L’Autoroute du Diable, VII

13 mins

(musique originale : streetfighters, Marcin Przybylowicz, cyberpunk 2077 soundtrack)

– Je lui demandais des réparations.

Dans sa caravane, Père m’avait désigné son siège, derrière les moniteurs de surveillance. Tout en se dirigeant vers le coin-cuisine pour se faire un café, Père avait réitéré la question que Bud m’avait posé plus tôt, dans le camion :
” alors petit, qu’est-ce que tu étais si pressé de lui demander, en plein milieu de la nuit, hein ?”

Père était humainement bien plus évolué que Bud, aucune comparaison. Père avait une conscience aiguë de sa présence. Il ne l’avait jamais considéré comme une vulgaire autoroute. Il avait foi en elle, en sa puissance. Mais Père m’avait appelé “petit”, et non “fils”… Père, attentif à l’ébullition, n’avait pas posé son regard sur moi depuis j’étais entré dans sa caravane, suite à sa demande d’explication.

– Père, je te présente mes excuses, pour t’avoir réveillé. Mais je devais lui parler. Lui demander des réparations intéressantes, et rémunérées.
– Les affaires ne vont pas très bien en ce moment, il est vrai. Mais grâce au Doc, c’est loin d’être une catastrophe.
– J’ai besoin de réparer. De me sentir utile. De trouver un sens, à ce que je fais.
– Je croyais que tu ne me mentirais jamais.
– Jamais.
– Pourtant, c’est ce que tu viens de faire. À l’instant.

Père était revenu avec sa tasse de café, j’avais toute son attention, il me fixait. Je préférais encore lorsqu’il m’ignorait.

– Tu me mens, Loss. Lorsque tu prétends que c’est pour le bien de l’équipe que t’es parti la prier. Tu viens de me l’avouer, à l’instant : tu as perdu « le sens ». Tu as donc agi dans ton seul intérêt. Et tu voulais me faire croire que non. Est-ce que tu lui mens aussi à notre Dame, dans tes prières ?
– NON !
– Et en plus tu t’énerves contre moi maintenant ?
– Non. Père, je ne lui ai pas menti. Je ne vous mentirai jamais.
– Et tu es sorti nu.

Bud, cet imbécile, n’avait pas compris qu’il se parjurait en promettant de couvrir ma nudité alors que Père se trouvait sûrement avec nous, dans le camion, via le système com.

– Tu sais, je pourrais m’en foutre que tu te promènes tout le temps la queue à l’air. Tous les autoroutiers trimballent leurs lots de bizarreries. Le problème, c’est que ta nudité est l’équivalent d’une jauge de compte-tours pour une bagnole. Quand tu ne supportes plus tes vêtements, c’est que tu vas pas bien, t’es en surchauffe moteur. En ce moment, t’es tout le temps à poil, alors je ne te le demanderai qu’une fois, fils : est-ce que je peux toujours compter sur toi ? Ou as-tu besoin de grandes vacances ?
– J’ai demandé à Dame de faire disparaître notre nouveau Doc.
– Et pourquoi tu voudrais une chose comme ça ?

Je n’avais jamais menti à Père, ni à l’autoroute. Mais Père en revanche… Je voyais clair dans son jeu. Père se servait de Mila pour que le nouveau Doc ait envie de rester avec nous. Père avait agi de la même façon, avec moi, du temps de mon arrivée à la casse. Quel respect portait-il à Mila ? A ses yeux, était-elle comme ces pauvres filles qui hantaient les bouges infestant les bas-côtés de chaque sortie d’autoroute ? Et quel respect me portait Père, n’étions-nous que ses pions ?

– Père… A la mort de Doc l’ancien, j’ai téléchargé des millions de pétaoctets de données chirurgicales, je suis capable…
– Oh, je le sais. Tu peux réaliser un tas de trucs extraordinaires, grâce à ta connexion. Mais Loss, réponds-moi : pour quelle raison t’es allé prier la disparition de notre nouveau Doc ?
– Il souffre du syndrome 21. Il finira par nous quitter, de toute façon.
– Tout le monde meurt un jour. Et tu n’as pas répondu à ma question.

