« 1er train : 1 min » affichait le panneau d’information lumineux. Je grognai d’impatience. Ce n’était pas trop tôt ! Cela faisait bien 10 min que j’attendais sur le quai du métro à moitié désert et sentant fortement l’urine. Je détestais prendre le dernier métro. A cette heure-ci, le peu de personnes présentes sur le quai était soit soule, soit défoncée, soit sans domicile fixe. Parfois les trois en même temps. Bref, rien de très rassurant pour une jeune femme seule.
– Madame, vous n’auriez pas une petite pièce s’il vous plait ? Ou un ticket resto si vous avez.
Je me tournai pour découvrir un homme d’une cinquantaine d’année me tendant la main d’un air suppliant. Ses longs cheveux blancs étaient à moitié caché par un bonnet vert foncé, aussi miteux que le reste de ses vêtements qu’il portait en couches superposées. On aurait dit qu’il portait toutes les affaires qu’il possédait. C’était probablement le cas. Je tentai de réprimer une moue de dégoût en sentant son odeur corporelle. Je secouai la tête.
– Allez, même pas quelques centimes ?
Je répondais de nouveau par la négative. Je n’avais pas de monnaie sur moi. Quand bien même j’en aurais, je ne suis pas sûre que je lui en aurais donné. A en juger par les tâches rouges sur le devant de sa chemise, l’argent qu’il récoltait par la mendicité finissait dans la piquette du supermarché du coin.
– Pauv’ conne, marmonna-t-il en s’éloignant.
Je me retins de lui répondre vertement. Après tout, il pourrait s’énerver et me pousser sur les rails. On ne savait jamais avec ce genre d’individu.
Un violent souffle de vent balaya le quai. Je levais les yeux vers le panneau de signalisation. Un zéro clignotait à intervalle régulier. Le frottement caractéristique des roues de wagon sur les rails retentit. Le train arriva à toute vitesse, créant un appel d’air qui me glaça par cette rude nuit d’hiver. Les roues crissèrent sur les rails humides, provoquant un bruit aigu qui me vrilla les oreilles. Je grimaçais de douleur. Je détestais vraiment prendre le dernier métro.
Les portes automatiques s’ouvrirent devant moi. Je m’engouffrai dans le wagon vide. A peine fussè-je entrée que le signal sonore retentit et que les portes se refermèrent derrière moi. Je m’écroulai sur le siège le plus proche. La journée avait été longue et difficile. Le patron du bistro dans lequel je travaillais avait décidé de laisser entrer un groupe de 10 personnes, 15 minutes avant la fermeture. L’appât du gain, vous comprenez. J’avais donc dû m’occuper d’eux pendant une bonne heure et demie, tout en évitant les mains baladeuses d’un homme d’âge mûr qui semblait être leur patron. Pour couronner le tout, le plongeur s’était porté pâle, me laissant la joie de nettoyer les assiettes à sa place. Je soupirai. Faire la plonge avait au moins un avantage. Je tapotais distraitement mon sac à main. Un avantage, oui.
Un bruit me fit tourner la tête. Je m’aperçus que je n’étais pas aussi seule que je croyais être. Un homme de petite taille était recroquevillé sur un siège au fond du wagon. Il avait passé ses bras autour de ses genoux et se balançait violemment de haut en bas, tout en marmonnant des paroles incohérentes. Il leva soudainement la tête vers moi. Je me détournai rapidement de lui avant que nos regards ne se croisent. Après quelques secondes d’un lourd silence ponctué par le roulis régulier des roues sur les rails, je l’entendis se balancer de nouveau sur son siège. Doucement, je détendis un à un mes doigts qui s’étaient crispés sur la fermeture de mon sac. Je secouai la tête. Mieux valait le laisser dans son coin. Le train arriva à la station suivante. Plus que 5 stations. Plus que 5 stations et je serais à la maison. Plus que 5 stations et…
– Bonsoir.
