Un jour une nuit plus un matin à Carthage Del Cristo – Acte IV

6 mins

” Durant les premières années, l’implantation de la biopuce aboutissait à la mort systématique des sujets tests. Alors après chaque journée, le vieillard enregistrait patiemment les pétaoctets de son âme sur supports externes. Des données ensuite hébergées dans un data-building qu’il avait fait construire en secret, pour l’occasion. Chaque nuit, il coiffait ce maudit casque et restait assis dans la pénombre, entouré du ronron électronique des machines comme le clapotis d’une mare accompagne l’immobilité de l’alligator : il rongeait son frein, il endurait. Depuis des temps immémoriaux, voilà qu’il connaissait la peur. La terreur même, celle de mourir avant son accomplissement. Un jour enfin, alors qu’il avait perdu espoir, la puce fut opérationnelle – du moins, un cobaye survécut. Sans hésiter et malgré l’avis des chercheurs qui réclamaient plus de temps, le vieux s’allongea sur la table d’opération. Il s’agissait du pari le plus risqué de son existence, son dernier s’il mourrait. Où le tout premier d’une longue série à venir dans le cas où l’opération réussissait… Et l’opération réussit. Amputé de quelques grammes de lobe frontal et temporal, la cavité remplie par la nouvelle biopuce directement installée à l’intérieur de son esprit, le vieil homme se réveilla avec une méchante cicatrice en travers du front, plus une amnésie d’une demi-journée – la dernière journée où il fut opéré et dont il ne gardait aucun souvenir puisqu’il n’avait pas enregistré ses dernières heures sur support externe. Ainsi cybernétisé, il ne ressentit aucune différence notable hormis un accès plus direct à ses souvenirs. Des souvenirs parfaitement hiérarchisés, d’une netteté et d’une précision équivalentes aux holos de divertissement. Quelques semaines passèrent, un temps affreusement long, où il se plia à une batterie de tests – et le stade final fut engagé. Parmi un vaste choix de jeunes réceptacles biologiques trouvés parmi ses fondations caritatives et tous sélectionnés d’après la qualité de leurs génétiques, le vieux se surprit en choisissant une très jeune fille – puisqu’il rêvait de recommencer à zéro son existence, pourquoi ne pas faire l’expérience un nouveau sexe, et voir ainsi le Monde différemment ? Dans le sous-sol de sa vaste demeure aménagée en bloc chirurgical high tech, il y eut cette dernière opération. La biopuce, contenant l’âme du vieux, fut implantée dans le cerveau de la jeune-fille, et il se réveilla à l’intérieur d’un tout nouveau corps. Malgré la paralysie partielle de l’anesthésie qui ne s’était pas encore tout à fait dissipée, d’une voix féminine qu’il entendit étrangère, il exigea aux infirmiers d’être porté devant l’ancien grand miroir sur pied qu’il avait fait installé dans le bloc opératoire. Fébrile, il tenta d’arracher sa robe de chambre en papier, les infirmiers l’aidèrent en le supportant à moitié, et pour la toute première fois de sa nouvelle existence, le vieillard se vit dans cette autre apparence, il contempla son visage, ses jeunes seins minuscules et son ventre étroit, il admira son cou, vit ses membres graciles, se tourna de profil pour apercevoir son nouveau petit cul… A cet instant il le réalisa soudain, il ne pouvait plus penser à lui tel un vieillard. Le vieillard était resté allongé sur la table d’opération, derrière. Ce corps originel dans lequel il était venu au monde représentait désormais moins qu’un cadavre, une enveloppe vide, un déchet chirurgical. La métamorphose du papillon, une personne différente en tout, mais munie du même esprit. Un être, jeune, une femme en devenir… Il le réalisa alors devant cette glace, il était bel et bien mort, et il y avait survécu… Alors, pour la toute première fois de l’histoire de l’humanité, ce nouvel être dût organiser simultanément deux choses : ses propres funérailles, ainsi que sa seconde venue au Monde.”

