L’Autoroute du Diable Chapitres de I à III

34 mins

I – Le Pays des Quatre Collines

Notre petit pays s’étend sur un périmètre de vingt hectares. Sa périphérie est charnue, faite de ferraille. Les hauts murs qui nous protègent du Monde extérieur sont formés par plusieurs cerceaux concentriques. Des monticules de véhicules accidentés, tous appellent cet ensemble ” les collines », je n’ai jamais vu de véritable colline. La plus haute plonge notre clairière dans son ombre, jusqu’à au moins midi. A ses pieds dorment les véhiculent accidentés, ceux dont les propriétaires n’ont pas les moyens de payer. Il y a surtout des voitures et des utilitaires du vieux siècle. Moteurs à hydrocarbure, explosion. Nous hébergeons aussi deux camions. Ils attendent. Je le sais. Je sens qu’ils ne peuvent s’empêcher d’espérer. Même quand leurs cas sont désespérés. Ils rêvent de revoir un jour leur propriétaire d’origine. L’humain, qui se sentit heureux de les acheter, à leur sortie d’usine. Sûrement à crédit. L’homme ou la femme dont le nom est inscrit au bas d’un contrat numérique. Les propriétaires ont deux ans pour payer ce qu’ils doivent aux autoroutiers, passé ce délai, leurs véhicules sont saisis et proposés aux enchères, pour recouvrement. Mais la plupart de nos résidents forcés n’auront jamais cette chance. Ils seront jugés trop endommagés. Selon les tableaux réactualisés chaque année par les services financiers de la société d’autoroute, leur valeur à l’argus ne justifiera ni réparations, ni le remorquage jusqu’à une plateforme de revente. Passé deux ans, Bud aura le droit de se servir en pièces détachées. Puis Bud pilotera Maryline, qui plongera ses crocs gigantesques dans les chairs suppliciées et mécaniques. Maryline arrachera à la Terre les cadavres de voitures pour les catapulter vers l’espace. En haut de l’une de nos collines. Sûrement la colline nord. Quand Maryline se met au travail, je trouve toujours cela très triste. Le plus triste, ce sont ces voitures dans lesquelles sont morts leurs humains d’origines. Celles dont les sièges sont encore maculés de sang. Pour elles, la mort et la colline arrivent vite.

– Pas la colline Nord ! répète Père. Plus sur cette foutue colline nord, Bud ! Merde ! Faudra que je te le répète combien de fois ?! Elle est déjà trop haute, tu vois pas ?! Bon dieu, on pourra bientôt grimper dessus jusqu’à la Lune ! Continue d’empiler sur cette foutue colline nord et un jour on se prendra tout sur la gueule !

Père exagère. Quelle que soit sa hauteur actuelle ou future, il ne sera jamais possible à la colline nord d’atteindre la Lune. Il faudrait que sa base s’étende sur une superficie au moins équivalente à celle de la ville de Carthage Del Cristo toute entière. Je n’imagine aucun pouvoir politique ni aucune catastrophe le permettre – cela soulèverait une cascade d’autres questions impossibles à résoudre, comme, où déplacer les quarante-huit millions d’habitants ? Sans compter que pour arriver à cette hauteur, Bud aurait besoin de tous les véhicules anciens ou modernes qui existent sur la planète. Jusqu’aux tricycles des enfants. Les usines automatisées devraient tourner à plein régime. Je réfléchis à savoir si le parc mondial auto et poids lourd suffirait. J’essaie de construire l’équation qui démontrerait à Père l’impossibilité à notre cimetière d’atteindre la Lune, mais je me ravise. Il s’agit sûrement d’une exagération volontaire de sa part. Et puis, Père a horreur quand je parle physiques, ou mathématiques purs. Je tais mes objections.
La vraie raison de l’entêtement de Bud, nous la connaissons. Père la connaît également. Pour déplacer les cent vingt mille tonnes de la grue baptisée Maryline vers la colline sud, il faudrait que nous nous mobilisions tous durant au moins quatre jours. Depuis l’apparition de la nouvelle équipe autoroutière des 38-48, nos principaux concurrents, quatre jours de fermeture est inenvisageable. Mieux vaut taire la responsabilité de l’équipe 38-48 quant à l’altitude de la colline nord. Il s’agit d’une évidence, même pour Bud. Parce que si nous perdions quatre jours à déplacer Maryline, Père excédé irait mette sa menace à exécution, et visiter les 38-48 armé du vieux fusil d’assaut accroché sur le mur de sa caravane, au-dessus de son bureau. Alors Bud subit les remontrances. Bud laisse Père lui faire la morale, sans rien dire.

Père s’est approché. Il me demande,
– Qu’est-ce que tu fais comme ça, à l’écart ?

Je me tourne pour le dévisager. Père s’est assis sur le capot d’une vieille Chevrolet 2048, à mes côtés. Par association d’idée le numéro du modèle de la Chevrolet lui fera penser à l’équipe 38-48. Je suis prêt à parier.
– Tu tiens quoi dans ta main, fils ?

Je lui donne la photographie vieille de plusieurs siècles. Elle représente une colline, une vraie. Il y a un arbre tout en haut, un pont en bois, une petite rivière coule dessous. Aux pieds de la colline s’étend une clairière identique à la nôtre. Sauf qu’à la place du sable et des cailloux, il y a de l’herbe. Et à la place de nos caravanes, des chevaux. Père observe la photo en plissant des yeux. Je regarde Père en silence, alors qu’il regarde la photo. Puis Père pose les yeux sur notre colline nord, et s’écrie :

– La notre ne ressemble pas du tout à ça ! On dirait plutôt un beau tas de merde !

Dans notre clairière il y a l’atelier, les caravanes d’habitation, le bloc réha, les… Nos murs de ferrailles me font moins penser à une colline qu’à un mur de lamentations mécaniques. Même si je n’ai absolument aucune idée de ce qu’est un mur des lamentations. J’aimerais demander à Père, mais celui-ci se relève déjà.

– Fils, j’aimerais que tu restes pas comme ça à poil, pas aujourd’hui. Je veux que tu ailles t’habiller un peu, puis que tu nous rejoignes. Tu sais qui va nous rendre visite, hein ?

Bien sûr. Père nous en a suffisamment parlé.

– Nous allons accueillir notre nouveau médic. J’espère que ce recrutement deviendra aussi important pour l’équipe que le tient. Tu te souviens de ton premier jour ici ? Je t’ai déjà expliqué en quoi il est vital que le médic s’intègre bien à notre petite famille ?

Père nous l’a expliqué. L’enjeu financier de ce nouveau recrutement.

– Il faut que nous lui fassions une excellente impression, fils ! Grâce à toi et à lui, nous leur mettrons bien profond aux 38-48 !

Père se relève et part en direction des caravanes. Je le regarde s’éloigner, devenir de plus en plus petit.

Au retour de notre première mission le nouveau médic prétendra avoir assisté à un carnage, ” un putain de carnage auto-routier !”, et Père acquiescera énergiquement, il prétendra :
– Ouais petit, j’ai tout suivi d’ici sur mes moniteurs, et je te confirme qu’il s’agissait bien d’un putain de carnage de l’enfer dans lequel tu t’es montré exemplaire ! Tu as sauvé des vies aujourd’hui, nous sommes tous fiers de toi ! Pas vrai les enfants ?!

Bud répondra par une petite moue sarcastique. Mila ravie ne réagira pas, trop occupée à calculer sa prime. Moi comme Père, Bud ou Mila, je saurai que Doc n’a pas été à la hauteur. Comme je saurai qu’il ne s’agissait pas d’un carnage auto-routier, le vrai arriverait bientôt. Incapable de me décider quant à la réaction à offrir, je tairai ces contradictions, et me contenterai d’imiter Père.
Grand sourire, hochement de tête, énergique.

***

II – Tu ne marcheras plus jamais seul

J’aime Père. Il est celui que je préfère entre tous. Car je comprends ses motivations. Des mathématiques de base. Pour faire le bonheur de Père, un chiffre doit être le plus haut possible. A l’intervention, au trimestre, au semestre… Une unité de temps d’une année est déjà trop longue. Trop complexe. 365,242 198 79 jours, une révolution complète de la Terre autour du soleil. Pour l’esprit de Père, une abstraction. Père est l’individu le plus pragmatique qui soit. Sa philosophie, son idéologie, sont comptables. Basiques, logiques, et donc pour moi rassurantes. Je ne ressens pas cela auprès des autres, je ne les comprends pas. Donc les autres m’inquiètent. La plupart du temps.