J’avais le choix entre deux routes, deux directions opposées possibles à suivre lors de cette conversation. La première aurait consisté à interroger Père sur l’interaction qu’il avait encouragée entre le nouveau Doc et Mila. Aborder ce point, lui parler avec franchise, c’est ce dont j’avais envie, mais Père n’en serait pas sorti grandi. Car alors j’aurais forcé Père à l’admettre : dans son cœur et malgré ce qu’il prétendait, notre bonheur, mon bonheur, n’avait jamais fait partie de ses priorités.

– Ce nouveau Doc ne convient pas à nos interventions.
– Il serait incompétent, c’est ce que tu prétends ?

Père, et sa Grande Hypocrisie. Père avait compris où je l’emmenai afin de le ménager, il en était ravi. Où se trouvait alors sa si précieuse « obligation de vérité ” entre nous deux ?
– Non. Ses gestes sont à la mesure de ce que nous pourrions attendre d’un techno-chirurgien. Le problème vient de son attitude. Ce nouveau Doc ne facture pas. Il a même soigné des clients de pathologies antérieures à leurs accidents. Et il prescrit gratuitement. Tu le sais, tu suis nos interventions par coms. Son attitude est incompatible avec nos valeurs et nos besoins.

Père éclata d’un grand rire.
– Loss, toujours à te soucier de la cellule, hein ! A te torturer, à porter des croix qui ne sont pas les tiennes ! Mais tu as entièrement raison, seulement, je vais te l’expliquer : notre « nouveau doc », comme tu l’appelles, Tom, est un cheval sauvage. Et tu sais comment fonctionnaient les chevaux, avant ?

J’émettais une nouvelle prière silencieuse à la Dame Rouge pour que Père ne parte pas dans l’une de ses allégories incompréhensibles, pas maintenant. Pas alors que nous nous trouvions si près de nommer le poison qui me tuait un peu plus chaque jour. Ce fut comme si Père lisait dans mes pensées :
– Mais si, tu vas comprendre le rapport, parce que t’es pas un idiot. Du temps où notre pays comptait encore des chevaux sauvages, il était impossible de leur mettre une scelle sur le dos. C’est normal, non ? Imagine ce qu’ils pouvaient ressentir ? Sans compter les mors que les Hommes leur fichaient dans la bouche… Tu sais comment on s’y prenait, pour les monter ? C’était simple, on les brisait les chevaux. Physiquement et mentalement, c’était la solution. Doc est un cheval sauvage, pour l’instant il fait ce pour quoi la nature l’a créé. Il galope, il soigne des gens, ce genre de conneries… Pour l’instant, Tom vit à l’état sauvage, il n’est pas encore brisé. Mais ça viendra. Car c’est ce qui se produit toujours, chez les chevaux et les autoroutiers.
– Comment le briser, Père ?
– Il nous suffit d’attendre, d’être patient. La Dame Rouge va s’en charger pour nous. Un jour prochain, vous partirez en intervention. Une qui se montrera toute spéciale, pour lui. A cette occasion notre Dame lui mettra un mors dans la bouche, plus une scelle sur le dos. Fais-moi confiance, fils, tu verras.

Les allégations de Père : incompréhensibles. Par le passé, pour avoir perdu des journées entières à réfléchir à ses propos, je savais que je ne devais chercher aucun point de comparaison logique entre le Doc et des chevaux au-delà du fait qu’ils faisaient tous deux partie de la catégorie des mammifères sociaux. Inutile de m’intéresser à ces animaux. Mais j’avais compris l’idée générale. Un jour, par la grâce mystérieuse de la Dame Rouge, le nouveau Doc deviendrait exactement comme nous – ce qui amena une autre interrogation terrorisante, à mon sujet, cette question que je n’osai poser à Père : où, quand et comment, j’avais été brisé ? Je n’en gardais aucun souvenir…