Je levais les yeux pour découvrir qu’une femme avait pris place sur le siège en face du mien. Elle semblait avoir mon âge, ou du moins être dans la vingtaine. Son visage était surmonté d’une paire de lunettes ronde à la monture doré qui grossissait ses yeux en amande, lui donnant un air éberlué perpétuel. Ses cheveux noirs et lisses étaient noués en un chignon lâche au sommet du crâne, dégageant son visage. Elle était peu maquillée, avec un trait de crayon qui s’estompait sur les bords et du mascara qui avait légèrement coulé sur la paupière inférieure. Elle semblait cependant avoir accordé un soin particulier à sa bouche, sur laquelle elle avait parfaitement appliqué un rouge à lèvre vif, rouge sang. Sa bouche s’étira en un sourire avenant, qui accentua ses fossettes aux joues. Son expression affable me dérangeait. Ce n’était pas le genre d’expression à laquelle j’étais habituée de la part d’inconnus dans le métro. Elle dut sentir mon malaise car son sourire s’accentua, m’invitant à endormir ma méfiance. Elle sortit les mains des poches de sa doudoune noire pour les poser à plats sur ses cuisses. De nouveau, elle tentait de m’apaiser en me montrant que je n’avais rien à craindre sa part. Me prenait-elle pour un animal sauvage ?
– Bonsoir, lui répondis-je du bout des lèvres avant de me tourner vers la fenêtre.
– Belle soirée n’est-ce-pas ?
Je me tournai vers elle pour la dévisager. N’avait-elle pas compris que je n’avais aucune envie de lui parler ? Elle soutient mon regard sans ciller. Je remarquai qu’elle avait penché son buste dans ma direction, appuyant ses avant-bras sur ses cuisses. Elle ne se laissera pas décourager facilement. Je soupirai.
– Pas vraiment non.
– C’est vrai qu’il fait un peu froid, mais bon, vous ne trouvez pas que toute cette neige donne un aspect féérique à la ville ?
Je me remémorai les quelques flocons de neige tombés plus tôt qui s’étaient rapidement transformés en gadoue glacé, rendant les trottoirs encore plus sales que d’habitude.
– Pas vraiment non.
Elle rit. Je réprimai une grimace agacée.
– Vous n’êtes pas une bavarde vous ! En même temps je comprends. Peu de gens ont envie de tenir une conversation avec des inconnus dans les transports en commun. « Qu’est-ce qu’elle me veut celle-là ? Elle veut me demander de l’argent ? Est-ce qu’elle essaye de détourner mon attention pendant qu’un complice me fait les poches ? Peut-être que c’est une cinglée ». C’est ce que la plupart des gens pensent quand je leur adresse la parole. Rassurez-vous, je ne suis rien de tout ça ! C’est juste que mon métier ne me permet pas d’interagir avec des êtres vivants durant la journée, du coup je me rattrape le soir. Et puis, votre visage m’a tout de suite paru sympathique alors j’ai voulu bavarder un peu avec vous.
Mon visage ? Sympathique ? C’est bien la première fois qu’on me le dit. Imperturbable, ma voisine de siège continua son monologue.
– C’est rare de trouver des gens sympathiques dans le métro, surtout le soir. La plupart des gens sont sur leurs téléphones ou alors plongés dans leur livre. Ils n’ont pas envie de parler. C’est triste.
Je fronçai les sourcils. Quelque chose dans mon comportement lui avait-il indiqué une quelconque envie de me taper un brin de causette ?
– C’est vrai ça, avant l’arrivée des smartphones, les gens communiquaient beaucoup plus ensemble. Un vrai contact humain je parle. Pas des sms écrits à la va-vite à des soi-disant amis. Ahhh, des fois j’ai l’impression d’être née à la mauvaise époque. Les gens sont trop méfiants de nos jours. Enfin, ils ont une méfiance mal placée. Il leur est plus facile de faire confiance à un inconnu rencontré sur les réseaux sociaux qu’à quelqu’un rencontré dans la rue. J’avoue que parler à n’importe qui peut s’avérer dangereux. Il suffit juste de s’avoir à qui parler. La personnalité des gens s’affiche généralement sur leur visage. Et, sans vouloir me vanter, je suis très bonne physionomiste.
