L’Autoroute du Diable, XIII

13 mins

Partie 2,
Le profane et le sacré

Père balança le code noir réclamé par les jumeaux, je l’entendis passer sur Syscom. Deux minutes plus tard, les camions titanesques des 38-48 faisaient leur apparition. Les 38-48 possédaient même leur propre aéroT d’évacuation. Jusqu’aux Chinois de Red River, les autoroutiers avaient tous répondu présents. Le code noir était enclenché, l’autoroute l’avait accepté. Devant l’urgence, notre Dame s’était inclinée. Son délai des vingt minutes avait sauté.
 J’avais espéré un message intime et privilégié de la Dame, à propos de mes questionnements. Elle m’avait répondu par une super intervention médicale défiant l’entendement. Aucune réparation, rien à facturer pour me sentir utile ce jour-là. Donner un sens à mon existence… Je fuis la proximité nocive des jumeaux et rejoins Doc, voir comment il se débrouillait.

Face à un accident de cette envergure, Doc aurait dû adopter une organisation de médecin de guerre. Tri des patients par niveau de gravité des états, et des gestes qui se seraient cantonnés à deux objectifs : l’arrêt des hémorragies, plus la stabilisation de la pression sanguine. Une fois traités, les organismes auraient eu leur propre combat à mener. Il s’agissait de la procédure standard des autoroutiers dans les cas exceptionnels. Il s’agissait aussi de sa formation. Doc avait été interne aux urgences, dans un grand hôpital de Carthage Del Cristo. Pourtant, il se tenait penché au-dessus d’une patiente, et perdait du temps à la rassurer. Lorsque je m’agenouillai à ses côtés, il m’informa que la jeune fille avait le bassin fracturé. Elle s’était extraite du camion et traînée là à la force des bras. Doc avait stoppé l’hémorragie due à la perforation de la cuisse, mais… Doc ne savait pas comment procéder.

– Tu te souviens de ce que Père t’a ordonné ? Tu n’as pas le droit de soigner sans facturer. Pas aujourd’hui. Doc, nous ne pouvons repartir sans rien.
– Oui. Je sais, mais…
– Elle est consciente ? Elle m’entend ? Tu permets ?

Je pris la tablette de Doc et scannait la rétine de la jeune fille éclatée au sol.

– Tu t’appelles Meredith Sanders, tu as quatorze ans, née à Milwaukee, états désunis du Wisconsin, est-ce exact ? Meredith, je t’informe que tu n’es malheureusement couverte par aucune assurance, et tu es insolvable. Nous ne pouvons donc te prendre en charge. Nous devons te laisser ici. Faute de soins urgents, tu vas mourir sur cette autoroute. Ou tu nous autorises le prélèvement de l’un de tes globes oculaire, afin de régler la facture de ta prise en charge. Ce prélèvement couvrirait notre intervention. Cela signifie : pour survivre à cet accident et à cette journée, tu devras te séparer de l’un de tes yeux. L’opération est indolore. Tu pourrais vivre facilement, un œil en moins. Tu es jeune, tu as toute la vie devant toi. Il te sera facile d’acquérir plus tard un implant, ou même un œil biologique pour remplacer le tien. Il y a beaucoup de filles qui ont besoin de nos soins, par chance, tu es notre première patiente. Mais tu dois te décider, maintenant. Cette décision t’appartient.

J’avançai la tablette pour recueillir sa signature digitale, elle tendit la main. Son œil gauche, peut-être celui que Doc lui prendrait, pleurait. Son œil me rappela celui de la bête, entraperçu à mon arrivée, dans le transporteur. Je me tournai vers Doc, et de la voix la plus douce possible, je lui conseillai,

” Un œil, ou mieux un rein, si ta patiente peut le supporter. Ce sont deux opérations rentables et rapides à réaliser. Nous avons beaucoup d’urgences absolues, Doc, tu ne peux pas perdre autant de temps sur chaque cas. Et si ça t’est difficile, alors… Contente-toi de répéter l’argumentaire que je viens de prononcer. ”