Père me raccompagna à la porte. Il m’enjoignit de venir le voir, si je me sentais mal. Il proposa de m’accompagner prier la Dame Rouge, un de ces jours. Il me demanda de veiller à garder mes vêtements en dehors de la casse. J’aurais pu tomber sur Shérif, sur ce point il avait raison. Notre entretien terminé, je descendis les trois petites marches de sa caravane.
– Père ?
– Quoi ?
– Tom n’est pas bon pour Mila.
– Loss, nous en avons parlé des milliers de fois, et tu étais d’accord : tu fous la paix à Mila.
– Mais il ne la rendra pas heureuse. Parce qu’il va mourir.

Père me regarda d’une façon étrange. Il descendit à son tour les petites marches, et me chuchota à l’oreille :
” Le bonheur ou le malheur, fils, tu sais, c’est pas vraiment l’important. Vivre libre est la seule chose que l’humanité recherche. Tu devrais comprendre ça mieux que quiconque. Et Mila, si elle décide de retrouver sa liberté à travers un mourant, cela ne te regarde pas. Il faut que tu la sortes de ton esprit. Tu dois lui foutre la paix. Tu nous l’avais promis.”

Père se contredisait.
Il prétendait que nous avions été domestiqués par l’autoroute, mais Père faisait aussi l’apologie de la liberté individuelle, qu’il élevait au rang de valeur suprême, un paradoxe. Et un non-sens, dans le cas qui nous occupait. J’étais le seul capable, à travers mon amour, de rendre sa liberté à Mila. Je le lui avais déjà proposé.
Un mois plus tard alors que je ne réfléchissais plus à ses divagations, les paroles de Père se rappelèrent à moi. Finalement, Père avait eu raison. Notre nouveau Doc s’était fait briser par la Dame Rouge. Cet évènement se produisit lors d’une intervention particulière, tous le crurent, mais tous se trompèrent. Le mors plus la scelle ne vinrent pas le jour du transporteur de bétail. Doc avait déjà commencé à se fissurer, un peu avant. Lors d’une intervention banale sur une auto-loc. Un père et sa fille qui avait eu un accident. J’y ai repensé, plus tard, souvent. Comment les Hommes pouvaient changer du tout au tout, si mystérieusement ? Puisque Père l’avait anticipé, il s’agissait d’un phénomène hautement prédictible. Un phénomène qui possédait la constance d’une théorie thermodynamique. L’autoroute avait dû me briser, aussi. Si ce souvenir existait dans ma mémoire, il m’était impossible d’y accéder. Par la faute à cette connexion neuronale. Avec un mors dans la bouche, plus une scelle sur le dos, Doc sembla complètement changé. Mentalement et physiquement. Son visage autrefois dessiné dans un ovale rond devint émacié. Des cernes foncés naquirent sous ses yeux. Ses yeux se mirent à briller, d’une lueur fiévreuse. Par quel processus me demandais-je, les Hommes pouvaient changer si violemment ? Mais peut-être ne s’agissait-il pas d’un changement de nature, plutôt d’un changement d’état. Le nouveau Doc restait le même homme, mais dans un état différent. Décidément, les théories basiques de thermodynamique convenaient bien. Comme un liquide chaud refroidit irrémédiablement sans intervention extérieure, ou comme une balle qui subit le frottement de l’air finit par s’arrêter de rebondir, Doc s’était définitivement refroidi, il ne rebondissait plus, cependant… Un liquide refroidit ou une balle au repos n’en sont pas moins heureux. Leurs valeurs restent identiques. Doc lui, devint malheureux. J’avais beau réfléchir à son cas sous des angles rationnels et différents, au contraire du liquide ou de la balle, Doc était en quelque sorte “moins” qu’avant. Cette nuit où nous avions roulé au pas dans le camion, alors qu’Okeeane nous suivait en trottinant, son rimmel coulé comme un clown triste, elle nous suppliait de monter, mais… Le Doc de cette nuit-là, le Doc au mors dans la bouche et au dos harnaché, ce Doc-là était inférieur à celui qui se présenta à moi un matin, au lendemain de notre intervention ratée sur la Subaru. Je l’avais anticipé. D’un naturel réservé, je savais que notre nouveau Doc viendrait à mon contact, qu’il tenterait de se rapprocher.
– Pourquoi tu la regardes toujours ?
– Pardon ?

