Lui :
– Cette puanteur de bon matin… C’est l’une des raisons pour lesquelles je t’aime.
Elle :
– Ah oui ?
– Oui.
– Mais le jour où tu m’ordonneras d’aller fumer à la fenêtre, je te quitterai. Je te larguerai comme une merde. Humm… Parce que j’ai besoin de ce cigare, et ce sont les chiens à qui l’on ordonne de faire leurs besoins dehors. Je ne suis pas ça, un chien. Même si je suis ta chienne.
Lui :
– Je ne t’obligerai jamais à rien, je t’aime tel que tu es. Je me suis mal exprimé. Ce sont tes bizarreries que j’aime. Comme ce cigare, ou que tu boives ce café infect, ou que tu lises des journaux imprimés…
– Ces choses que tu ne peux comprendre ?
– Oui. Qui me semblent étranges. Délicieusement exotiques.
– Moi, c’est l’inverse. Je t’aime parce que tu es quelqu’un de simple. La simplicité me parait très complexe en un sens. Très belle, très … Érotique. Je considère la simplicité comme une forme d’art ultime et inconscient.
– Je ne fume pas de cigare, je n’ai pas d’habitudes originales, comme toi, et mon travail est chiant… Ma vie est simple, oui. Trop simple. Ce n’est pas l’existence dont je rêvais. Même si je ne sais pas à quoi j’ai pu rêver un jour exactement.
– Tu ne devrais pas te déprécier. Je n’aime pas les hommes qui se déprécient. Et puis tu as une grosse queue. Il devrait être interdit aux hommes à grosses queues de se déprécier publiquement.
Alejandra était assise, enfoncée dans le vieux canapé qu’elle lui avait ramené du club où elle travaillait. Le canapé meublait un espace privé réservé au personnel, mais le club avait engagé des travaux, bazardé donc, l’ancien canapé. Elle ne travaillait plus depuis qu’ils s’étaient installés ensemble, elle lui avait dit qu’elle s’arrêtait un moment, qu’elle s’ennuyait. Pourtant, son salaire lui était toujours versé. Un mystère de plus. Ce matin-là, Alejandra lui avait volé l’une de ses longues chemise épaisse en coton. Son échancrure découvrait ses petits seins, elle tapota le coussin à ses côtés, et lui ordonna ” Viens là, je vais t’expliquer ce que je peux.”
Il s’assit, caressa ses cuisses repliées sous elles qui écrasaient ses mollets… Elle lui désigna le café sur la table basse, et le cigare dans le cendrier. Puis elle prit le journal en papier, qu’elle déplia sur ses genoux.
– Disons … Le cigare et le café sont les plus simples à comprendre. Je suis une vieille âme, toi non. C’est la raison pour laquelle je peux apprécier le goût âcre et amer de ces deux choses. Le journal est un peu plus compliqué. Les raisons pour lesquelles j’affectionne le papier s’étalent sur plusieurs plans. D’abord, en tant que vieille âme, je refuse toute altération de ma chair, enfin … Toute altération superflue. Que ce soient les implants neuronaux qui permettent de se connecter au réseau, ou les tatouages holos… Au club les filles en ont toutes, des tatouages holo, et il n’y a que deux catégories de femmes qui les portent : les putes, et les connes. Soit les deux catégories humaine qui ne sont jamais prises au sérieux. Concernant le journal, alors bon, je sais que ceux qui lisent encore les journaux sont des frimeurs, mais j’aime l’information. C’est l’information qui fabrique la réalité de ce Monde. Et comme je ne possède pas de connexion par choix moral, je me rabats sur le journal papier. Voilà, tu as tes explications.
– Même si tu ne possèdes pas d’implant, tu pourrais te connecter au réseau avec un casque, et tu trouverais des informations plus exhaustives, via les hyperliens ?
– Bonne remarque, bravo. Pour que tu comprennes, il faut que je t’explique ce qu’est une information. La plupart n’en ont pas conscience, mais ce n’est pas l’information en elle-même qui est importante. Quant à l’exhaustivité de tes hyperliens, elle n’est qu’une illusion. Car pour une information qui est crée et diffusée, dix sont effacées par les corporations qui contrôlent les médias.
– Si on ne peut avoir confiance en l’information, si tu la sais tronquée, alors pourquoi t’y intéresser ?