J’entendis Bud m’appeler, il hurlait ” Loss ! Mon fusil ! Cavale au camion ! “

J’obéis sans comprendre. Au retour pour aller plus vite, je lançai le lourd HSBC à Bud qui l’attrapa au vol. Bud et Mila travaillaient debout sur la remorque renversée. Pourquoi le fusil, puisqu’aucun scavengers n’était visible, aucune de ces créatures n’aurait même osé approcher ? Le code noir avait automatiquement déployé les forces spéciales, partout autour de notre tronçon. Après avoir lancé son fusil et sans ralentir ma course, je grimpai sur la remorque.
Mila et Bud extrayaient de la brèche une autoroutière des 38-48 qui avait plongé tête la première dans les entrailles du camion. Les jumeaux la tiraient par son gros ceinturon. Une fois revenue parmi nous, je vis l’autoroutière entièrement repeinte de sang. Elle avait les cheveux tirés en arrière, retenus par une queue de cheval, impossible d’en définir la couleur. Comme pratiquement le reste de sa personne, ses cheveux se trouvaient recouverts de sang coagulé. La technicienne s’écarta, vomit un jet sous pression, en direction de la chaussée. Un peu de son vomi éclaboussa la jambe de ma combinaison. Professionnelle, elle s’excusa sobrement, et se remit aussitôt à l’ouvrage. Les 38-48 communiquaient entre eux de manière brève et précise, sans affect. Ils ne poussaient pas de cris, ne s’invectivaient pas. Leurs outils étaient des derniers modèles, et ils restaient professionnels, le contraire de notre cellule. J’admirais leur façon de travailler.
Bud saisit le fusil, entra le canon dans la remorque découpée, et se mit à tirer. Mila lui indiquait ” à gauche », ou « celui à droite ». Mila lui criait tandis qu’il rechargeait, ” plus vite bon sang Bud !”, elle criait ” vite mon dieu ! Non putain, elle est morte …”

Je changeai de position afin de mieux comprendre la situation. Et je compris. Je compris la réaction des porcs, mieux encore que celle des jeunes-femmes ensevelies dessous. Quand la remorque s’était renversée, les compartiments internes s’étaient effondrés et les porcs avaient chuté sur les filles. Chaque Ultraporc ™ pesait en moyenne quatre cents kilos, des bêtes créés génétiquement par l’industrie, élevées en cuves technologiques, immobilisées, constamment perfusées d’un cocktail nutritifs composé de super-anabolisants et anti-biotiques… Les animaux passaient leurs brèves existences dans la promiscuité et la pénombre. Cette promiscuité et cette pénombre, ils l’avaient retrouvé dans le camion, des sensations rassurantes. Mais quand la remorque s’était renversée, en plus de leurs blessures, les porcs avaient vu horrifiés les Hommes, cette espèce inconnue d’eux, toute puissante et hostile, ouvrir des brèches dans la taule, armés de leurs les scies lasers… Les Hommes avaient scié sans ménagement à travers la taule et les chairs porcines. Créatures de l’obscurité naissant à la lumière dans l’ultraviolence, trop de souffrances, physiques et psychologiques, les porcs étaient devenus fous. Alors ils ruaient. Ils pédalaient. Sans conscience des survivantes coincées sous eux, leurs visages à elles toutes, terrifiées, hurlant de douleurs, suppliantes qu’on vienne les sauver ou appelant au secours leurs “mamans”… Grâce aux halogènes puissants déployés par les 38-48, de mon nouveau point d’observation, j’aperçus les mortes, leurs yeux blancs révulsés, leurs membres désarticulés… J’aperçus aussi les visages survivants, recouverts d’excréments animaux, d’urines, de chairs et de sang… Les porcs ruaient et pédalaient, leurs sabots ouvraient les ventres des jeunes filles, broyaient leurs délicats organes internes, brisaient leurs vertèbres, leurs os… Je vis la mâchoire d’une fille éclater littéralement sous la pression, je vis sa gencive et ses dents exploser en morceaux … C’est la raison pour laquelle Mila encourageait son jumeau à tuer les animaux le plus rapidement.