Ce matin nous sommes tous convoqués au pied de la caravane de Père. Père nous présente le nouveau médic. Il faut croire que l’offre d’emplois lui a fait suffisamment bonne impression. Un illogisme qui en confère à l’aberration.

— Avancez tous un peu, okay, écoutez les enfants… Je suis très fier, très heureux de vous présenter Tom, notre nouveau médic. Applaudissements !

La logique est un vêtement, j’aime cette théorie. Père est logique dans sa tenue. Il est chaussé des chaussures de sécurité des autoroutiers. Elles représentent le lien fonctionnel et affectif avec l’équipe. Elles sont usées. Ce qui signifie que Père exerça longtemps notre métier, avant de devenir notre patron. Il porte un bas de survêtement. Pour être à l’aise et se gratter sans entraves l’entrejambe, assis toute la journée derrière ses moniteurs. Fonctionnel et logique, encore. Un marcel jauni sur le torse, un vêtement dénué de symbole, mais basique, comportant peu de tissu. Praticité dans un pays chaud. Ses bras sont recouverts de vieux tatouages militaires bleuis, les armes d’un mécanicien dans une unité de tanks. Il y a aussi des prénoms de femmes, et d’autres motifs, que j’imagine pseudo-mystiques, ou superstitieux. A ma connaissance Père n’a jamais révélé à quiconque leurs significations. Je ne lui ai jamais non plus posé de questions. Il porte aussi des bagues. Pour être plus précis, des imitations de gicleurs de carburateurs dorés. Pourquoi pas cette coquetterie. Après tout, Père n’a plus à travailler sur la mécanique, ses bagues ne gênent en rien. Et puis, ses mains ont touché suffisamment de moteurs durant sa vie. Il dut toucher plus de moteurs que de gens. Les carburateurs des vieux siècles doivent lui manquer, un peu. Notre ancien doc, son ami et associé, lui manque t-il ? Je ne sais pas.

De son temps, Père était chef mécanicien, exactement comme je le suis. Notre filiation si elle n’est pas biologique, est transgénérationnelle, et professionnelle, et logique. C’est encore mieux que des liens du sang. Je n’ai pas de vraie famille, mais de ce que j’ai constaté, notamment à travers « les jumeaux », c’est que les familles sont un haut lieu de l’illogisme. L’illogisme est leur château. Cela expliquerait pourquoi le chaos façonne la plupart des gens. Père possède aussi une veste de costume, une veste que j’estime, un vêtement de directeur. Il la met le soir, quand la fraîcheur tombe. Et il la porte aujourd’hui, malgré la chaleur de dix heures. Pour l’occasion du nouveau Doc. Un jour alors que je traînais dans sa caravane, Père s’énerva encore contre moi, parce que j’étais nu. Je n’aime pas porter de vêtements quand il n’y a aucune raison logique à le faire. A cette réponse, Père m’avait regardé comme si mon être entier posait un problème insoluble. Je n’étais pas vexé, non. Ce type de regard, j’en ai l’habitude. Père avait dit qu’il ne voulait plus voir ” ma saucisse pendre comme un putain de pendule toute la putain de journée. “

Il avait dit :

” D’accord, cela ne gêne pas Bud, ni moi – j’en ai vu d’autres des saloperies en trente ans de métier – mais nous avons une jeune fille parmi nous, et ladite jeune-fille est révulsée par la vision de ta bite à longueur de journée. Fils, elle n’en peut plus ! Et pas dans le bon sens du terme ! “

Je n’ai pas compris cette dernière remarque. Pas plus que je ne comprends ce qu’il y a de sale à rester nu. Et enfin, je ne comprends pas comment quiconque pourrait qualifier Mila de « jeune-fille ». Père avait ajouté :
” Seuls les animaux et les pédophiles se trimballent toujours à poil, et tu n’es pas ça, fils ? Tu n’es pas un animal… »

Moi, non. Mes semblables pour la plupart, oui.

” Et tu n’es pas plus un baiseur d’enfants, si ? »

Non, aucunement. Si cela était possible, je préférerais faire l’amour à des voitures.

« Alors comporte-toi en Homme véritable, et porte des vêtements ! Au moins un petit slip ! Hein, t’en dit quoi ? “

Deux jour après, Père m’en avait offert un lot. Bud avait ri, et tenu des propos vulgaires et humiliants. Mila avait applaudi en criant “Hourra”.
Ce jour-là dans la caravane j’avais pris sa belle veste de costume qui pendait sur le clou planté dans la porte, et je l’avais passé. J’avais caressé la douceur de sa manche…

” Elle te plaît ma veste, fils ? Oh oui elle te plaît, ça se voit, tu souris. Et toi tu souris pas souvent. Tu as un joli visage quand tu souris. Tu devrais sourire plus souvent. Et si en plus tu faisais l’effort de t’habiller convenablement, t’aurais fière allure, crois-moi ! Écoute, voilà ce qu’on va faire. Tu t’engages solennellement ici et maintenant à porter au minimum un petit slip, tous les jours, et de mon côté, je porte cette veste sur mon testament. Tu l’auras à ma mort, t’en dis-quoi ? “

Pas grand-chose.
Je promis à Père de porter un slip. Pas pour avoir sa veste un jour. J’aime ce vêtement, sa couleur bleue-nuit, sa douceur, l’élégance de sa coupe, mais jamais je n’oserais la porter hors de la caravane. Cela aurait été illogique. C’était une veste de directeur, et je ne serai jamais directeur. Même après la mort de père. Même après un millier d’années passées ici. Nous le savions tous. Pour le bien de l’entreprise, les jumeaux feraient de meilleurs patrons. Même ce nouveau médic, Tom. N’importe qui serait meilleur que moi à ce poste. Les jours qui suivirent, je dus me battre contre un tas idées terrorisantes, comme pourquoi, si j’étais le membre le plus logique de l’équipe et le plus compétent, il m’était impossible de diriger cette minuscule et primaire entreprise, ou même le concevoir ? N’était-ce pas là la preuve d’un illogisme bien plus inquiétant que celui dont j’accusais les autres ? Si j’étais patron, je passerais mon temps assis, à rien faire d’autre que regarder les épaves de la casse. Un mois s’écoulerait avant que la société d’autoroute ne demande au Shérif de nous expulser, pour nous remplacer par d’autres. Ce serait comme si Père mourrait une seconde fois. Une mort professionnelle de son entreprise encore plus atroce que sa mort biologique.  Après de longues délibérations intérieures, j’avais conclu que mon impossibilité et mon manque d’envie à diriger cette cellule d’autoroutiers ne constituaient pas une preuve d’une incapacité de ma part, ni aucun illogisme. Simplement, je ne comprends pas les gens. Les rapports sociaux me mettent mal à l’aise. Et ce trait de caractère est incompatible avec la fonction de directeur. Enfin, je ne ressens aucun intérêt envers les concepts de profit ou d’argent. Quant à la mort future et logique de Père…
Je préférais noyer cette fatalité sous les schémas complexes des moteurs à fusion.
Car je ne sais ce qu’il adviendrait de moi, quand cela se produirait.

” Avancer tous un peu, okay, écoutez… Je suis très fier, et très heureux de vous présenter Tom, notre nouveau médic ! Applaudissements ! “

J’applaudis Tom comme nous l’avait demandé Père, mais je suis le seul à le faire. Effet pathétique. Contre-productif.

— Voilà, eux, ce gros con là, plus cette beauté, ce sont « les jumeaux ». Ils sont la base solide de notre équipe, ils sont nos fantassins. Remorquage, désincarcération… Ils peuvent aussi te donner un coup de main pour intuber un client. Tu travailleras étroitement avec eux.

— Je m’appelle Buddy, Bud. Content de te rencontrer, Tom. J’espère qu’on se fera un paquet de fric ensemble !