– Vas-y, réfléchis encore, tu chauffes.
– A moins que tu ne t’intéresses qu’au spectacle qu’offre l’information ? Mais si c’était le cas, tu la consulterais via un casque de connexion.
– Tu refroidis.
– Non, je ne sais pas.
– L’important n’est pas l’information, mais sa hiérarchisation. La hiérarchisation de l’information raconte une histoire invisible plus importante que celle-là même de l’information. L’histoire de la réalité, que les puissants sont en train de fabriquer. En comprenant les intentions qui se cachent derrière la hiérarchisation, tu ne te fais pas distancer. Tu restes conscient de la direction prise par le Monde. Et cela te permet d’anticiper. Contrairement aux réseaux, les journaux papiers ont un contenu limité, donc… Il est beaucoup plus facile d’analyser les intentions cachées. Tu ne me crois pas, hein ? Je le vois à la tête que tu fais. Regarde cet article, en page deux. Des affrontements ont eu lieu hier, dans la soirée. Ils parlent de casseurs, mais c’est marqué, ici. A l’origine, il s’agissait d’une manifestation des employés de la Dream-Corp. Et pourquoi les employés manifestent-ils ? Pourquoi ils manifestent toujours ? Pourquoi ils sont en colère ?
– Parce qu’ils veulent garder leur boulot ?
– Exact. Ils parlent de dégradations de biens publics, ils énumèrent le nombre d’arrestations, mais ce que je lis, moi, c’est la mise en place d’un plan de licenciement. Maintenant, allons à la page “économique”, qui se situe tout à la fin du journal. Pour découvrir les informations cachées, les seules importantes, il faut prêter attention à celles sous-entendues, ou délivrées du bout des lèvres. Et regarde ici, l’entrefilet en tout petit. La Dream Corp, encore elle, vient de signer un contrat avec ce qui reste du gouvernement fédéral des États-Désunis. Deux informations, incluant la même corporation, qui se trouvent à deux endroits différents de ce journal. Ce que nous savons ? La Dream prépare un plan de licenciement, et la même société vient de signer un mystérieux contrat. La conjonction de ces deux informations, chacune cachées dans ce journal à des strates différentes, nous apprend quoi ?
– Une hausse significative de l’action en bourse.
– Exactement. Maintenant utilise ton implant, et consulte n’importe quelle chaîne boursière. Observe la cotation de la Dream Corp ce matin, à l’ouverture des marchés.
– Ils disent … L’action de la Dream a bondi ce matin de vingt-cinq pour cent.
– Une espèce d’abruti est venu livrer ce journal dès six heures. Je suis descendue le chercher lorsque je me suis levée, à dix heures, pour avoir le plaisir de le lire avec mon cigare et mon café … Mais j’aurais pu l’avoir dès sept heures. Et programmer un logiciel d’achat, vider mon compte en banque, acheter le plus possible d’actions de la Dream Corp pour les revendre à treize heures. Je me serais fait six mois de salaire, comme ça, en l’espace d’une matinée.
– Merde Alejandra … Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?
– Parce que tu es quelqu’un de simple qui se fout de l’argent.
– Tout de même, six mois de salaire !
– Tu en aurais fait quoi ?
– Je ne sais pas… Je nous aurais payé un week-end de luxe à Monté-Cristo Bay !
– Tu as tellement envie d’aller là-bas ?
– Non, pas du tout. J’aurais seulement envie d’y aller avec toi.
– Tu aimerais me payer un beau week-end alors que je ne te le demande pas, et en réalité, ce ne serait pas toi qui nous aurais payé ce week-end, en un sens… Ce serait moi.
– Tu as raison. Tout ça est … Ahhh ! Trop compliqué pour moi !
– Tu es un jeune-homme simple, c’est la raison pour laquelle je t’aime. La raison pour laquelle tu me fais du bien.
– Un “jeune-homme”, je ne le suis plus vraiment à trente-cinq ans. Et toi, tu en as seulement trente-trois.
– Mais je me sens vieille. Si horriblement vieille… J’ai l’impression d’être une marchandise avariée.
– Une femme aussi belle et aussi intelligente que toi ne devrait jamais avoir le droit de se déprécier publiquement.
A Suivre