Si je comprenais la terreur des animaux, j’avais plus de mal à comprendre le désespoir qui avait emmené ces filles ici. De vastes réseaux s’étaient organisés à travers tous les États-Désunis, dans les écoles, dans les dernières administrations survivantes du pays… Profitant de la crise et s’appuyant sur l’imagerie idyllique véhiculée par l’industrie du divertissement, les hommes et les femmes des réseaux de rabatteurs promettaient à leurs clients une vie loin de la misère, au sein du nouvel Eden, la magnifique Carthage Del Cristo. Les passeurs promettaient des boulots dans la mégalopole, la chance d’une nouvelle vie… mais avant qu’ils ne le réalisent, les crédules se retrouvaient paralysés, allongés dans un hangar désaffecté, en compagnie de bouchers spécialisés dans le prélèvement clandestin d’organes humains. Ce n’était probablement pas le destin promis à nos accidentées, toutes des femmes très jeunes, et très nues – les passeurs avaient dû prétexter que leur nudité permettrait de mieux berner les bioscanners de la frontière – celles-là devaient être destinées au travail du sexe. A Carthage Del Cristo, cette industrie était un monstre. Une grosse bête perpétuellement affamée. C’est cela que je ne compris pas. Peu importait la misère qu’elles avaient côtoyée, elles devaient bien connaître les risques qu’elles encouraient à entreprendre un tel voyage désespéré ? Peu importe l’enfer qu’avait connu Meredith Sanders, quatorze ans, née dans l’état désuni du Wisconsin, son enfer natal se trouvait-il moins supportable que celui dans lequel elle se trouvait, aujourd’hui ? Meredith avait-elle une personne qui l’aimait, même un peu, là-bas, dans son Wisconsin ? Ou un rêve à elle, un rêve un peu joli, ténu et fragile, peut-être impossible à réaliser, un peu enfantin, un peu stupide ? Après tout, le ténu, l’impossible, le stupide et l’enfantin façonnaient les espoirs auxquels nous nous accrochions tous.

Bud, livide, échangeait deux mots avec l’autoroutière des 38-48 recouverte de sang. Mila, accroupie seule à l’écart sur la route, fumait une cigarette. Elle pleurait, enfin… A sa façon. Pas vraiment. Elle essuyait de temps en temps du revers de sa manche l’eau qui coulait de ses yeux, très calmement. Plongée dans des pensées sûrement douloureuses, elle observait la remorque d’un air absent. Des 38-48 en extrayait une victime, morte. L’ensemble de la composition – les 38-48 dans leurs combinaisons high-techs les faisant ressembler à des commandos d’intervention, le corps de la jeune-fille, élevé morte des entrailles du camion… Verticale, ses bras écartés comme crucifiée, son visage méconnaissable car son crâne éclaté… Et ses longs cheveux, ensanglantés. Et son jeune corps, qui semblait pourtant intact… Et Mila magnifique qui fumait… Et Bud debout, le visage levé vers la victime comme entourée d’un halo provenant de la maigre lumière grise qui réussissait à passer à travers le nuage noir de la minuscule voiture en flamme, coincée sous le camion… L’ensemble de la scène possédait une charge mystique lourde, intense. Je levai le regard vers les panneaux d’autoroute, suspendus vingt mètres au-dessus de nos têtes. Ses holos restaient silencieux. Que voulait signifier la Dame Rouge, à travers un tel carnage ? Que voulait-elle me faire comprendre ? Quel était son message ?

L’intervention dura trois heures. Une intervention si hors-norme qu’elle attira les drones des médias. A la fin de nos nombreux voyages, nous avions transféré douze patientes vers l’hôpital de la sortie 1039. Avec nos anciens blocs réha détruits par les scavengers, nous aurions pu évacuer le double. Quand le dernier voyage prit fin, lorsque Père nous informa que les véhicules étaient dégagés et que les services municipaux chargeaient les cadavres, Mila tapa contre la plaque en plexi blindé pour indiquer à Doc qu’il pouvait sortir de la remorque médicale, s’installer avec nous. Mais Doc, de dos, s’activait à une tâche indéterminée entre les blocs de réhanimation. Il n’eut aucune réaction. Ce qui obligea Bud à garer le camion. Mila ouvrit les doubles portes, nous découvrîmes Doc à genoux, en train d’éponger énergiquement le sang de la remorque, à l’aide de nos derniers stocks de compresses. Mila prit son poignet, et l’enjoignit à sortir.