Bud.
Avec sa crinière blonde, Bud me fait penser à un lion. Un vrai lion, pas un lion bio-synthétique. C’est-à-dire un vrai lion pouilleux et vaincu à qui l’on prélève quotidiennement moelle et sang afin de réaliser des clones bio-synthétiques flamboyants. Il ne porte pas de chaussure de sécurité, mais des rangers militaires. Des chaussures qui ne possèdent aucune coque d’acier renforcé, inaptes à notre métier. Bud porte aussi un treillis militaire, et un t-shirt de la même couleur, militaire. Bud possède des tatouages, comme Père. Aux armes de son ancienne unité de mécanicien de tank. Contrairement à Père, Bud m’a raconté l’histoire de ses dessins. Bud m’a raconté toute sa vie, de long en large, en travers à l’envers, et en dérapage. Bud ne parle que de lui, en continue. Bud me raconte son passé, jamais son présent, rarement ses désirs futurs. Bud est trop limité pour apprécier ce qu’il a, ni assez intelligent pour imaginer ce qu’il pourrait avoir. Bud est un homme du passé. Vivre dans le passé démontre une impossibilité d’adaptation. Une faiblesse. Le pire illogisme qui soit. Je pourrais écrire sa biographie. Un livre entier. Toute une collection de livres, en fait. Ou plutôt, une thèse en biologie, qui s’intitulerait :
” Comment l’Illogisme prit forme humaine et après quatre millions d’années adopta une position verticale, plus du bide. “

Bud m’apprécie. Énormément. Parce que je ne suis pas quelqu’un de contrariant. Lorsque nous sommes ensemble, parfois, souvent, tout le temps, j’aimerais lui démontrer l’aberration de ses propos, mais… Exposer un propos argumenté logique prend du temps, quand verbaliser une imbécilité est immédiat. Et en appelle une autre imbécilité, toute aussi fulgurante. Pour que Bud entende quoi que ce soit, il lui faudrait une éternité, alors… Je ne le contredis jamais. Et je fais ce qu’il veut, souvent. Ça nous fait gagner à tous du temps.
Le premier chapitre de mon étude sur Bud commencerait de façon chronologique et logique par son enfance, et donc sa famille, et donc par Mila, sa sœur “jumelle”.
Bud et Mila sont jumeaux, même si Bud est son aîné de quatre ans. Et même s’ils ne partagent pas la même mère, ni la même couleur de peau. Illogique, comme pour le reste. Illogique comme les longs cheveux de Bud qui même s’il les attache en intervention, se prendront un jour dans des pièces en mouvement, provoquant ainsi son scalp sanglant. Illogique comme pour le choix de ses vêtements, ses propos, ses faits et gestes, la moindre de ses respirations, le sens entier de son existence. Allez comprendre…

Mila s’est présentée à Tom, et Tom est subjugué par la plastique de Mila. Comment aurait-il pu en être autrement ? Père jubile, en arrière-fond. De façon objective, Mila est l’argument majeur qui pourrait obliger un technochirurgien fraîchement diplômé à rester avec nous dans ce que la plupart des gens qualifieraient de « trou à rats », à exercer une activité que la plupart des gens qualifieraient de « métier pour salauds qui font leur beurre sur la souffrance. »

— Et ce beau jeune homme que tu vois là – allez approche un peu, sois pas timide…

Je m’avance vers Tom en me forçant à sourire,

— Ce beau jeune homme que tu vois, il s’appelle Loss !
– Loss pour “Bolosse”, commente Bud.

Père fait semblant de rire à sa blague, je sers la main de Tom.

— Ce garçon est un mécanicien de génie ! Un véritable Christ des moteurs de bagnole ! Du genre « lève-toi et roule ! “

Je ne comprends pas la comparaison de Père, mais je sais qu’il doit s’agir, comme toujours venant de sa part, d’un compliment.

— J’avoue, concède Bud, ce gars-là a un sacré talent.

Si j’étais de nature sarcastique, je dirais que l’assentiment de quelqu’un comme Bud me réchauffe le cœur.

— A condition de faire l’impasse sur le fait que ce type est un putain de pervers psychopathe et malade !

Tout le monde est loquace. Tout le monde semble avoir une vérité à délivrer à mon sujet. Ce dernier jugement de Mila est un poignard. Elle me transperce le cœur. Mais heureusement pour mon cœur, je me tiens face à un docteur. Alors j’ai pas à m’en faire.

— Il n’est pas méchant, conclut-elle, enfin… Tout dépend avec qui.

Il n’est pas méchant, cela voudrait dire que Mila me voit donc comme quelqu’un de gentil ? La gentillesse est une qualité. Une grande qualité humaine. Une grande qualité humaine et rare, qui serait mienne, selon sa perception…

Je souris, en grand cette fois. En vrai. Tout en serrant la main de Tom. Tout en serrant la main de Tom je souris à Mila.

Mila porte des rangers, comme son frère, mais de fausses rangers encore pires. Trop fines, trop montantes. Elles rappellent des bottines. Faible protection, choix inadapté. Mila porte un pantalon de cuir moulant. Pantalon à faible protection. Choix illogique. Son pantalon moule le galbe de ses mollets et découvre ses chevilles avant qu’elles ne s’enfoncent dans ses bottines, la peau de Mila est presque noire. Par la faute du soleil. Et par la grâce du sang cherokee de sa mère. Mila a les cheveux noirs, brillants, longs et raides. Elle porte un blouson au cuir noir rutilant. Plein de fermetures lancent des éclairs métalliques sous le soleil . Noir. Peau. Blouson épais. Le cuir. Le cuir peut être une bonne protection face au feu et aux frottements, mais le cuir est moins intéressant que la combinaison de travail réglementaire orange, celle que je porte en intervention, avec cousus partout dans ses fibres, des bandes réflectrices pour mon signalement, et à l’intérieur de ses doublures, des plaques de kevlar léger. Je porte toujours cette combinaison nu dessous lorsque nous sortons. Tissu ignifugé. Logique. Protection adéquate. Je ne suis pas en mission, je l’ai passé ce matin pour faire plaisir à Père, pour faire à Tom une bonne impression. Je l’ai ouverte sur le torse, ses manches sont nouées autour de ma taille. Mila ne porte pas son blouson en intervention. Ce matin face à Tom elle ne porte presque rien sous son blouson. Un marcel, qui n’a rien à voir avec celui de Père. Sa taille à elle est si fine, je pense pouvoir l’enserrer d’une seule main. La poitrine de Mila moulée par le top… Je suis expert en moteurs, pas en femmes, alors je ne sais pas. Je ne sais pas, mais je le sens, viscéralement : sa poitrine est parfaite pour moi. Comme pour n’importe quel homme sur cette planète, le nouveau médical inclus. Mon sourire perd en intensité à cette idée. Une poitrine parfaite pour l’humanité entière, une perfection structurelle et atomique de Mila, qui sans que je puisse l’expliquer, dépasse sans aucune mesure celle des lignes de l’Aurora 3. Illogique. Je deviens illogique lorsque je pense à Mila. Ses longs cheveux noirs, elle les noue en chignon lorsque nous sortons, sous des casquettes de différentes couleurs, des casquettes qui hurlent en strass de cours slogans. Un slogan par casquette: imprécations sexuelles, menaces physiques, ou sentences divines apocalyptiques. Ses longs cheveux attachés sous une casquette, j’entretiens moins de crainte envers son scalpe que pour celui de son frère. Car après tout, quelle machine serait assez cruelle pour avoir envie de scalper une indienne aussi belle ?

— T’arrêtes un peu de me mater comme ça, pourriture de monstre ?

Je rends sa main à Tom.
Je recule.
En prenant soin de ne plus poser mes yeux sur Mila.

Dans mon étude sur Bud ” Comment l’Illogisme prit forme humaine et après quatre millions d’années adopta du bide plus une position verticale », le premier chapitre aborderait sa famille, alors bien sûr, immédiatement, je parlerais de Mila. A son propos je pourrais écrire dix volumes, remplis de pages vierges.
Ou ces quelques phrases répétées à l’infini :
” Mila est belle, et j’aime Mila, mais elle…
Elle me hait.
Et je ne comprends pas pourquoi. »

***

III – Ookeane

Si mes souvenirs restent accessibles, leur chronologie est corrompue. Cette dysfonction mémorielle est donc, de fait, une caractéristique que je partage avec notre nouveau Doc. Une connexion privilégiée, entre nous. L’idée me ferait rire. Si j’étais encore capable d’utiliser mes muscles faciaux.
 
