Voyant l’heure déjà bien avancée, Erwann se glisse sous la couette, vêtu d’un caleçon et d’un tee-shirt, dernier cadeau de Noël en date de la part de Manon-Tiphaine. Dessus, est inscrit une phrase que tous les aficionados de la série Kaamelott connaissent bien : « En général, moi je réponds merde, en principe, ça colle avec tout. »
Une réplique attribuée à Sir Léodagan qui le fait sourire à chaque fois qu’il l’entend. Un humour cinglant et pince-sans-rire que le père et la fille partagent et qui participe, comme tout le reste, à nourrir leur complicité.
Bien que ses yeux rouges réclament un repos bien mérité, Erwann ne résiste pas à la tentation de jeter un dernier coup d’œil à son téléphone. Déjà, des messages de bonne année commencent à affluer. Et d’autres messages, dont il se serait bien passé, apparaissent dans la bulle de sa messagerie instantanée :
– Alors, espèce de gland, pourquoi tu t’es barré ? Tu avais une touche avec la brune qui portait une robe trèèèèèèès décolleté. Elle te cherche partout.
Quentin est apparemment encore à la soirée. Erwann aimerait lui répondre de se mêler de ses affaires mais il sait bien que cela sera inutile. Depuis sa séparation, ses potes n’ont de cesse d’essayer de le recaser.
– Elle m’a presque vomi dessus trou du cul.
– Bah alors, grand fou, t’es parti sans dire au revoir, reviens couillon !
Cette fois, c’est Richard qui rejoint la conversation et regrette son départ précipité. De toute évidence, lui non plus n’est pas encore rentré. Tous les trois sont à présent sur Messenger mais seul Erwann est au lit prêt à se coucher. Pour lui la fête est vraiment terminée.
Et il n’a aucun doute concernant le reste de leur nuit qui s’annonce agitée.
Richard est pourtant le plus sérieux des deux. Coiffeur styliste pour hommes et barbier, installé à son compte sur la Presqu’île de Crozon, il a ouvert l’an dernier un superbe salon qui affiche désormais toujours complet. Sa réussite professionnelle a été saluée par les journaux locaux, qui se sont entichés de lui et en ont fait leur nouvelle coqueluche. Pas un mois ne passe sans qu’un article de presse régionale ne sorte pour vanter les mérites et les doigts de fée du quarantenaire au crâne rasé. Erwann a d’ailleurs été sollicité pour faire un reportage photo sur Richard et sa nouvelle équipe, afin d’agrémenter le supplément d’une édition du weekend.
Quentin aussi possède son propre salon de tatouage dont il est le gérant depuis une dizaine d’années. Ses créations stylisées attirent les amateurs du genre qui viennent parfois de loin pour arborer une de ses pièces uniques. Spécialisé dans le black work, le dot et le néo-trad, ce touche à tout aime son métier autant que sa moto.
Ses deux meilleurs potes, avec leurs talents respectifs et leurs qualités humaines, ont grandement contribué à lui changer les idées lorsqu’il s’est fait plaqué par Alice. Mais à présent, Erwann aspire à autre chose qu’à cette vie faite de tournées des bars et autres joyeusetés.
Même si Quentin sait se montrer convaincant pour embrigader ses deux complices, Erwann refuse de plus en plus souvent ses invitations pour ce genre de périples.
Apparemment, en ces premières heures du premier jour de l’année, Richard, quand a lui, s’est laissé entrainer… Et Erwann sait que dans ces cas-là, il n’y a plus rien à faire pour les arrêter. Il imagine très bien que son tatoueur et son coiffeur-barbier sont partis pour une épique virée nocturne.
Pour tous les deux, la nuit ne fait que commencer.
– Viens nous rejoindre au Quai West, on va bientôt bouger, propose Quentin, qui n’a pas dit son dernier mot.
– Une petite partie de billard chez moi, ça te dit pas mon lapin ? renchérit Richard, dans une ultime tentative.
– Nan et nan, merci les gars mais c’est bon je suis crevé. Et déjà couché.
– Ok Papy ! Bonne branlette alors ! ajoute le tatoueur qui adore le chambrer.
– Laisse ma bite tranquille, du con, s’impatiente Erwann.
– Ça fait trop longtemps qu’elle a pas servi.
– C’est pas faux, intervient Richard qui en profite pour citer Kaamelott.
– C’est ça, c’est ça. A plus tard les pignoufs. Allez-y mollo quand même, prévient Erwann.
– T’inquiète Papa, on est majeurs et vaccinés, écrit le coiffeur.
– On te raconte demain fréro… Ou on t’enverra des photos ! conclu Quentin dans la foulée, en postant un selfie des deux acolytes en train de picoler.
Le photographe adore ses potes, mais ne regrette vraiment pas cette vie déjantée.
Erwann scrolle rapidement son fil d’actualité pour lire ce que les personnes ont commenté sous les dernières images qu’il a publiées plus tôt dans la journée.
Il a pris l’habitude de poster régulièrement ses plus belles photos sur les réseaux sociaux. De cette manière, il augmente sa visibilité auprès de nouveaux clients potentiels et accroît un réseau déjà bien alimenté. Cela lui donne le sentiment d’avoir un but, une autre raison d’exister.
Sa fille et son travail sont les deux piliers de sa vie et il a conscience d’avoir du mal à lever le pied concernant le boulot, mais ce dernier a le mérite de l’occuper.
Ce n’est pas l’envie qui lui manque de refaire sa vie avec une femme, mais il se demande s’il est réellement prêt à franchir le pas.
Ses amis, sa famille et surtout sa fille n’arrêtent pas de l’y pousser mais la peur de revivre un nouvel échec est plus forte que l’envie de retenter sa chance. Malheureusement pour lui, ses tatouages ont cicatrisé plus vite que la blessure qu’Alice lui a infligée.
Alors qu’il s’apprête à éteindre définitivement son téléphone, une notification attire son œil fatigué…