Tiens donc ? Elle avait réussi à piquer ma curiosité.
– Vous croyez vraiment que les véritables intentions des gens s’affichent sur leur visage ?
A ces mots, son visage s’illumina. Comme si elle ne s’était pas vraiment attendue à ce que je lui réponde. Comme si son monologue n’avait été que ça, un monologue. Elle se redressa sur son siège, croisant sa cheville droite sur son genou gauche. Je remarquai alors pour la première fois ses chaussures. C’étaient des bottines ordinaires, avec un talon plat et des lacets croisés sur le devant. Ce qui me fascinait n’était pas les bottines en elles-mêmes mais leur couleur. Elles étaient rouges, d’un rouge qui rappelait la couleur du sang frais. On aurait dit qu’elle venait de marcher dans une mare de sang, qui avait irrémédiablement taché ses chaussures. On aurait dit… comment expliquer cela ? On aurait dit que la couleur n’appartenait pas aux chaussures. Que les chaussures et cette couleur étaient indépendantes l’une de l’autre, qu’elles se juxtaposaient juste à cet endroit précis, à ce moment précis.
L’inconnue croisa les bras, souriant de toutes ses dents.
– Quand je parle de la physionomie, je ne parle pas de l’expression du visage. Tout le monde peut contrôler son expression. Je parle de l’arrangement des traits faciaux. Du regard. Ces choses-là ne peuvent pas être contrôlées. Elles révèlent beaucoup plus sur un individu que la plupart des gens ne le pense.
– C’est pour ça que vous m’avez adressé la parole ? A cause de ma physionomie ? lui demandais-je, curieuse.
– Oui ! Quand je vous ai vu, j’ai tout de suite éprouvé de la sympathie pour vous. Vous avez un visage agréable. On a envie de vous parler.
Je souris.
– C’est bien la première fois qu’on me dit une chose pareille.
– Ça doit être parce que les gens se laissent décourager par votre expression froide et distante. C’est bien dommage. Une fois qu’on dépasse ça, on peut voir que vous êtes quelqu’un de bien.
– Ah, vraiment ? fis-je.
Décidemment, cette fille m’amusait de plus en plus. La soirée se révélait être plus divertissante que je ne le pensais. Distraitement, je tapotai mon sac à main.
– Oui. Dès que je vous ai vue, j’ai tout de suite eu envie de vous parler. Vous m’avez instantanément mis en confiance. C’est plutôt rare. Je me sens en sécurité avec vous. Je ne me dis pas « si ça se trouve c’est une psychopathe qui va me poignarder dès que j’aurais le dos tourné ». Bien sûr, ce n’est pas une pensée qui me traverse souvent l’esprit. Mais bon, vous savez, quand vous prenez le métro aussi tard, on peut parfois tomber sur des individus assez spéciaux.
Au même moment, l’homme assis au fond du wagon se leva brusquement de son siège. Il se mit à parler en gesticulant des bras, sans s’adresser à personne en particulier. Il était visiblement très perturbé. L’inconnue me jeta un regard inquiet. Je la rassurai d’un signe de la tête. J’avais déjà eu affaire à ce genre d’individu. Ils étaient généralement inoffensifs. Du moins, tant qu’on n’attirait pas leur attention. L’homme arpenta le wagon, doucement d’abord, puis de plus en plus rapidement, gardant l’équilibre malgré les mouvements du train. L’inconnue changea de position, mal-à-l’aise. D’un geste, je lui indiquai de regarder par la fenêtre. Tant qu’on ne le regardait pas, l’homme ne nous prêterait pas attention. Elle s’exécuta immédiatement. Je jetai un coup d’œil rapide au déséquilibré. Il avait cessé de marcher et s’agrippait maintenant à la barre de soutient au milieu du wagon. Pendant un instant, rien ne se passa. Puis d’un coup, il commença à crier des jurons sans queue ni tête, levant le poing au ciel. Je me retins de sourire. La situation était assez cocasse. L’inconnue ne semblait pas partager mon avis. Les traits crispés, elle s’efforçait désespérément de fixer quelque chose du regard, n’importe quoi, pour lui faire oublier le fait qu’elle était coincée dans une rame de métro avec un fou.