Doc souffre du Syndrome 21. Il n’a aucun avenir. C’est la raison de sa venue parmi nous.
Le syndrome 21 tire son nom de la fin du 21e siècle, l’époque où il apparut. Touchant près de 40 % de la population mondiale, du simple ouvrier agricole au vice-président américain, le tout premier symptôme de ce mal était l’oubli. Au stade 1 de cette dégénérescence incurable, le sujet oubliait sa vie passée, toute ou en partie. Dans le cas de Doc, ce furent les quinze premières années de son existence qui furent effacées par la maladie. Une chance, selon Père, que son savoir médical n’ait pas été affecté. Sauf que Doc ne semblait pas le vivre bien. Aucun rapport entre nos deux pathologies. Le trouble de la mémoire dont je souffre est symptomatique à ma connexion neuronale. Mon cerveau subit une légère altération, lors de sa pose.
Quand sa maladie revenait dans la discussion, Père essayait de convaincre Doc en lui répétant sa maxime et sa seule philosophie : ” le passé tu sais, c’est bon pour les blaireaux. “
Cette phrase, Père me la répétait souvent aussi, lors de mon arrivée dans l’équipe. A l’époque, je l’interprétais comme :
” Peu importe ce que tu as fait, ni qui tu étais avant de nous rencontrer, dorénavant tu fais partie d’un tout : les autoroutiers. Tu ne marcheras plus jamais seul, mon fils.”

Bud comme Père, aimait Doc pour sa capacité à faire gonfler nos marges bénéficiaires. Mila aimait Doc sans raison ni logique, elle l’aimait tout court. Alors en effet, on peut dire que Doc ne se sentit jamais seul parmi eux. Contrairement à moi. Doc se considérait pourtant comme une victime perpétuelle d’une malchance si pernicieuse qu’elle en serait douée de volonté propre : une malédiction, en somme. Ou un destin tragique, au mieux.

Le Syndrome 21.
Après la phase 1 où le sujet se réveille en ayant oublié une grande partie de sa vie, s’amorce la phase 2 : une légère perte des fonctions motrices. Il n’existe pas de phase 3, dans un délai variant de six mois à quatre ans, le cerveau tombe, serveur down. Au jour J dont la date est définie par un générateur de nombres aléatoires et cosmique, l’esprit du malade se trouve définitivement déconnecté. Blue Screen of Death, c’est le grand freeze. Son esprit incapable d’ordonner à ses poumons de se gonfler parce qu’il l’a oublié, c’est la mort assurée.
 A la fin du vingt et unième siècle lorsque apparut le Syndrome 21, les experts prédirent l’extinction de la race humaine si la pandémie gagnait plus en propagation. Un ouvrier agricole ou un vice-président qui perdaient leurs savoirs n’étaient pas si important, parce qu’un ouvrier agricole ou un vice-président sont des sujets facilement remplaçables. Mais si la maladie touchait quarante-trois pour cent des ingénieurs, des codeurs, des médecins, des chauffeurs routiers ou des scientifiques, des pompiers et des ambulanciers, des forces militaires ou de polices, des professeurs, des inventeurs, des techniciens spécialisés softwares ou hardware… L’humanité entière s’éteindrait, mortellement touchée par l’effacement individuel des données. La fin de plusieurs millénaires de civilisations. Et la grande régression obligée vers une époque de sauvagerie et de mort. Cette vision de fin du Monde entraîna la recherche d’un plan B. La contre-mesure décidée, l’abolition des lois éthiques bridant le transhumanisme, au sens large. Seule la science sauverait notre avenir en sauvegardant notre savoir passé. Ce fut le leitmotiv. La génétique, la génomique, le développement de la bio-cybernétique, formes d’ intelligences artificielles libres, ou I.A endoctrinées, et cetera… Les Hommes rêvaient d’une machine capable de sauvegarder leurs données individuelles sur laquelle ils pourraient se connecter via leur système biologique. Une interface neuronale, directement implantée dans le lobe occipital qui agirait pour palier aux pertes des fonctions et interfacerait l’individu aux machines, lui donnant la capacité de traduire le langage numérique en pensées, pour enfin transformer leurs cerveaux en une autre chose, de plus solide et plus ordonnée : un puissant bioprocesseur central.
En somme, je dois l’invention de ma connexion neuronale à la maladie de Doc.
Un fait de plus pour nous lier. D’une ironie qui m’est insupportable.

Avec le temps, il s’avéra que les interfaces n’aidaient en rien les malades atteints du Syndrome 21. L’interface se trouvait incapable de compenser la dynamique de la dégénérescence. Mais les progrès réalisés dans les domaines des nouvelles technologies firent que les civilisations modernes purent survivre à la perte fonctionnelle de plus de quarante pour cent de ses individus.
Doc n’avait aucun avenir. Ni en compagnie de Mila, ni en ce Monde. Doc se bourrait de drogues technologiques stimulantes pour tenir le coup, admettons. Même dans l’éventualité où on le placerait plus tard sous respirateur artificiel, un jour prochain, son cerveau libérerait son cœur de l’obligation à battre le tempo de sa vie. Sous pacemaker ? Ensemble médical coûteux, et palliatif, qui de toute façon ne ferait que retarder l’inévitable. Son processeur organique balancerait un fatal error, et Doc finirait comme ces carcasses de voitures que Bud empilait jusqu’aux étoiles, sur la colline nord. Incapable de fonctionner dans l’harmonie de sa création, Doc perdrait son rang d’être humain, et deviendrait un rebu.

Un rebu.
Doc et moi… Mila …
Nous possédions décidément de nombreux points communs.

***

Une intervention de nuit.
La fille trottinait le long de notre voie d’urgence, son rimmel avait coulé en deux larmes noires, une clown sinistre, qui tapait du poing contre la portière du camion, pleurait, criait, et suppliait pour qu’on l’embarque avec nous. Comme d’habitude, par la volonté de Mila, j’étais confiné à l’intérieur de la remorque médicale. J’observais la trajectoire parallèle de la fille, j’entendais le « clac clac » de ses talons.

Mila,
– Casse-toi salope !
La fille,
– Je vous en supplie, laissez-moi entrer !
Bud, rigolard, via la sonorisation du camion :
– Si je te prends en stop, tu me laisserais te faire des trucs ?

En cet instant la voix de Père retentit simultanément dans mon interface et leurs systèmes coms :
” Les enfants, notre cliente approche du territoire des 38-48, alors faudrait peut-être voir à accélérer le mouvement…”

C’est à cet instant que Bud eut son « idée de génie ». Enfin… Bud n’ayant rien du génie, il s’agissait seulement d’un mensonge fait à quelqu’un de désespéré et proféré sous la forme d’un serment. Un mensonge à l’issue terriblement prévisible.

Notre équipe était au complet lorsque nous avons été appelés sur ce 10-17, une panne de véhicule. Pour des raisons de communications nécessaires à l’intervention, la trappe en plexi qui me séparait de la cabine était restée ouverte : je pouvais sentir l’odeur corporelle de Mila. Avant de voir, j’entendis Doc s’interroger à voix haute : ” Mais qu’est-ce que… Bon dieu, il la poignarde, ce type ?”

 Lorsque nous arrivâmes à hauteur du premier accrochage, je constatais un petit accident devant les ralentisseurs que La Dame Rouge avait hérissé une fois le 10-17 confirmé. Une citadine, arrivant trop vite, avait percuté l’arrière d’un utilitaire qui sous le choc, avait touché le véhicule de devant. Rien de grave, aucun blessé organique ou mécanique, et tous repartiraient normalement. Rien, hormis quelques conducteurs se tenant sur la chaussée occupés à leurs constats respectifs, accusant tous celui de l’utilitaire prit en sandwich d’être le responsable de leurs malheurs. Un Mexicain âgé et désolé, en bleu de travail, avait été désigné par le groupe comme coupable avéré. Quand leur vision sortit du champ de mon hublot, les usagers contrariés s’approchaient du vieux de façon agressive, décidés à en venir aux mains. Il n’existait rien que nous pouvions facturer, donc rien, dans ce froissement de taules qui pouvait nous intéresser. Les halogènes de l’autoroute disposés à intervalles réguliers faisaient clignoter l’intérieur de la remorque médicale et le bloc de réanimation sur lequel j’étais affalé, nous empruntions la voie d’urgence, située au milieu des deux fois six voies. Les ralentisseurs se rétractaient devant nous à mesure que l’ID électronique du camion atteignait les capteurs de l’autoroute. Nous remontions le cours de l’incident et donc, le fil du temps. Jusqu’à arriver devant l’origine du 10-17.