Occupé à rêver, je ne l’avais pas entendu arriver.
– J’ai remarqué que tu regardais souvent dans la direction de cette vieille antenne, là-haut ?
– Oh…

Dans ce souvenir, je dévisage le nouveau Doc. Sa physionomie est toujours ovale, et ronde. Son regard pas encore obscurci d’une lumière fiévreuse. C’est un doc à l’état sauvage. Si je pouvais remonter le temps à travers mes souvenirs, je lui prédirais son futur, je lui annoncerais : ” tu changeras, bientôt, et cela te rendra malheureux ». Mais remonter le temps est chose impossible. Alors, je porte mon attention sur la magnifique antenne rouge, brandie victorieuse, par l’horizon. Elle veille sur notre casse avec ses deux-cents vingt-quatre-mètres de haut. Je réponds à notre médical :
– J’imagine l’argent que nous pourrions gagner en la désossant. Sa tête de deux kilos est en californium pur.
– Mais c’est une Mother-Métal. Elle a été impliquée dans l’anéantissement de l’ancien Monde.
– Pas le Monde, non, seulement l’Europe. Le Monde, nous nous en sommes chargés suffisamment.
– Je voulais dire, cette antenne est plus férocement gardée qu’une réserve d’or fédérale.
– C’est ce qu’ils prétendent, les autres, oui. Mais nous ne le saurons jamais si nous n’allons pas voir.

Le nouveau médic me tend la main en se présentant d’un “Tom”.
– Nous n’avons pas encore eu le temps de discuter ensemble…

Je l’avais applaudi lors de son arrivée, et j’avais été le seul à l’applaudir, conformément au désir de Père. Ce matin-là, j’estime mes applaudissements suffisants. Tom reprend sa main, dépité. Je fuis cette discussion inintéressante dans la contemplation de Mother Métal.
– Le directeur m’a expliqué, tu sais, pour ta connexion neuronale…
– Oui.
– C’était… Impressionnant. Pour tout te dire, hier lors de l’intervention sur la Subaru, quand tu t’es connecté, c’était la première fois que je me trouvais aux côtés… Que je me trouve si proche, de quelqu’un en possédant. Quand cette technologie est sortie, les technochirurgiens en étaient équipés, mais plus maintenant. Aujourd’hui dans le monde médical, elle est réservée à quelques rares techs orientés recherche et développement. Je peux te demander comment c’est arrivé ?
– Non. Cette connexion appartient au passé.
– Je vois… Tu ne veux pas en parler.
– Non, ce n’est pas ça. Je connais de grandes difficultés à accéder à mes souvenirs. La pose de cette connexion a entraîné des dysfonctions mémorielles majeures. Alors j’évite de me torturer. Et puis, comme le dit Père, le passé, « c’est bon pour les blaireaux ».
– Le directeur est ton Père ?

Dans mon souvenir, je me détourne de la Mother-Métal pour observer ce nouveau médic. Et je me demande jusqu’à quel point il est idiot.
– Non. Il n’est pas mon père biologique. C’est une façon de parler.

De retour à Mother Metal, j’utilise mon regard périphérique pour observer le nouveau Doc. Il hésite, il a quelque chose à me dire, sa respiration s’est faite légèrement saccadée…
– Tu as entendu parler de la théorie appelée « réorganisation neuronale ?”

Le pied unique de Mother Metal est en béton. Ses fondations plongent dans la Roche-mère originelle, à plus de deux mille mètres de profondeur. Son corps est rouge, et blanc, et ses couleurs sont restées vives, même après tant d’années. Au-dessus de son buste s’étendent ses bras, au bout desquels ses longs doigts d’aciers sont tournés vers le ciel. Je préférais sa vision nocturne, avant. Quand ses avertisseurs lumineux étaient allumés. Mais il y a un an de cela, les instances fédérales les ont coupés. Logique, plus aucun appareil ne survole le pays, depuis près de vingt ans.
– On parle toujours de ta connexion comme si elle était l’élément le plus important du système, mais elle n’est qu’un simple câble hyper-coaxiale.