Le train ralentit à son entrée en gare. Le conducteur freina en douceur, ce que je ne pus m’empêcher d’apprécier malgré les circonstances. Les portes du métro s’ouvrirent brusquement. Un jeune homme allait s’engouffrer dans la rame avant de s’arrêter net en voyant le déséquilibré. Leurs regards se croisèrent. Le jeune homme hésita, incertain de l’attitude à adopter. Il finit par battre en retraite, se rabattant sur la rame suivante. L’homme continuait son flot de juron, imperturbable. Le signal sonore retentit. Alors que les portes commençaient à se refermer, l’homme se jeta sur le quai, juste à temps pour ne pas se prendre les portes de plein fouet.
Une fois encore, je ne pus m’empêcher de sourire. Cette soirée n’avait vraiment rien d’ordinaire. Je tapotai le genou de l’inconnue.
– Il est parti, lui indiquai-je.
Elle poussa un soupir de soulagement. Se tournant vers moi, elle m’offrit un faible sourire.
– Quand on parle d’individus spéciaux…
– Vous savez, il y a toujours des individus dérangés sur cette ligne. Ils sont juste plus facilement repérables lorsque le métro n’est pas bondé.
Elle acquiesça.
– Vous avez raison. J’ai beau souvent prendre le métro à cette heure-ci, je crois que je ne m’habituerais jamais à ce genre de…chose.
Elle prononça ce dernier mot après une courte réflexion, comme si elle avait cherché en vain à trouver un terme plus adapté avant de se résigner à employer « chose ».
– Heureusement que vous étiez là, reprit-elle, les yeux brillants, sinon je ne sais pas ce que j’aurais fait.
– Dans ce genre de situation, il ne vaut mieux pas engager de contact. Si on vous emmerde quand même et que la personne devient agressive, mettez-lui un coup à la gorge, juste là, lui dis-je en lui indiquant le point précis à frapper sur ma propre gorge. Ça devrait le calmer le temps d’atteindre la prochaine station. Dès que les portes s’ouvrent, vous vous enfuyez le plus vite possible.
Elle me lança un regard admiratif.
– Ça vous est déjà arrivé ?
– De quoi ?
– De frapper quelqu’un à la gorge et de vous enfuir en courant.
Je réfléchis un court instant.
– Non, je n’ai jamais frappé quelqu’un à la gorge et me suis enfuie en courant.
– Alors comment savez-vous que ça marche ?
– Je sais qu’un coup à la gorge fait très mal. Assez pour vous couper le souffle pensant quelques secondes. Assez pour vous laisser plier en deux quelques minutes. Donc juste le temps qu’il faut pour arriver à la prochaine station.
– Et si le métro s’arrêtait brusquement sur les voies ?
– Je n’ai pas pensé à ce cas de figure.
Elle tourna la tête vers la fenêtre un instant. Inconsciemment, mon regard fut de nouveau attiré par ses chaussures rouges. Ce rouge qui m’évoquait le sang. Plus je les fixais, plus j’avais l’impression que le rouge fonçait petit à petit, tel le sang s’oxygénant au contact de l’air. Était-ce mon imagination ? Une illusion d’optique créée par l’éclairage de la rame ? Ou était-ce quelque chose d’autre ?
– Si le métro s’arrêtait en plein milieu de la voie, il faudrait alors livrer un combat mortel.