Doc avait posé le lanceur contre son oreille afin de s’injecter une caps stimulante dans l’espoir de calmer ses mains tremblotantes. Le lanceur ressemblait à un pistolet archaïque, on l’aurait dit prêt à se mettre une balle dans la tête. Mila posa une main sur son bras pour l’en empêcher. A son geste, je compris que notre intervention, à priori, ne nécessiterait pas les talents d’un médical. Une fois de plus, je serais le seul à rentabiliser cette mission. Par la faute de ma place à l’arrière dans la remorque, je découvris la scène après les autres. Le responsable de notre venue était un véhicule isolé, à l’arrêt, en plein milieu de la sixième voie de gauche, la plus rapide de l’autoroute. Aucune trace de choc n’était visible sur la carrosserie du Revival TT. by Chevrolet – le firme américaine s’était accaparé l’ensemble des modèles Audi, une antique marque automobile allemande datant d’avant l’effondrement européen. Dans le contexte de son époque, déjà, l’original ne valait rien. Son remake même bardé de connectiques derniers-cris et d’un moteur asynchrone ne valait guère plus. Mais ce modèle était à la mode cette année, particulièrement chez les yuppies habitant Carthage Del Cristo. La plaque holo d’identification du véhicule alternait d’ailleurs trois messages : une ID native de Carthage, puis le nom de son employeur, une banque réputée agressive sur les marchés spéculatifs, et enfin, l’exclamation « Boo Yaka ! » suivie d’un point d’exclamation, tout ça.

Le conducteur était un blanc, d’une cinquantaine d’années, qui sorti de son coupé-cabriolet abscons, maintenait de force une main autour de la gorge une jeune femme contre la carrosserie de sa voiture. Avec son autre bras, il lui envoyait des coups de poing dans le ventre. Des coups rapides et secs, visant avec précision le même endroit, dans un mouvement qui rappelait la régularité mécanique d’un piston. Il s’agissait du geste que Doc avait pris pour des coups de couteaux. Nous sortîmes du camion mais alors que j’approchais de la TT, l’homme hurla de ne pas nous en mêler. Il nous informa qu’il s’agissait d’une affaire de couple, strictement privée. Je jugeais prudent de stopper à trois mètres pour lui proposer mes services, soit un diagnostic rapide mais complet et efficace de son véhicule. L’homme ne m’entendit pas, et continuait de frapper. Il faucha les jambes de la fille d’une lourde prise karateka qui la jeta au sol. Assit sur son dos, il poussait désormais contre le crâne de la fille comme pour lui faire passer le visage à travers le bitume. L’image me frappa. Et si l’Autoroute, ou la Dame Rouge comme nous l’appelions, faisait figurer sur sa route tous les visages de celles et ceux qu’ Elle avait tué ? L’effet serait-il horrible, ou d’une absolue beauté ?
La fille reprit un peu de respiration, elle nous cria ” arrêtez-le, il va me tuer », l’homme fou de rage lui hurla en réponse à la face, le cri d’un animal déchaîné. Ne sachant comment agir je répétais à la façon d’un robot : « je peux vous proposer un diagnostic rapide… Rapide mais efficace… De votre véhicule.”

Habituellement, les usagers en détresse étaient ravis de nous voir arriver à leur secours. Moins ensuite, lorsque nous leur présentions la facture. A ce moment-là, il arrivait même que certains nous insultent. Mais face à ce client, j’étais invisible, et l’idée me terrorisa. Était-il possible de s’effacer aux yeux des autres, devenir inaudible, invisible, cesser d’exister aussi simplement, et disparaître du Monde, brutalement ? J’aurais aimé que le client stoppe sa violence une seule seconde, juste le temps de me répondre, si oui ou non, mes services pouvaient l’intéresser.
Alors je répétais pour la énième fois :
– Service des Autoroutiers, Loss, technicien mécanicien agrée. Seriez-vous intéressé, Monsieur, par un examen rapide mais complet de votre véhicule ?

Bud interpella notre client d’un « Hey connard…”
Mila, en bonne sœur jumelle, compléta sa phrase ” Si t’es pas en panne, tu dégages de là !”
L’homme avait saisi les cheveux de la fille et frappait maintenant son crâne contre la route avec conviction. Il leva les yeux vers Mila et lui cracha, « Ferme ta gueule, sale négresse, ça ne te regarde pas ! » Mila s’éclipsa en direction du camion, je sentis Bud sur le point de venir ajouter sa violence à l’équation. Désemparé, je proposais encore une fois mon service de diagnostique rapide, mais exhaustif du véhicule. Mila revint en compagnie du fusil de son frère qu’elle braqua droit en direction de l’homme. Elle le mit au défi de l’insulter une nouvelle fois. Il arrêta enfin de frapper et se releva, essoufflé, les mains levées. Il se confondit en excuses. L’homme proposa à Mila de lui ouvrir un compte dans sa succursale virtuelle, d’effectuer un premier versement de cinq mille, en échange de quoi elle se verrait offrir en cadeau de bienvenue une authentique M2.50 siglée Goldman Sachs et chambrée en 50 bmg, bien mieux que le vieux SPAS 12 HSBC qu’elle pointait sur lui.
Mila crispa son doigt sur la détente, l’avertit de sa froide détermination à ” lui éclater sa tête de gros porc », l’homme ne se fit pas prier. Il bondit dans sa TT. Nous l’avons regardé s’éloigner en vitesse élevée. A notre surprise, il avait laissé la fille, abandonnée recroquevillée contre le rail de sécurité. Je ramassai son rouge à lèvres sur la route, plus les morceaux d’un vieux téléphone ; je rangeai ces quelques affaires dans une pochette brillante ouverte et béante, puis m’approchai d’elle. Je m’agenouillai en face, très près. Elle tira un peu sur le tissu de sa jupe. Je lui remis son minuscule sac à main. Sans que j’en comprenne la raison, mon empathie fit redoubler ses pleurs. Ce fut l’instant que choisit Doc pour intervenir. Doc imita ma position, à genoux face à elle, et réussit subtilement, sans aucun contact physique et par la seule force de sa présence, à me repousser à l’extérieur du cercle. Doc, si brillamment absent durant l’échange avec le conducteur énervé, souhaitait revenir au-devant de la scène.
Je n’en voulais pas à Doc. Je ne ressentis jamais de haine à son sujet. Cela aurait été sentiment puéril. Mais je ne comprenais pas son attitude. Si j’avais été à sa place, si j’avais pour moi les faveurs de Mila, je ne perdrais pas mon temps à rechercher la moindre interaction avec quiconque. Si j’avais Mila pour moi, oui… Je n’aurais plus besoin du Monde.

Doc :
– Nez cassé, multiples contusions visibles, entaille sur le cuir chevelu… Vous vous appelez comment, Mademoiselle ?
– Ookeane.
– Très bien Ookeane. Vous allez me suivre dans le camion. Je soignerai votre nez et vérifierai que vous ne souffriez d’aucune commotion.

Doc présenta le terminal de paiement devant le visage de la fille afin de scanner sa rétine, Doc avait bien appris sa leçon. Le terminal clignota d’un message négatif, inscrit en rouge et clignotant. Il secoua la tête d’un air faussement désolé.
– Malheureusement, vous n’êtes pas solvable. Et je vois que vous ne possédez aucune mutuelle ou assurance, alors… A moins que vous n’ayez des espèces sur vous, disons trois mille cinq, je ne pourrais pas vous prendre en charge.

Doc avait vu comme moi les quelques affaires que contenait la pochette de la fille, je trouvais son cabotinage ridicule. Indigne du pire comédien. La voix de Père qui suivait l’action par les récepteurs visuels et auditifs de mes collègues résonna fatiguée, à travers mon interface neuronale et leurs systèmes com.

” Les enfants, je crois que c’est encore un coup dans l’eau. La Dame Rouge va bientôt rétablir la circulation. Dans moins de soixante secondes, alors… Remballez tout, et retournez fissa au camion.”