Mila :
– Viens avec nous. Viens devant.
– Non. Je dois nettoyer ici.
Bud :
– On mettra un coup de karcher en arrivant. Ce sera fait en deux secondes. T’as pas besoin de t’emmerder avec ça.
Doc :
– Ce n’est pas plus à Loss de se charger de cette corvée. Je vais le faire. Et je dois aussi ranger le matériel médical.

Je dézippais le haut de ma combinaison réglementaire et nouais les manches autour de ma taille. Le tissu m’insupportait. Appuyé contre le camion, un peu à l’écart, je dévisageais Doc, essayant toujours de saisir le message de ma Dame. Doc déambulait. Il prit une compresse sale, tenta d’essuyer avec la croûte de sang noir séché qui maculait le marche-pied… Puis il se releva, tourna encore en rond de quelques pas, posa ses mains sur son crâne, se barbouillant les cheveux de sang humain … Le regard de Doc était hagard. Il respirait trop vite. Je lui diagnostiquais un trouble psychologique, Doc était en état de choc. Les jumeaux en avaient conscience, eux aussi. Ils lui parlèrent comme un enfant. A force, ils finirent par le convaincre de venir s’asseoir à l’avant. Lorsque l’équipe me dépassa, je montrai la remorque en sale état, et leur demandai, d’une voix innocente ” et moi, maintenant, je suis obligé de voyager là-dedans ? “

Nous nous sommes tous retrouvés serrés sur la banquette de la cabine. Lentement, Bud positionna le camion sur une bretelle d’accès réservée aux professionnels. La Dame scanna notre id, et ses lourdes portes en titanes s’ouvrirent à notre passage. Il fallut attendre trois kilomètres avant que Doc nous balance ce qu’il avait sur le cœur.

– Je ne peux plus faire ça. Non. Je n’en peux plus, j’arrête.
Mila :
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je démissionne.
Mila :
– On rentre, on se repose je te suce, et demain…
– Je voulais… Je suis malade, vous le savez tous. Je voulais seulement utiliser un peu de mon savoir, avant… Avant la fin. Je voulais… J’ai pris des yeux et des reins…
Mila :
– Arrête, tu…
– Et je ne vous juge pas. Je ne juge personne, je sais que vous voulez bien faire, et que c’est nécessaire à la cellule, mais… Je ne suis pas devenu techno chirurgien pour ça. Vous vous souvenez, quand nous sommes arrivés sur l’accident ? Il y avait cette fille qui marchait nue au milieu de la route. Elle était recouverte de sang. Cette petite était un miracle. Elle souffrait seulement d’une entaille au cuir chevelu. Alors je l’ai rattrapé. Mais quand je me suis approché d’elle, elle s’est mise à hurler. Elle hurlait, elle hurlait sans s’arrêter, et moi, j’étais impuissant. Je ne pouvais rien faire que la laisser hurler. J’ai alors eu cette citation qui m’est venue en tête, et je ne sais plus d’où elle vient, mais ce fut comme une révélation. Je l’ai clairement entendu, ça disait : ” Tandis que je regardai, je vis apparaître un cheval de couleur cendre. Son cavalier se nommait Mort, et c’était l’Enfer qui le suivait. ” Je l’ai compris à ce moment-là, oh oui j’ai compris ce que nous étions. Nous sommes ce cheval de couleur cendre. Mais moi, moi je voulais seulement aider mon prochain tant que ma santé le permettait. C’était la seule chose que je désirais.

Un silence se fit dans le camion. Quand soudain, se révéla à moi la pleine compréhension du message de l’Autoroute. Je m’étais trompé. Le message de la Dame Rouge ne m’avait jamais été destiné. Et la chose ne me peinait pas, car au moins, maintenant, je le comprenais. C’est pour le remercier de cette compréhension que je me permis de lui verbaliser ce que je ressentais.

– Tu fais erreur, Doc. Tu crois que tu es venu pour soigner des gens, ici avec nous, mais non. Ta souffrance actuelle n’est que la résultante de ton postula erroné.
– Bien sûr Loss, je me suis trompé, c’est ce que j’essaie de vous expliquer.
– Non. T’es à côté.