Surprise, je relevai la tête. Elle semblait totalement différente de tout à l’heure. Elle se tenait toute droite, les mains posées sur ses cuisses. Son visage, souriant quelques minutes auparavant, n’exprimait plus aucune émotion. Ainsi, elle ressemblait à une poupée de cire. Seules ses prunelles noires d’où émanait un feu ardent semblaient dotées de vie. Elle me fixa intensément. J’en eus presque la chair de poule.
– Un combat mortel ?
– Oui, un combat où la seule issue possible serait la mort d’un des combattants.
– Ce n’est pas un peu exagéré pour une altercation avec un fou ? Il suffit juste de l’immobiliser assez longtemps pour pouvoir partir. L’assommer au pire. Je ne vois pas pourquoi une des deux personnes doit mourir.
Son attitude changea du tout au tout. D’un coup, son visage reprit l’expression affable qu’elle abordait lorsque je la vis pour la première fois. Son regard perdit de l’intensité, et un grand sourire s’épanouit sur ses lèvres. La vitesse de sa métamorphose me laissa sans voix. Même un caméléon change moins vite de couleur.
– Vous avez parfaitement raison. Je ne sais pas ce qui m’a pris de dire une chose pareille. J’ai dû trop regarder de séries. Vous savez, la nouvelle saison de Game of Thrones est sortie récemment. On ne peut pas dire que ça encourage le meilleur en nous.
Je laissai échapper un rire creux.
– Effectivement.
– Vous regardez ?
Sa voix était teintée d’une excitation propre aux fans de séries rencontrant un autre fan.
– Non mais j’en ai entendu parler. Très gore à ce qui parait.
– Oui, confirma-t-elle en riant.
Un silence ponctué par les bruits métalliques du métro s’installa entre nous. Chacune semblait plongée dans ses pensées. En réalité, chacune jaugeait l’autre. Était-elle vraiment ce qu’elle paraissait être ? Qui était-elle au juste ? Qu’était-elle ?
Toutes ces questions tournoyaient dans l’air, une tornade silencieuse mais dévastatrice emportant tout sur son passage. Elle me fixait sous ses cils courbés par le mascara, son regard brillant de la même flamme ardente que tout à l’heure.
– Comment vous y seriez-vous pris ?
Son expression se fit perplexe.
– Pour quoi donc ?
– Pour gagner ce combat à mort.
Elle éclata de rire. Un rire faux, creux, complètement dénué d’humanité.
– Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne suis pas une combattante, je ne connais même pas les bases de la self-défense. J’ai peur de la moindre confrontation, alors un combat à mort avec un homme plus fort que moi ? Je ne gagnerais jamais.
Pensive, je tournais plusieurs fois la langue dans ma bouche.
– Je ne vous demande pas de vous battre avec quelqu’un ici, maintenant. Je ne vous parle que d’une situation hypothétique. Disons que, hypothétiquement, vous êtes coincée dans une rame de métro immobilisée sur la voie, et qu’un homme complètement fou vous attaque. Vous êtes seule ; personne ne peut vous venir en aide. L’homme se trouve entre vous et le bouton pour communiquer avec le conducteur. Vous n’avez pas de réseau sur votre téléphone. Aucun moyen d’appeler à l’aide. L’homme semble déterminer à vous faire du mal. Que feriez-vous ?
L’inconnue me sourit. Son sourire avait un je-ne-sais-quoi d’étrange ; je ne pouvais pas le décrire en de mots simples. Si je devais décrire le sentiment qu’il m’inspirait, je dirais qu’il me glaçait le sang.
– Hypothétiquement vous dites ? Comme s’il s’agissait d’un scénario que j’élaborais dans ma tête ?
J’approuvai d’un signe de la tête.
– Eh bien, si, hypothétiquement j’étais coincée dans une rame de métro immobilisée sur la voie, complètement seule et sans la possibilité d’appeler à l’aide, face à un homme qui me veut du mal, je lui donnerais un bon coup dans la gorge, comme vous me l’avez dit.