” On imaginait dans certains milieux – le milieu exact dont était issu le vieillard – que l’esprit représentait tout. L’esprit construisait réseaux et fortunes, fortunes qui elle-même permettait d’accéder à la consommation de jeunes corps, par exemple. Ce simple théorème démontrait la valeur supérieure de l’esprit sur la chair. Mais le nouvel être découvrit une vérité plus complexe : la chair, au-delà de nous incarner, contenait aussi une forme de caractère qui lui était propre. En réalité n’existait ni “esprit” ni “chair”, ni “fond” ni “forme”, mais deux harmonies intimement liées entre elles par une mécanique invisible.
Lorsque le vieillard avait découvert son nouveau corps dans le reflet du miroir, il restait fondamentalement ce vieillard. Mais à mesure que les heures puis les jours et les semaines passèrent, “elle” – désormais le nouvel être se pensait au féminin – percevait un changement de ses raisonnements, soit l’influence directe de sa nouvelle enveloppe sur sa psyché.
Comme lors de la toute première opération, le nouvel être ne gardait aucun souvenir de sa dernière journée non sauvegardée, aussi il consulta les documents qu’il s’était à lui-même destiné – une précaution prise dans le cas où la métamorphose aurait généré quelques altérations mentales. Des consignes, sur les démarches à engager, les étapes du plan qu’il avait patiemment élaboré. C’est dans cette suite de documents qu’il découvrit la vidéo surveillance du bloc opératoire, et les dernières images de ses derniers instants, dans son enveloppe originelle. Avant l’opération, il se vit en vieillard, approcher la jeune fille allongée, consciente mais paralysée sous l’effet de l’anesthésie. Il se vit poser ses vieilles mains sur son corps juvénile. Il vit son corps vieux et flasques s’allonger sur elle, son corps à lui ressemblait à une outre flétrie, recouverte de poil – il se vit essayer de la violer de toutes les façons qui soient, puis impuissant à réaliser, enfoncer ses gros doigts dans ses orifices, et son regard à elle, son regard surtout, rempli d’horreur, de désespoir et de panique… Même si le nouvel être comprenait la logique de cette pulsion – il s’agissait de posséder symboliquement ce qui était déjà à lui, et de matérialiser cette jouissance si particulière d’être tout, par opposition à cette fille qui n’était rien (et qui était en passe de devenir encore moins) – le nouvel être trouva la pièce qui se déroulait sous ses yeux abjecte, alors qu’il en était lui-même l’auteur.
Le vieillard devenu jeune femme se sentit tiraillé par de nombreuses questions, la complexité des paradoxes. S’il voulait garder le contrôle de sa destinée et mener à bien ses futures existences, il ne devait jamais oublier qui il était vraiment. Il devait lutter, au risque de se voir dissout à l’intérieur de cet autre corps. Puis il finit par le comprendre : une nouvelle personnalité était sur le point d’émerger en lui. Il ne serait plus jamais ce vieillard, pas plus qu’il n’était cette jeune fille, mais un nouvel être, à connaître. Un autre qui entretiendrait de nouveaux désirs, des rêves, et des objectifs peut-être différents… “

” Peu importait qui il deviendrait, ses plans n’avaient pas changé pour autant. L’ancien vieillard possédait le secret de l’immortalité. La fortune promise à sa commercialisation défiait l’entendement. “Fortune”, il aurait fallu inventer un mot nouveau, tellement celui-là serait devenu limité et abscons. En commercialisant l’immortalité, il ou elle serait devenu l’être le plus puissant que l’humanité ne vit jamais. Mais il y aurait eu d’autres tracas, comme les actions violentes nées de la convoitise des autres – et la violence, celle qu’il aurait dû créer pour se protéger, l’armée qu’il devrait monter, la guerre future à préparer… Les rêves du vieillard n’avaient jamais eu pour sujet cette nouvelle fortune, lui qui de son vivant possédait déjà tout. Le désir de richesse infinie était la marque des idiots, de celles et ceux qui manquaient définitivement d’imagination – soit les véritables pauvres en tout. Non, le vieillard n’avait jamais ambitionné qu’un retour à zéro. Une nouvelle existence, et le luxe de choix qu’il n’avait pas expérimenté dans sa vie précédente. Aussi le nouvel être mis son plan à exécution, et l’ensemble des personnes ayant travaillé sur la biopuce, du premier scientifique à la dernière des secrétaires, tout ce petit monde, soit les plus de cent cinquante personnes, furent victimes, dans les semaines qui suivirent, de quelques regrettables et mortels accidents. La nouvelle technologie resterait secrète. Non pas oubliée, ou détruite, mais démantelée et scrupuleusement protégée. Le devenir de la biopuce ? Des centaines d’ordres, qui pouvaient être envoyés automatiquement aux quatre coins de la ville, et en quelques heures seulement, des structures légales capables de sortir de terre. Des usines high tech apparemment fermées mais parfaitement entretenues s’allumeraient d’un simple clic. Et du personnel scientifique et médical, administratif ou hommes de mains, tous hautement compétents dans leurs domaines, pouvaient être mobilisés en un instant afin d’œuvrer collectivement à un plan dont aucun ne pouvait percevoir l’ensemble, ni la finalité : lui trouver un nouveau corps, réitérer l’opération de transfert de corps, s’il en ressentait le besoin ou l’envie. “

Alejandra s’interrompt pour boire, tous gardent le silence. Elle acquiesce à une idée secrète d’un hochement de tête, elle sourit, tous attendent la suite mais rien ne se produit.

L’homme :
 – Et ensuite ?

Alejandra :
– Ensuite quoi ?

La femme :
– Ou quoi justement. Qu’arrive-t-il ensuite ?

Alejandra :
– Il n’y a pas de suite. Je vous ai raconté tout ce que je savais de cette histoire.

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