Nous avons obéi à Père, naturellement. Bud prit le volant, Mila le siège passager à l’autre extrémité. Doc se cala au milieu, entre eux deux. C’était devenu comme une règle officielle et explicite, ma place assise sur le bloc-lits de réanimation, isolé des autres dans la partie médicale, à l’arrière du camion. Bud démarra le moteur quand la fille tapa contre la portière. Mila baissa la vitre.

– Excusez-moi, vous pouvez m’emmener avec vous ?
Mila :
— Non ma belle. Nous ne sommes pas un bus, nous ne chargeons aucun passager. Ce serait contraire au règlement.
Voix tremblante,
– Mais vous ne pouvez pas me laisser ici ?
– Tu ne m’as pas entendu la première fois ? Alors Je vais te le dire plus simplement : dégage ton sale cul et touches pas à mon putain de camion !

Mila remonta la vitre et ordonna à son frère de rouler.
Doc :
– On pourrait être sympa, pour une fois, non ?
Mila :
– Les affaires sont les affaires. Y a pas à être sympa ou pas.
Bud :
– Nous sommes encore sortis pour rien, j’ai horreur de ça. Je pense qu’on devrait la laisser monter à l’arrière. J’échangerai ma place avec Loss, et je me paierai sur elle.

Finalement je ne souffrais plus d’invisibilité. Par miracle, mon prénom était réapparu. Je profitais de l’occasion pour me rappeler à eux à travers la trappe en plexi :
– Nous pourrions revenir en arrière ? J’avais repéré un accrochage devant les ralentisseurs ?
Bud :
– De la taule froissée, rien de plus. On remballe. Nous avons assez perdu de temps.

La fille continuait à trottiner, parallèle au camion. Elle me faisait penser à un chien abandonné qui suivait la voiture de son maître. Un claquement puissant retentit, le bruit des ralentisseurs que la Dame Rouge rétractait, nous l’avions entendu d’ici. Les usagés trop longtemps forcés à l’arrêt se précipiteraient bientôt moteurs hurlants, une meute en pleine course. Des bêtes enragées d’avoir dû patienter, leurs feux comme des yeux, prêts à dévorer la nuit. A mesure qu’ils approchaient leurs grondements se transformaient en hurlement ; une centaine de moteurs, la reprise du trafic sur l’autoroute, c’était toujours sauvage, impressionnant. Même pour nous, bien à l’abri dans notre camion de quarante tonnes parcouru de leds rouges de signalement, des douze gyrophares de couleurs sang, isolé de leur sauvagerie mécanique sur notre voie d’urgence sécurisée par des murets en titane… J’entendis la fille restée dehors crier. Ookeane pleurait, tapait de plus belle contre la portière, en panique. Bud saisit le micro. Je ne sus s’il blaguait, peut-être à moitié, quand il lui demanda via les hauts-parleurs du camion,
– D’accord, mais si je te prends en stop, tu me laisserais te faire des trucs ?
Ookeane lui répondit d’un regard perdu.
Mila passa son bras par-dessus Doc pour frapper son frère. Aucun d’eux n’avait enlevé leurs systèmes coms. Même trappe fermée, je pouvais suivre leurs conversations.

Mila :
– Si cette pétasse entre, je la crève. Je te préviens Bud, je ne suis pas d’humeur.
Bud :
– Non mais t’as vu ses jambes ? Franchement, elle est bonne !
Doc :
– Il a raison.
Mila :
– Quoi ?!
Doc :
– Je voulais dire, je suis chirurgien à la base, non ? Alors en effet nous pourrions peut-être nous payer en nature ?
Père intervint :
” Hey, le frère et la sœur Déglingo ! Ça fait seulement six mois que Doc est parmi nous et c’est lui qui vous apprend le métier ? “

Les premières voitures arrivaient. L’une d’elle frôla Ookéane, plaquée terrorisée contre la portière de notre chariot.
Bud :
– J’ai pas envie de faire le chemin retour à peine rentré, j’en ai ma claque de ces conneries.
Père :
” Mais bougre d’idiot ! Vous ne revenez pas ! Vous l’attendez sans bouger d’un pouce ! “
 
Bud se dévissa le cou pour lancer un regard à l’extérieur. A travers mon hublot, je la regardais aussi. Ookeane chevauchait le muret en titane de la voie d’urgence pour rechercher le plus possible la sécurité de notre proximité, collée au camion. L’arrête du mur de sécurité lui cisaillait la chair d’une cuisse. Un filet de sang coulait le long de son mollet. Bud souffla, avança le camion au ralenti. Tant bien que mal Ookeane nous suivait. Elle avait abandonné ses escarpins et marchait pieds nus, ses bas tout déchirés. Éclairée par le rouge de nos leds de signalement, on l’aurait dit recouverte de sang. Une image prophétique. Les conducteurs guidés par un réflexe reptilien voulaient rattraper le temps perdu dans l’embouteillage, ils se battaient tous pour rouler sur les voies les plus rapides. Bud accéléra un peu afin de décoller la fille du camion, jusqu’à ce que la voix de Père retentisse :
” Arrêtez de la trimballer bandes d’idiots ! Dans six cents mètres, vous arriverez sur le territoire des 38-48 ! “

A ses mots, Bud stoppa net.
– Putain, mais on va pas rester là cent sept ans !
Père :
” La survie moyenne d’un piéton sur l’autoroute est de cinq secondes, ou à peu près. »
Bud jeta de nouveau un regard vers Ookeane, collée au camion comme une moule à son rocher.
– Ouais mais dans notre cas, je pense que cela va prendre plus de temps…

Excédée, Mila baissa la fenêtre et braqua sur Ookeane le canon de son .357 Magnum Hello Kitty série limitée.
– Casse-toi de là, pute ! Allez casse-toi, allez ! Pschht ! Schnell ! Verboten ! Du vent, ou je te jure que je te mets une balle dans la tête !

Ookeane terrorisée fut incapable de répondre, à part s’accrocher plus, une main sur la poignée de la portière, un pied-nu un équilibre sur le marche-pied.
– Okay, elle me saoule. Bud, enregistre-moi sur ton com !

Bud braqua sa visière d’enregistrement vers sa sœur, Mila prit un ton officiel,
– Ici l’équipe d’urgence autoroutière habilitée à travailler sur l’Autoroute du kilomètre 3527 au kilomètre 3577 depuis New-York. Nous sommes le 4 Septembre de l’an de grâce… Merde les gars, nous sommes en quelle année, déjà ?
Bud :
– Deux mille deux cent treize, ou quelque chose comme ça.
Doc :
– N’importe quoi. Nous sommes en deux mille deux cent dix… C’est simple, il suffit de calculer : j’ai commencé mes études de médecine en deux mille deux cent huit, et la formation de techno-chirurgien dure deux ans, alors logiquement…
Mila,
– Je vous remercie pour votre aide bande de crétins…
Puis reprenant son ton officiel à destination de la fille,
– Nous avons été appelés en intervention, et nous sommes maintenant agressés par un individu féminin de race blanche. Je vais donc devoir utiliser une arme létale afin de nous défendre, comme me l’autorise la loi autoroutière du Nouveau-Mexique.

Mila pencha son buste en travers de la vitre, un mouvement dangereux, si l’on considérait la circulation et les véhicules qui nous frôlaient, je n’aimais pas. Mila ne portait qu’un simple t-shirt, et un short taille-basse. Ce mouvement découvrit ses reins et le rebondit de ses fesses, en dessous. J’aimais ça. Elle posa le bout du canon sur le crâne d’Ookeane,
– Je te préviens gentiment : sois tu nous lâches, soit je te flingue, c’est ta dernière chance.
– Mais vous n’avez pas le droit de me laisser ici ! C’est un meurtre !

Mila posa sa main libre en travers de son visage, afin de se protéger des éclats d’os et de cervelle que son gros calibre ne manquerait pas de faire jaillir à bout touchant. Elle compta solennellement jusqu’à trois. Mais Ookeane ne lâcha pas. Mila revint à l’intérieur de l’habitacle.
– Putain de pétasse butée, on s’en sortira pas !
Bud :
– Alors laissons tomber. On l’embarque la gamine, je la travaille à l’arrière vite fait, et ensuite si tu veux, on la lâchera au milieu de l’autoroute pour te faire plaisir. Hein, t’en dis quoi ?