Habituellement, lorsque j’intervenais dans leurs conversations, je récoltais les moqueries de Bud, ou les insultes de Mila, mais pas cette fois. Les jumeaux restaient silencieux. Cela m’encouragea à développer.

– Doc, tu n’as pas compris que nous partageons tous le même destin. Bud, Mila, toi et moi… Même Père en un sens, derrière ses moniteurs… Nous tous, y comprit ces bêtes ou ces jeunes-filles que nous étions venus aider, nous sommes tous liés, et nous travaillons au même but : rester vivants. Il n’existe rien d’autre. Vouloir sauver des vies ? C’est peut-être un noble projet à tes yeux, mais il s’agit d’une chimère, terriblement présomptueuse. Nous sommes incapables de sauver quiconque, Doc, parce que nous sommes incapables de nous sauver nous-même. Aucun de nous, à l’instant de sa naissance, n’était destiné à voir ce jour. Ni Bud, ni Mila, ni Père, ni moi, ces filles ou même ces porcs, seulement… Nous n’avons pas eu le choix du Monde qui nous a accueilli. Et tu n’as pas plus le choix que nous. Si tu refuses cette réalité, alors tu te suicideras, en utilisant par exemple un marteau de précision, exactement comme notre ancien Doc. Et il me reviendra demain la corvée de nettoyer tes bouts de cervelle éparpillés sur les cloisons de ta caravane, et alors… Pourquoi ? Dans quel but ? Quel est le sens de la mort, Doc ? Tu peux me le dire ? Non. Il n’y a jamais aucun sens à la mort. Le seul sens qui existe est celui-ci : rester vivant. Pour réussir, il suffit d’une respiration après l’autre. Une intervention après une autre. Une compresse après l’autre. Vingt centilitres d’ultramorphine passés à un client, après vingt autres… Il n’y a que ça, Doc. Il n’existe rien, en dehors de ces choses. Les clients, nous les traitons au mieux, avec les moyens à notre disposition… Tu as pris un œil à Meredith Sanders, quatorze ans, originaire de Milwaukee, états désunis du Wisconsin, est-ce exact ? Tu lui as pris un œil mais tu lui as prodigué une chirurgie non-facturée à l’arrière du camion. Je t’ai vu. Et personne, surtout pas les 38-48, n’auraient pu le faire à ta place. Grâce à toi, Doc, Meredith Sanders pourra remarcher de nouveau. La vie se résume à la souffrance, c’est ce qu’il te faut comprendre. C’est ça le secret. C’est ce que nous avons compris, chez les autoroutiers.

Doc se mit soudain à pleurer. Mais il ne pleurait pas comme Mila l’avait fait, ni comme Meredith Sanders, ni comme ce porc, dont j’avais croisé le regard brièvement, non, Doc faisait du bruit. Beaucoup de bruit. Ses épaules tressautaient sous la violence de son sentiment. Le visage entre ses mains, Doc pleurait vraiment fort. Mila l’entoura de ses bras, et j’aurais donné n’importe quoi, j’aurais fait n’importe quoi pour me trouver à la place de Doc. Étrangement, personne ne m’avait contredit. J’entendis même une respiration étrange de Père, comme un hoquet, à travers le système com.
Hormis les bruits venant de Doc, le trajet retour s’effectua en silence.

***

– Fils ? Et ta saucisse ?

Je ne compris pas immédiatement la remarque de Père, pensant qu’il me proposait quelques viandes que Bud se préparait à griller au fut. En réalité, Père me rappelait à l’ordre. A propos de ma nudité. Je retournai à la caravane passer ma combinaison. Le soleil s’était couché. L’équipe avait installé les pliants et les bières. A mon retour, je vis Mila sortir de sa caravane et s’approcher du feu.

Père :
– Alors, comment il va ?
Mila :
– Je lui ai filé une caps, alors c’est bon. Il roupille comme un bébé. Demain, ce sera oublié.
Père :
– Tu veux dire, tu lui as donné une drogue neuronale ?
Mila :
– Ouais. Celle que je me réservais pour les fins de journées difficile. Une rose. Elle fait dormir tout en remontant les meilleurs souvenirs.

