empreinte pour retrouver sa fille en danger.
Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. Tout le monde évolue dans le gris. La brume de la vie comme elle aimait le dire.
Ainsi donc, elle pouvait comprendre le désir et la crainte pour Lisithia d’entrer dans ces pièces.
C’est par la chambre d’enfant qu’elles débutèrent… Tout y était encore comme à l’époque. Simplement recouvert d’un voile de poussière mêlé aux vestiges de toiles d’araignées. Au centre, le premier lit de Lisithia était toujours là, le matelas rongé par diverses vermines, le bois du cadre ayant réussi à résister au temps et à l’absence d’entretien. Dans un coin près de la fenêtre, une chaise à bascule trônait toujours, paraissant encore attendre que la mère vienne allaiter sa fille en pleine nuit. De multiples petits jouets en bois s’éparpillaient au sol autour d’un grand coffre en chêne sculpté, espérant toujours que l’enfant soit assez grand pour jouer avec eux. Sur le mur, d’un blanc jauni par le temps, côtoyant le lit, se dessinaient les emblèmes croisés des Rezan et de Lucifer : les orants angéliques priant la flamme, ornée pour l’occasion des ailes recourbées, comme une protection, composant les armoiries des Rezan.
Lisithia balaya la pièce du regard. Elle n’en avait aucun souvenir bien sûr, mais une nostalgie s’empara tout de même d’elle…
Elles passèrent dans la chambre voisine, dans le même état, bien que plongée dans une plus grande pénombre, la rare clarté ne s’infiltrant que par les volets abîmés. Un grand lit aux couvertures sombres, accolé au mur de la chambre d’enfant, prenait une bonne partie de la pièce. Des vêtements, des robes essentiellement, partiellement rongés par les mites, pendus dans une armoire de bois massif couverte de moisissures, se languissaient toujours de leur défunte propriétaire. Maria les trouva malgré tout très luxueux.
Quand elle reporta son attention sur Lisithia, toute la concentration de la jeune femme s’offrait au lit encore ouvert, fixant une auréole sombre tranchant avec la blancheur poussiéreuse des draps.
— C’est… Je vais les changer de suite ! s’écria la servante en quittant la pièce avant de s’arrêter un peu plus loin dans le couloir…
Les draps n’auraient même pas été changés depuis l’époque du drame ? Cette tâche… Il était impossible de l’affirmer, mais pour la jeune humaine, il s’agissait assurément de sang, et donc forcément de celui de la mère de Lisithia… Elle aurait dû vérifier d’abord pour éviter à sa maîtresse ce genre de découverte… Elle se remit en marche, maugréant contre Henry, qu’elle jugeait responsable de ce choc.
Dans la chambre, Lisithia n’avait pas bougé. Elle pensait, elle aussi, que c’était probablement le sang de sa mère qui était là, juste sous ses yeux. Pourtant, elle ne ressentait rien… Ni tristesse, ni colère…
— Pas de larmes pour ta mère, jeune fille ?
La jeune femme sursauta et porta son attention vers un coin de la pièce dans la pénombre. Un fauteuil se tenait là et, installé, comme sorti de nulle part, un homme, dont elle ne voyait que le regard luisant comme les yeux d’un fauve dans la lumière…
Elle aurait pu jurer que personne ne se tenait là.
— Qui êtes-vous ?
L’homme se leva, il ne faisait pas loin de deux mètres, élancé, mais avec la pénombre ambiante c’est tout ce qu’elle pouvait en voir. Il alluma un chandelier posé sur une petite table à ses côtés, le dévoilant entièrement : la première chose qui frappait, était ce regard argenté, perçant, qui fit même frissonner la fille de Lucifer… De longs cheveux argentés coulaient telle une crinière jusqu’à mi-dos, et sur son torse. Vêtu d’un imposant manteau noir posé sur les épaules, un gilet blanc brodé d’or largement ouvert sur un torse à la peau d’une pâleur maladive, voire cadavérique, accentuant les contours d’une musculature bien faite. Un pantalon de cuir noir et une paire de bottes sombres terminaient le portrait de l’homme bien terne en couleur à l’exception de cette lueur rouge vive issue d’une petite sphère pendant à son cou. Pourtant, il dégageait un charisme aussi fascinant qu’inquiétant…