Le Doc se lance enfin dans le petit discours qu’il avait prévu. Il l’a sûrement répété avant de se présenter à moi. Sur le marché noir, le californium pur utilisé pour fabriquer la tête de Mother Metal s’écoule à cent quatre-vingts millions le gramme, et il y en a deux kilos. Je ne comprends pas la réticence de l’équipe à au moins aller voir Mother Metal. Elle n’est peut-être pas aussi bien gardée que ce qu’ils prétendent.
– Le prodige ne vient pas de la connectique, mais de l’interface implantée dans ton cerveau. Contrairement à l’idée répandue, les dysfonctionnements mémoriels dont tu souffres ne viennent pas d’un trauma généré par sa pose. J’ai vu passer une étude récente, une étude en cours, lorsque j’étais interne à Carthage Del Cristo : au contact de l’interface, il semblerait que tes synapses modifient leurs architectures. Cela signifie, selon cette théorie, que tes troubles sont réversibles. La structure de ton cerveau est en mutation. Loss, si tu es d’accord, je pourrais te faire passer des scans, nous avons tout le matériel ici – et contacter les responsables de l’étude ? Ils ont mis au point un protocole médicamenteux pouvant t’aider à…

Absorbé par la beauté des lignes de Mother Metal, je laisse le nouveau Doc à son délire, où il ne s’imagine plus médical d’une cellule d’autoroutier, mais pilotant des recherches neurologiques avancées. Après m’avoir pris les interventions lucratives, sur le point de m’enlever Mila, ce nouveau Doc rêverait que je devienne en plus son cobaye. Je le laisse exposer l’ensemble de ses arguments, jusqu’à son silence, relatif, puisque nous nous trouvons si près de la Dame Rouge et de ses éternels rugissements. La logorrhée du doc finit par cesser. Sans me détourner du spectacle de l’antenne, je lui réponds :
” J’aime Mila. Je l’aime, elle est la raison de ma présence ici. Elle est la raison pour laquelle je vis.”
Un autre silence, Doc accuse le coup. Je viens de lui exposer les enjeux de nos interactions. Je me lève du capot de l’épave, et je le laisse là.

Conformément aux prédictions de Père, Doc se brisa un peu plus tard, mais il commença à se fissurer un peu avant, lors d’une banale intervention sur une autoloc. Un père et sa fille avait eu un accident. Un chauffard les avait touchés, de plein fouet, sur le côté du siège passager. Le minuscule véhicule automatique s’était déporté, avait percuté une autre voiture, puis rebondi le long du mur en titane. Immobilisation automatique de l’autoloc, envoie de son signal d’urgence, procédure standard, pour un autoloc. Le père qui conduisait avait la main cassée. Sa fille, en revanche, souffrait d’un trauma crânien. Doc l’avait placé en coma artificiel, le temps de l’opérer, afin de résorber l’œdème. Moi, je n’avais rien eu à faire. Presque rien, hormis monter l’autoloc accidenté sur le camion. Le véhicule appartenait à une compagnie, il m’était contractuellement interdit d’y toucher. Les clients avaient contracté l’assurance standard de l’Autoroute. Il s’agissait d’une formule mise au point récemment par la Dame Rouge, à destination des usagers occasionnels, qui pouvaient acheter une couverture médicale et mécanique pour un aller, ou un aller-retour, nous étions payés au forfait. Cette intervention ne nous rapporterait presque rien, je désespérais. Moins que rien, même. Si nous convertissions le temps passé, nous étions tous déficitaires. Car non content d’opérer la fille à l’intérieur du camion, alors que nous étions seulement payés pour son transport vers un hôpital dans le système réha embarqué, notre nouveau Doc avait décidé de soigner aussi la main du père. Assis sur le sol de la voie sécurisée d’urgence qui nous était réservée, Doc posait une attelle. Je calculais mentalement le montant des frais que nous aurions été en droit de réclamer. Doc fournissait les services d’une assurance platinium, rien que ça. Le vieil homme à la main cassée pleurait, il était encore sous le choc. Doc le rassurait. L’opération sur sa fille s’était parfaitement déroulée, elle était sauvée. L’homme racontait à Doc qu’ils allaient à Carthage, qu’elle avait eu une bourse, pour ses études, qu’elle intégrerait une université de bio-tech appartenant à la Dream-Corp…