De nouveau j’acquiesçai.
– Mais cela ne suffirait pas.
– Non, cela ne suffirait pas, approuva-t-elle.
Un léger silence s’installa entre nous. A ma droite, le paysage nocturne parisien défilait à toute vitesse. La neige molle cinglait violemment la vitre avant de se dissoudre, ne laissant qu’une trace fine d’eau qui disparaissait rapidement sous l’assaut des autres flocons de neige. Le roulis régulier de train me berçait doucement, me plongeant peu à peu dans un état de veille.
L’inconnue se redressa sur son siège. Elle remit sa cheville droite sur son genou gauche, mettant une nouvelle fois bien en évidence ses chaussures rouges. Elle tapotait doucement le bout de ses doigts. Lentement. D’abord les auriculaires, puis les annulaires, ainsi de suite. Son expression se fit pensive.
« Après avoir été frappé à la gorge, l’homme aurait le souffle coupé. Il mettrait plusieurs secondes à récupérer. Voire plusieurs minutes. Il faudrait que je profite de ce précieux répit pour continuer à l’attaquer, avant qu’il ne récupère. Plusieurs scénarios s’offriraient à moi. Mettons que je sois assise. Dans ce cas, je serais contrainte par la configuration de la rame pour agir. Je ne pourrais pas lui donner de coup de pied. La seule partie de mon corps qui ne serait pas entraver par les sièges serait mes bras. Je m’en servirais donc pour lui donner un uppercut dans le ventre, au niveau de l’estomac. Il se courberait en deux de douleur. J’en profiterais pour me lever et frapper sa tête contre la barre métallique au-dessus des sièges. Il partirait en arrière sous le choc, et s’écroulerait sur le dos. »
Son regard se fit fiévreux. Elle se pencha en avant, et prise de frénésie, elle parlait de plus en plus vite, serrant les poings tellement forts que ses ongles lui rentraient dans la peau, y laissant des marques violacées.
« Alors je me jette sur lui et je le frappe au visage, encore et encore, jusqu’à ce que son sang gicle, jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’une bouillie infame de chair sanguinolente, jusqu’à ce que ses dents se détachent de son crâne et s’éparpillent autour de nous. Jusqu’à ce qu’il arrête de respirer. Jusqu’à ce que son cœur cesse de battre. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus un être humain ».
Elle se tue brusquement. Peu à peu, sa ferveur s’évapora dans les airs. Elle s’affaissa sur son siège ; ses poings se desserrèrent. Ainsi, elle ressemblait à une marionnette dont on avait coupé les fils. Elle cligna plusieurs fois des yeux, hébétée, reprenant doucement contact avec la réalité.
J’observais tous ces changements, fascinée. Cette femme m’intriguait vraiment. Qu’était-elle exactement ? Une jeune femme esseulée qui cherche désespérément la compagnie des autres, quitte à aborder des inconnus juste pour avoir un contact humain, même si ce n’est que pour une poignée de seconde ? Ou un prédateur sanguinaire qui se cachait sous une apparence innocente, guettant une proie potentielle avant de les aborder sous des airs de jeune ingénue ?
Son visage reprit une expression avenante. Elle réajusta ses lunettes de l’index et m’offrit un petit sourire coupable.
– Bien sûr, tout cela ne reste qu’un scénario hypothétique.
– Bien sûr, répétai-je en hochant la tête.
De nouveau, le silence se fit entre nous. Nous avions dépassé le stade des conversations mondaines. Tout ce que nous pourrions ajouter ne serait que superficiel, sans aucun intérêt.
Pour la troisième fois de la soirée, mon regard fut attiré par ses chaussures. Par ce rouge sang si particulier. Les chaussures me semblaient plus foncés qu’auparavant. Sans doute un effet de la lumière. Je ne sais pas combien de temps je restais ainsi, à fixer silencieusement sa chaussure. L’éclairage de la rame s’affaiblit. Je ne distinguais plus que le contour des chaussures. Impossible de définir leur couleur.