— Je ne suis que le gardien des lieux. Ils ont été délaissés si longtemps…
— Et vous comptez être payé avec un tel résultat ?
Lisithia n’avait pas peur. Elle avait été surprise certes, mais à présent, elle était juste curieuse. L’autre sourit :
— Le temps n’épargne rien de ce qui appartient à ce monde, jeune fille… Telle est la loi de celui qui l’a conceptualisé…
— Il y a tout de même de la marge entre avoir vieilli, et être laissé à l’abandon… Ce qui m’étonne, c’est que Henry n’ait jamais mentionné la présence d’un gardien…
— Ce brave Henry aime garder ses secrets… Ou bien aura-t’il tout simplement oublié ma présence depuis le temps…
— On va faire comme si je vous croyais…, soupira la jeune femme. Et donc, vous vous appelez ?
— Mes proches me nomment Lynch… Et je sens que nous allons devenir très proches…
— Désolé, vous n’êtes pas vraiment mon type… Un peu trop pâle à mon goût.
Lynch sourit, il n’aurait pas imaginé leur rencontre autrement. Il reprit en prenant un air amusé, puis faussement surpris :
— Nous pourrions passer des heures à nous échanger des amabilités mais… N’es-tu pas curieuse du fait que je connaisse ta mère ?
— « Tu » me prends pour qui ? Si ta première phrase la concerne, c’est que tu meurs bien plus d’envie de m’en parler que moi de l’entendre… Et puis, ce n’est pas parce que tu me demandes pourquoi je ne pleure pas sur ce lit, que cela signifie nécessairement que tu connaissais ma mère…
— Nous avons là un esprit bien malin… Ta mère était pareille… Vive d’esprit… Mais sache toutefois, que je ne « meurs » de rien. Si tu ne veux rien savoir d’elle, alors je ne dirai rien.
— Je ne suis pas vraiment du genre à écouter les souvenirs du bon vieux temps, soupira-t-elle. Donc, à moins que tu n’aies des choses importantes à dire, je m’en moque.
— Soit.
Il sortit un petit livre blanc de sous son manteau et le posa sur la table.
— Je te le laisse, il appartenait à ta mère… Peut-être voudras-tu le lire. Ou peut-être pas… Tu es à moitié humaine après tout, donc libre de tes choix. Pour l’heure je n’ai rien d’autres à te dire si tu n’est pas prête à l’entendre. Je vais donc me retirer. Tu as besoin de prendre possession de ce lieu chargé de souvenirs. Mais nous nous reverrons, j’en suis certain. Passe le bonjour à Henry… Je suis sûr qu’il sera ravi d’apprendre notre rencontre…
— Qui te dit que je vais te laisser partir ?
— Il n’y a rien que tu puisses faire contre ça, jeune fille…
— Tu ne sais pas qui je suis.
— Je te connais, fille de Lucifer. Mais toi, tu ne sais rien de moi… Pour le moment…
Il se dirigea vers le couloir, Lisithia ne tenta rien pour l’arrêter. Il semblait ne pas plaisanter et elle le ressentait, même si elle ne croyait pas du tout qu’il soit le simple gardien des lieux… Mais elle devait avouer qu’il avait réussi à attirer son attention…
Presque dans la foulée de son départ, Maria revint, portant un lot de draps immaculés. Trouvant étrange l’attitude de sa maîtresse, elle l’interrogea :
— Tout va bien, votre Altesse ?
— Oui, ça va…, confirma-t-elle. L’homme qui vient de sortir me laisse perplexe, rien de plus…
— Un homme ? s’étonna l’humaine. Je n’ai vu personne…
Lisithia sourit, cela ne la surprenait même pas :
— Oui, perplexe, c’est bien le mot…
Maria demeura intriguée face aux propos de sa maîtresse, et Lisithia lui sourit en confirmant que tout allait bien. Elles se lancèrent ensemble dans le ménage des lieux, Lisithia ne quittant pas des yeux le journal de sa mère.

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1 Commentaire
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Jytha
1 année il y a

Toujours aussi passionnant, vite la suite ^^

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