Mila me désigna.
– De toute façon elle me sert plus à rien, cette caps. Mes meilleurs souvenirs ont été saccagés par la faute de ce petit enculé.

Bud s’avança vers elle. Il lui dit qu’il lui restait toujours la bonne vieille picole. Mila lui prit la bière des mains, et les jumeaux échangèrent ces gestes ridicules, entrechoquement d’épaules et onomatopée, vestige de leur passé commun chez les tankers.

 Père :
– Les enfants, vous voulez que je vous raconte une histoire vraiment tarée ?
Bud :
– Pas trop. Niveau trucs de tarés, on a eu notre dose.
Père :
– Ça concerne justement cet après-midi. Le mur, que les gamines dans le transporteur espéraient passer à la frontière… Vous pensez sûrement que ce sont les investisseurs de Carthage qui l’ont construit, pour protéger leur ville, leur putain de joyaux du fric ?! Hé bien… Vous vous gourez. Ouais. A l’époque où tous, là, n’étiez pas nés… C’est l’ancien USA qui a construit ce mur. Carthage n’existait pas, c’était encore le Mexique, là-bas… Et nos vénérables voulaient se protéger de l’immigration mexicaine clandestine. Ils n’imaginaient pas le bordel que ça deviendrait ici. Ce putain de pays maudit… Vous comprenez ? C’est comme si on s’était enfermés nous-même en enfer, et qu’on avait balancé la putain de clé ! Désormais, ce ne sont plus les Mexicains qui font le trajet. Ce sont nos enfants désespérés. C’est ironique, vous trouvez pas ?

Mila, absorbée par le spectacle de la coque de ses chaussures, ne fit aucun commentaire. Bud avait bu sa bière en deux longues gorgées. Tous décidèrent que cette soirée finalement, c’était une mauvaise idée. Ils étaient trop fatigués. Ils se levèrent et partirent chacun dans trois directions, vers leurs caravanes respectives. Je restai assis, seul, face au feu en déclin. L’anecdote géopolitique antique de Père ne m’avait pas intéressé, cependant, je mémorisai ses paroles. Car Père m’avait prédit ce jour bien avant sont arrivée. A travers l’accident du méga transporteur, l’autoroute avait brisé notre médical. Exactement comme il fallait briser les anciens chevaux sauvages, selon les dires de Père, qui refusaient d’être harnachés. Désormais je le compris, Doc ne galoperait plus.

A partir de ce jour, je vis Doc évoluer, se transformer. Son visage autrefois ovale devint émacié, ses yeux cernés. D’une prise exceptionnelle de caps, donnée par Mila, Doc se changea en consommateur de drogues acharné. Jusqu’à cette nuit, où notre camion roulait au pas, accompagné par le bruit des talons d’Ookeane à nos côtés qui nous suppliait de la laisser monter. Cette nuit-là, Doc avait parié avec les autres. Doc avait parié qu’Ookeane se ferait renverser dès la troisième voie. Mais Ookeane avait atteint la quatrième voie de l’autoroute, et sous le choc, son corps avait été propulsée sur la cinquième. Est-ce que les paris avaient été honorés ? Cette nuit-là, Doc lui avait prélevé ses yeux, sa mâchoire et sa langue, alors qu’Okeeane se trouvait encore en train d’agoniser.
Je réfléchis aux prédictions vérifiées de Père, et pris cet engagement. Puisque j’étais un autoroutier, tout comme Doc, je devais avoir été brisé par l’Autoroute. Par la faute de ma connexion, je ne me souvenais plus de quand, ni dans quelles circonstances. Pas plus de la raison pour laquelle j’avais été si lourdement cybernétisé. Et qu’avait prétendu Mila ? Que je lui avais “saccagé” ses meilleurs souvenirs ? Mais comment aurais-je pu agir ainsi, contre celle que j’aimais ? Et dans quel but ?

Cette nuit-là, je pris la décision de ne plus attendre de signes d’amour de l’Autoroute ou des autoroutiers. Cette nuit-là, je pris la décision d’enquêter. Accéder à mes souvenirs, reconstituer mon passé, afin de savoir enfin… Qui j’étais ?

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