La voix de Père explosa simultanément à l’intérieur de nos crânes :
“J’en dis VAS TE FAIRE FOUTRE espèce de mongolien ! T’as une petite idée du montant de mes charges fixes ?! De combien je dois allonger tous les mois, rien que pour les flics ?! Je vous préviens tous : si vous ne me ramenez rien cette nuit, ce ne sera pas la peine de revenir ! PARCE QUE JE FERMERAIS BOUTIQUE ! “

Là-dessus, Père coupa les communications. Mila fit remarquer qu’elle ne l’avait jamais entendu aussi furax, le vieux. Un long silence se fit dans notre équipage.
Quand Bud eut son « idée de génie.”

Bud, à travers les hauts-parleurs du camion,
– Ookeane, il faut qu’on trouve une solution. Nous ne pouvons pas t’embarquer avec nous…
– je suis d’accord, écoutez ! Si vous me faites monter, je suis d’accord, vous pourrez me faire tout ce que vous voudrez !
Bud :
– Non, Ookeane… C’est impossible. Nous ne pouvons pas te faire monter avec nous, cela n’arrivera pas. Et il va bien falloir que nous partions parce qu’on vient de nous balancer une autre intervention, à cinq kilomètres d’ici. Mais je ne veux pas non plus te laisser seule, que tu te fasses écraser… Alors voici la solution. Sois attentive, je te parle de ta survie. Tu vois ce panneau publicitaire, là-bas en face, à dix mètres au bord de la route ? L’hologramme publicitaire avec la pute asiatique et souriante qui veut que l’on dîne dans sa chaîne de restaurants à sushis ? Écoute-moi bien chérie : ce panneau est célèbre dans tous le Mexique, tu sais pourquoi ? C’est par là qu’entrent les clandestins. Il y a un trou dans le grillage de sécurité. Et la hauteur de l’autoroute ne dépasse pas cinq mètres à cet endroit. Tu pourras sauter sans te faire trop de mal. Ensuite, tu pourras gagner la nationale, où quelqu’un de gentil te prendra en stop pour retourner à Carthage, ou à El Paso, ou où il te plaira ! Demain, tu te réveilleras dans ton lit, je te le promets. Et après-demain, tu auras oublié cette nuit de cauchemar. C’est rien qu’un mauvais moment à passer. Nous allons maintenant t’accompagner vers ce panneau, pour que tu puisses traverser la route.”

Nous avons donc escorté la fille. Mettant à profit ces quelques minutes où nous avancions au pas, Doc s’injecta une verte, et Mila n’essaya pas de l’en empêcher cette fois. L’hologramme publicitaire présentait une femme, une asiatique, gros plan sur son visage, ses lèvres rouges, ses yeux étirés et noirs-rimmel, puis un recul brutal, et une vue de sa silhouette. La femme se mit à danser. L’apparition virevoltait autour des slogans et des images de sushis rebondis. Retour à son visage plein. Sur son visage, une expression intense, extatique. La publicité avait été conçue pour être visible et audible des chauffeurs roulant à plus de deux cent cinquante kilomètre heure, notre équipage se trouvait à l’arrêt, juste en face, de l’autre côté de la six voies. La force du son faisait trembler le camion. Un léger décalage de la piste son eut bientôt pour effet le chevauchement des slogans récités en anglais, en espagnol, en chinois et en japonais. Ils finirent par se superposer pour former une langue ancienne et oubliée. Elle me fascinait. Son visage, son corps, elle était une déesse immense qui me dévisageait à travers le hublot de la remorque médicale, moi, créature si minuscule et infinitésimale, si pathétique, sans aucune importance dans le Monde des Hommes… Comment pourrais-je en avoir dans celui des Dieux ?
Le bruit sourd d’un choc plus une ombre rapide. Ookeane venait de plaquer sa main, doigts écartés à plat, contre mon hublot. Je posais ma paume à l’endroit exact où se trouvait la sienne. La différence entre la déesse publicitaire qui s’ébattait derrière, haute de ses dix mètres, et Ookeane terrorisée qui me jetait un regard suppliant remplis de tous les rêves qu’elle comprenait bientôt brisés, cette différence entre la femme vaincue et mortelle et la déesse sauvage et triomphante, cette différence m’était insoutenable. Ookeane m’implorait derrière le plexi du hublot, ses lèvres se mouvaient, silencieuses. Elle répétait le mot “pitié”. Je devais m’arracher à sa défaite, mon regard se mit à errer. Mes yeux glissèrent, par-dessus ses yeux mouillés, son visage tuméfié et ses cheveux abîmés. Je me perdis dans la contemplation des jambes de la déesse qui dansait dans les cieux. Ses jambes si hautes, une géante. Une géante à la danse lascive. Un titan féminin à l’origine des dieux. La Déesse sut que je la voyais, dans toute sa terrible puissance, pour de vrai. Alors elle prononça mon nom, en utilisant son langage étrange fait à partir de ceux des Hommes mélangés. La Déesse m’appelait… Lossss… Lossss… La Déesse psalmodiait mon nom. L’hologramme publicitaire pour une chaîne de sushis n’en était pas un, je contemplais l’incarnation visuelle et électrique de l’autoroute. La Dame Rouge dansait, afin de célébrer le sacrifice que nous nous apprêtions à lui faire. Elle était si grande, si belle. La Dame Rouge avait faim. La Dame Rouge était toujours affamée. Je ne sais ce que comprit Ookeane à la lecture de mon expression, mais elle reprit sa main précipitamment, comme si je l’avais brûlé. Elle se plaqua dos au camion. Je pouvais voir son profil ainsi, ses paupières fermées, sa respiration, son buste qui montait et descendait, saccadé.

Bud l’encouragea à travers le micro :
– Vas-y chérie ! Profites-en, la circulation s’est calmée ! Tu y es presque arrivée…

Après quelques secondes Ookeane ouvrit les yeux. Elle prit une longue respiration, comme si elle s’apprêtait à plonger, puis tremblante, fit un premier pas pour traverser les six voies. C’était la première fois qu’elle s’éloignait de notre camion.

Mila,
– Je vous parie 100 dollars sur notre prochaine prime que cette pute dépassera pas deux voies.
Doc :
– Tenu. Je parie qu’elle atteindra à la troisième.
Bud :
– Et moi, la cinquième. Parce que je la sens vaillante, cette petite ! Loss mon pote, t’es toujours branché ? T’en dis quoi, toi ?

Je ne savais quoi leur répondre, comment leur exprimer ce que je percevais, ce syncrétisme mystique et technologique, la naissance et la danse d’une déesse incarnée dans un hologramme publicitaire… Je fis de mon mieux pour leur expliquer :
– Il faudrait nous demander pourquoi la Dame Rouge n’est jamais rassasiée, je crois… Je pense qu’elle est colère. Par le crime que les Hommes réalisèrent sans conscience du mal qu’ils infligeaient.

Bud commenta d’un « merde, on a perdu notre mécano », Mila prétendit que j’étais toujours “autant flippant et taré”, sur l’autoroute la circulation donnait l’apparence de s’être calmée. Mais Bud avait menti. Il serait impossible à Ookeane de traverser. Après avoir bataillé pour les files les plus rapides, la circulation se répartissait désormais sur l’ensemble des voies, chaque véhicule avançant à une vitesse comprise entre cent cinquante et trois cent kilomètres / heure. Le même problème, mais comportant plus de variables. Ookena fit un pas, franchit la première voie, la plus extrême, et se trouva presque au milieu de la seconde quand Mila sur le point de perdre son pari hurla « Vas y ! Mais fais-toi shooter MAINTENANT ! » Chacun se mit à vociférer, comme s’il s’agissait d’un cheval de course. Bud ouvrit le micro afin qu’Ookeane profite de leurs encouragements. Arrivée à un quart de la quatrième voie, les choses se compliquèrent pour elle. J’utilisais mon interface neuronale afin de deviner la séquence salvatrice. Sprint sur deux mètres, stop de trois secondes, puis sprint sur trois mètres plus recul immédiat d’un pas, stop, quatre secondes, et enfin un sprint final qui devrait se terminer par un bond par-dessus la balustrade. Ce serait l’instant où Ookeane s’apercevrait que Bud lui avait menti à propos de la déchirure dans le grillage de sécurité et les cinq mètres de hauteur censés séparer l’autoroute du monde libre. Mais Ookeane ne possédait pas d’interface, elle ne pouvait calculer seule la séquence qui lui aurait permis de traverser la route. Elle ne sut jamais si Bud lui avait menti ou pas, parce qu’un véhicule la faucha, avant qu’elle n’arrive à la cinquième voie. Des hauts parleurs du camion surgit un cri sauvage, un genre de hourra.