Plic. Ploc. Plic. Ploc. Je fronçai les sourcils, cherchant du regard la source de ce bruit incongru. Cela ne venait pas des flocons de neiges qui s’écrasait sur la vitre. Non. Le bruit avait quelque chose de plus… doux. De plus grave. De plus sinistre. Je m’aperçus que le bruit venait des chaussures de l’inconnue. Plic. Ploc. Des gouttes s’écoulaient de la pointe de sa chaussure droite, s’écrasant sur le sol crasseux dans un bruit sourd. Plic. Ploc. Le bruit résonnait étrangement à mes oreilles. Ce n’était pas le bruit que ferait des gouttes d’eau. Il m’était difficile de voir dans la semi-obscurité, mais j’avais l’impression distincte que le liquide qui s’écoulait de cette chaussure n’était pas de l’eau. C’était du sang. Je levai la tête, pour voir les dents blanches de l’inconnue qui brillaient dans le noir. Un vrai sourire de prédateur.
– Porte des Lilas. Porte des Lilas, nous interrompit la voix automatique.
L’inconnue se leva de son siège.
– C’est ici que je descends, déclara-t-elle d’un ton joyeux.
– Moi aussi, l’informai-je, la gorge sèche.
Elle afficha un grand sourire.
– Génial, on va pouvoir faire un bout de chemin ensemble !
J’acquiesçai. Je sortis de la rame sans un mot, l’inconnue sur les talons. Le quai était désert.
– Il n’y a vraiment personne à cette heure-là, commenta-t-elle.
– Hmmm…
– Heureusement que je vous ai rencontrée. Je me sens bien plus rassurée avec vous à mes côtés. Vous savez, on ne sait jamais sur quel cinglé on peut tomber.
– Effectivement.
Nous marchâmes en silence dans le couloir vide. Je jetai un coup d’œil furtif à l’inconnue. Son visage ne trahissait aucune émotion.
« Vous savez, on ne sait jamais sur quel cinglé on peut tomber ». Sa phrase résonnait dans ma tête. Oui, on ne savait jamais. Le métro n’est jamais un endroit très sûr, surtout aussi tard. On pouvait tomber sur un cinglé qui nous attaquerait sans raison, nous violerait avant de nous étrangler et jeter notre cadavre sur les voies. Ou alors sur un prédateur déguisé en proie innocente, traquant une victime potentielle afin d’assouvir une soif de sang inavouable. Mais, dans ce scénario, peut-on vraiment distinguer avec certitude le prédateur de la proie ?
Sans un mot, j’ouvris mon sac et en sortis le couteau que j’avais dérobé plus tôt en cuisine. J’aimais bien ces couteaux professionnels. Très faciles à magner. Très tranchants. Parfait pour mon petit plaisir nocturne.
Je saisis l’inconnue par le bras et la retourna vers moi. Puis, sans aucune hésitation, je lui plantai le couteau dans le cœur. Encore et encore.
FIN
Incroyable, un huis clos cauchemardesque et un dénouement sublime.
Mes respects à l’auteure!
Chère Cassandra,
Un texte sommes toutes intéressant, qui m’a gardé bien en selle pendant toute la lecture.
Pour ce qui est de la surprise à la fin, il m’a fallu revisiter le texte pour comprendre, mais c’était bien fait. Je comprends que deux meurtriers se sont rencontrés ?
Je m’interroge sur le moment où l’inconnue tombe sans vie comme une marionnette, mais.., quoi ? Qu’ai-je manqué ?
🙂
Cher O. Dejavel
Disons que deux prédatrices se sont rencontrées.
L’inconnue a assouvi sa soif de sang à travers son fantasme, cette situation hypothétique. Une fois sa soif de sang étanchée, elle perd brusquement la flamme qui l’anime et "tombe sans vie".