Bud :
– Hey Loss, réveille-toi un peu. Viens par là…

Je suivis Bud. Il déploya un paravent holo, qu’il positionna à l’arrière du camion.
– Tu fais le guet, mon pote.

J’utilisais les données médicales que j’avais téléchargé à la mort de Doc l’ancien. Les chiffres annoncés par les monitorings étaient parfaits. De son côté, Bud avait ouvert la bulle du sarcophage de réha, et baissé pantalon et culotte de la fille, sur ses mollets. Les constantes de notre cliente étaient stables. Sur la tablette, je jetai un coup d’œil à son scan, et consultai l’historique. L’œdème se résorbait, Doc avait bien travaillé. Dans l’espace exigu, Bud posa les jambes de la fille contre son épaule droite. Elle était blonde, sa peau était très blanche. Dans de lentes amplitudes de bassin et dans un silence religieux, Bud commença à la violer. Je le laissai à ses affaires et me faufilai hors du camion. Je restais un moment à l’arrière, appuyé contre l’une des portes. Je passais ma main dans les pâles opaques du paravent holo. L’illusion que ma main disparaissait, je réfléchissais. Père ne réagissait pas aux interventions gratuites du Doc, alors pourquoi me priverais-je de réparer gratuitement l’autoloc ? Pour la beauté du geste. Pour passer le temps. Pour le faire, parce que je savais réparer les voitures aussi bien que Doc savait réparer les gens. Via mon interface, je consultai les dommages de la voiture. La réparer, peut-être pas entièrement, mais au moins travailler sur les déformations de son bas de caisse, et la reformer, à l’aide de mes outils à fusion. C’était possible, je devais seulement redescendre le véhicule du camion. J’aurais besoin d’une demi-heure. Si je me fiais aux données médicales téléchargées dans mon interface, et sauf complications, Doc aurait envie de réveiller sa cliente de son coma artificiel au plus tôt, avant de la transporter vers l’hôpital. Après tout, son opération s’était bien déroulée. En partant de cette hypothèse probable quant aux futures décisions du technochirurgien, nous pouvions rester bloqués ici une heure. Avec ce temps à profit, je pouvais tenter de remettre l’autoloc entièrement en état… Je me lançai ce défi. Quand soudain, la vision de Doc contraria mes plans. Il avait quitté la main cassée de son patient et se dirigeait droit sur nous, sans aucune raison valable, puisque les données des monitorings lui étaient communiqué en temps réel à distance. Je tournai légèrement la tête en direction du camion. Bud ahanait, entre deux insultes balancées à la fille inconsciente. Il la traitait de “salope”, il lui murmurait qu’il « défonçait bien sa sale petite chatte de pute », ce genre. Le plus discrètement possible, je quittai mon poste en prenant soin de ne pas apparaître dans le champ de vision du Doc qui s’avançait énergiquement en regardant ses pieds. A l’avant du véhicule, je fis semblant de m’intéresser aux fixations de l’autoloc. Enfin un évènement intéressant. Ce petit morceau d’autoroute sur lequel nous nous trouvions s’était transformé en scène de divertissement holo. Doc, Bud, et Mila, en étaient les acteurs, j’essayai de prévoir leurs interactions… Une situation à suspens avait été lancée, j’attendis tranquillement le dénouement. Le drame qui s’en suivit dépassa mes attentes les plus optimistes.

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