Bud :
– Merde, elle est passée où ?
Mila :
– Je crois que nous avons tous perdus.
Bud :
– Non ! J’ai gagné ! Regardez la-bas, à vingt mètres, pile au milieu de la cinquième voie !
Doc :
– Tu n’as pas gagné puisqu’elle a rebondi contre un pare-choc pour arriver là-bas ! Et puis, le pari était qu’elle arrive vivante sur la cinquième voie.
Bud :
– Peut-être qu’elle n’est pas morte ? Nous n’allons pas tarder à savoir…

Dans un clac, l’autoroute fit surgir ses ralentisseurs. Nous attendîmes quelques secondes dans le camion afin de laisser les derniers véhiculent quitter le secteur. Par chance, le seul engin à emprunter la cinquième voie après la collision fut un véhicule automatique de transport de fret. Son ordinateur repéra la forme humaine étendue devant son pare-choc, et les autres voies étant désertes, le lent et lourd mastodonte s’octroya le luxe de déboîter, afin de ne pas lui rouler dessus. Nous étions tous déjà en mouvement. Je n’avais pas à prendre mon matériel, ni Bud et Mila leurs outils de désincarcération, alors nous nous sommes chargés de tout le matériel médical possible et avons couru vers sa position. La fille n’était pas tout à fait morte, même si cela ne tarderait plus. Une moitié de son thorax avait éclaté sous le choc. Bud déploya le pied d’un halogène gyroscopique, Mila râlait, je compris que Bud comptait tourner une vidéo pour la chaîne monétisée que Mila et lui nourrissaient sur les subréseaux. Bientôt il ferait froid, Mila sortirait en intervention habillée d’une large doudoune de sécurité thermo-régulée, et le nombre de vus de leurs vidéos comme leurs revenus baisseraient de moitié. La plastique de Mila alliée aux carnages auto-routiers, il s’agissait du mélange qui excitait le plus leurs abonnés. Ce soir, Mila était parfaite avec son short moulant, son t-shirt coupé au-dessus du nombril et sa casquette au slogan qui promettait aux éjaculateurs précoces de ne jamais entrer dans le Royaume des Cieux …
Père :
« Loss, mais qu’est-ce que tu fous avec le paravent ?!”
Je me précipitais et plantait la lance à côté de la tête de l’accidentée. La pointe en iridium s’enfonça sans effort dans le revêtement de la route. Aussitôt, des baleines de lumières se déployèrent, nous entourant de larges palets holographiques opaque, des brouilleurs qui nous rendaient invisibles aux optiques des drones privés.

Doc :
– J’ai combien de temps ?
Père :
“Dix minutes. Il s’agit du délai standard accordé aux interventions à but purement médical.”
Doc :
” Très bien, alors je laisse tomber le cerveau. Ce serait beaucoup trop long.”

D’un doigt, Bud releva un peu la jupe d’Ookeane, pour filmer à travers sa visière com sa culotte blanche en coton.
– Cette vidéo sera exclusivement réservée aux membres premium de la chaîne des 27-37 ! Regardez un peu les gars, mais quel gâchis ! Tu en penses quoi, toi, sœurette ?

Doc avait placé des écarteurs afin d’extraire ses globes oculaires. Je vis une larme couler le long d’une pommette d’Ookeane. Elle semblait enfin calme, en paix. Mais elle n’était pas tout à fait morte, je pouvais la voir respirer. Doc plaça un troisième écarteur en haut et en bas de sa mâchoire, puis à l’aide d’une pince, tira pour sortir sa langue. Il posa le fil d’un scalpel entre la commissure de ses lèvres. La lame s’enfonça, tranchant la joue d’Ookeane puis sectionnant son articulation mandibulaire. Sa mâchoire s’afaissa soudain. Les techniques et les gestes nécessaires aux prélèvements d’organes sur un corps humain me semblaient plus simplistes et plus barbares que ceux que je pratiquais sur les véhicules. Une connexion réseau, plus un téléchargement de quelques pétaoctets de données chirurgicales me suffiraient à acquérir les talents du Doc, et même, avec du bon matériel, à le supplanter.
Bud m’ordonna de dégager de son champ, j’obéis. Je pris du recul.
Malgré ses longues jambes, ses bras, ses cheveux si noirs et ses mouvements… L’image de Mila avait perdu de son intensité dans mon esprit. Mais avant quoi, ou avant qui ? Mila était un paysage paradisiaque qui m’attirait, mais je la savais illusoire. Comme si elle avait été fabriquée à grands coups de pixels et de plaquage de textures. Humainement, Mila était factice. Elle possédait moins de réalité que l’hologramme publicitaire. Je l’admirais un instant, s’agiter au premier plan.
” Salut à tous ! Ici Mila, des 27-37 ! Regardez cette pauvre fille ! Elle s’est faite tabasser puis jeter en plein milieu de notre autoroute ! Elle s’appelait Ookeane, et nous n’avons rien pu faire. Si des proches d’Ookeane visionnent cette vidéo, sachez qu’elle n’a pas souffert. Enfin, tout ce que nous pouvons désormais, c’est honorer sa mémoire. Notre nouveau Doc que vous voyez là-derrière s’occupe de prélever ses organes, pour quelqu’un qui en aurait vraiment besoin, et qui serait prêt à payer pour ça. Peut-être un enfant gravement malade, qui sait ?”

Une lumière bleue dont je n’arrivais à définir l’origine nous inondait. Un grondement sourd me détourna de l’accident. Dix mètres plus bas, à hauteur du panneau que nous avions dépassé, l’hologramme publicitaire, l’incarnation de la Dame Rouge, avait cessé de danser. Tournée dans ma direction, souriante et immobile, la géante me dévisageait avec toujours cette pleine béatitude affichée sur ses traits. Je m’assis. Mes mains sur l’asphalte, je pouvais sentir les infimes bourdonnement de milliers de câbles électriques et fibres optiques enterrés sous l’autoroute. Le visage féminin de la Dame Rouge s’étira, se mit à grossir, de plus en plus, et s’étendit partout au-dessus de ma tête, remplissant les cieux où elle devint… Cosmique…
Un bourdonnement désagréable apparut aux confins de mes perceptions, il s’agissait de Bud.
Bud me hurlait dessus.
– Loss merde ! Mais qu’est-ce que tu fous ce soir ?! Je t’ai demandé d’aller nous chercher nos flingues !

Le visage gigantesque et féminin avait quitté le ciel, ne demeuraient que les étoiles presque invisibles derrière les lumières de l’autoroute. L’hologramme avait repris une posture standard. Elle s’agitait de dos, éternelle prisonnière de son panneau publicitaire, dix mètres plus bas. Je me précipitai vers le camion. Bud m’arracha le revolver de sa sœur, Mila prit le fusil. Elle commenta pour la caméra…
– Hey mes abonnés, regardez un peu qui vient nous rendre visite ce soir !
Père :
“Doc, ça commence à chauffer, t’en es où ?
– J’ai presque terminé, presque…
– Loss, commence à charger le camion. Les deux autres, arrêtez votre connerie de vidéo et protégez notre médical.”

Un junkie technologique, un scavenger, avait rampé des bas-fonds et demeurait immobile, tête en bas, accroché au grillage de sécurité par ses griffes rétractables, son attention prédatrice et ses optiques entièrement focalisées sur Ookeane. Ou ce qu’il en restait, après le travail du Doc.

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Lapicque Arthus
Lapicque Arthus
4 années il y a

Bien cool ce début de dystopie. Le narrateur est original avec sa perception neuro-logique. Ton univers prend forme sans forcer en même temps que tes perso. c’est à la fois déshumanisé et désespérément humain. Rien à dire sur l’écriture. Quelques fautes d’orthographe repérées par-ci par-là : "l’équipe que le tient"–> "tien" ; "assit sur son dos" –> "assis". Juste une remarque : on apprend qu’il fait nuit un peu tard lors du chapitre Ookeane. J’attends la suite.

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