Le Cercle des Dieux – 2

10 mins

La colère le statufiait, une colère dénuée de raison, une colère d’une patience infinie. Elle rentrait, il entendait ses clés tourner dans la porte. Assis face à l’écran de l’ordinateur il ferma les yeux et s’obligea à respirer profondément.

Plus tard,
« Qu’y a-t-il ?
– Rien.
– Il y a quelque chose qui ne va pas, je le sens, tu ne veux pas …
– C’est tout qui ne va pas, c’est toi.
– Quoi ?
– C’est toi qui ne me vas pas. »

Il lui avait fallu du temps pour s’en apercevoir, de nombreuses années, plus quelques boulots pris pour survivre, et quelques romans qui bien qu’écrits, n’avaient jamais existé. Une invisibilité terrible, la même malédiction qui s’abattait sur les sans-abris.

« Tu n’es pas bien depuis quelque temps, je le sais, et je te comprends, c’est normal. Je me sens très triste aussi. Je me sens vraiment très triste pour toi, de tout ça, mais … »

Lorsque vous étiez un écrivain français la question ne se posait pas sur votre travail, ou votre potentiel talent. La question comme votre avenir se résumait à : étiez-vous un bourgeois, ou pas. La fonction des éditeurs, il l’avait enfin compris, n’avait rien à voir avec la littérature. Leur fonction était d’éditer des bourgeois comme eux. Des médiatiques, des politiques, des consultants, des gens rencontrés dans leurs grandes écoles, dans leurs cercles d’amis, des gens élevés avec les mêmes valeurs, dans le même genre de milieu, et parfois oui, parfois un non-bourgeois pouvait se faire éditer mais à la condition unique qu’il écrive comme un bourgeois le ferait. Qu’il parle de ses problèmes de divorce ou de celui de ses parents, qu’il parle de ses problèmes d’addiction ou de celui de ses parents, qu’il parle de ses névroses sexuelles, ou de celles de ses parents, qu’il parle des auteurs vénérés par les bourgeois, ou par ses parents. Qu’il écrive comme Louis-Ferdinand Céline. Qu’il parle du non-sens de sa vie, du dégoût profond que lui inspire l’humanité entière et surtout, qu’il écrive son propre dégoût, celui de n’être aimé par personne quand lui, le bourgeois, fut incapable d’aimer quiconque une seule fois sincèrement. De temps à autre, l’éditeur français subissait une poussée de fièvre qui l’emmenait au besoin d’éditer un vrai livre. Alors, l’éditeur français se tournait vers l’étranger, et se ruait pour racheter les droits d’un auteur, si possible mort, qui passa sa vie de clochard à téter un goulot, à s’injecter de l’héroïne, et à écrire des maximes stupides et ronflantes sur la société américaine des années 50, 70, 90, ou autre chose toute aussi divertissant. S’il concédait que les bourgeois comme les ivrognes américains avaient le droit d’exister artistiquement, l’éditeur français ne pouvait se résoudre que les autres le puissent. Et ce schéma se répétait, sur toutes les scènes artistiques de France, des éphèbes en Repetto braillaient du Claude François dans leurs saloperies de télé-crochets au cinéma français minable, aux imposteurs gavés de fric, qui avaient massacré l’art contemporain pour le compte de quelques traders de la finance, il lui était impossible, où que son regard se pose, de trouver la moindre illumination, une flamme, quelqu’un ou quelqu’une capable de lui montrer une voie, de lui donner la force et l’envie de travailler plus, de s’extraire de la médiocrité ambiante. Mais il ne s’agissait pas de l’unique raison de sa colère, ce soir, il venait de comprendre pire.

« C’est moi qui ne vais pas ?
– C’est toi oui, bien sûr ! Tu dis que tu me comprends, que tu comprends ma peine, mais comment le pourrais-tu quand tu es le pire de mes poisons ? »

Après l’avoir verrouillé la colère se déployait en lui, affûtant son esprit et sa langue, nourrissant l’envie d’un carnage qui sur le moment, lui sembla justifié.
« Tu te fous de ce qui me ronge. Donc, tu te fous de moi. Tu te nourris, t’es là, comme un putain de charognard …
– Tu es fou ?!
– Peut-être, ou trop sensible. La sensibilité est le trait de caractère que les hypocrites et les lâches me prêtent. Les autres prétendent que je suis fou, ou maudit. Mais je ne suis pas maudit, ni sensible, ce sont les gens comme toi le problème, car tu es anormalement insensible, et les tiens me maudissent jusqu’à me rendre fou !
– Je m’assoie, j’en ai besoin, parce que je ne comprends rien à ce que tu dis. J’ai l’impression de cauchemarder … »

L’amour est un fleuve qui doit son existence à peu de choses. Dans la forme d’un mollet ou d’une cuisse, dans l’étroitesse d’un ventre, dans le ton d’une voix, dans la couleur des iris ou le reflet des cheveux d’une femme, dans sa façon de pencher la tête… L’amour tient à si peu de choses joyeuses quand le désamour a toujours une naissance tangible, sinistre, sérieuse, et né d’une portée trop nombreuse.

« Quand on s’est rencontré tu disais que tu n’aimais pas ce que j’écrivais. Tu ne comprenais pas, cela ne te touchait pas.
– Tu es injuste de me ressortir ça, nous ne nous connaissions pas. J’adore ce que tu fais, pour moi tu es un génie, un magicien, mon beau magicien !
– Tu n’aimais pas parce que tu ne m’aimais pas, mais que tu aimes ou non mon travail, cela n’a aucune importance, parce que mon travail, même pour toi, au fond, n’a aucune importance. »

Il était tombé amoureux d’elle pour la rougeur qui apparaissait sur ses joues, et à la frontière de son front et de ses cheveux, lorsqu’elle jouissait. Aujourd’hui, il ne l’aimait plus parce qu’elle faisait partie avec joie du Monde qu’il détestait.
« Tu sais pourquoi tout est médiocre à ce point ? Par la faute des gens comme toi. Tu ne vois aucun problème dans rien, tout t’es heureux tant que je suis là. Je ne suis pas ton homme, mais ton animal de compagnie, je suis ton chien ! Alors, que tu aimes ou pas mon travail quelle importance, tant que je suis ici avec toi ? »

Les extrémités de sa bouche plongèrent des deux côtés de son menton, son sourire devint celui d’un clown triste. Il aurait dû en avoir le cœur brisé de la voir ainsi, il aurait dû ressentir l’envie de la prendre dans ses bras, mais son cœur se brisa à l’idée que face à sa peine à elle, il ne ressentait absolument rien. Rien, hormis cette colère, encore, et ce froid. Il l’avait rencontré il y a un an, la rougeur de son teint pendant ses outrages, la forme rebondie de ses cuisses, ses cheveux d’or, il s’était dit qu’en sa compagnie tout deviendrait possible, ou encore que rien de grave n’aurait vraiment d’importance. Un an plus tard respirer lui devenait impossible, et aucune bonne chose ne pouvait plus avoir la moindre importance. Elle ne le voyait pas, elle ne le comprenait pas, son mal n’existait pas à ses yeux tellement elle pouvait s’en foutre.

Elle réussit à articuler entre ses sanglots :
« Tu me dis ces horreurs comme si j’étais responsable … Alors que je t’aime. Je t’aime et c’est tout !
– Oui tu es responsable, parce que tu te fous de tout, tant que je suis là, avec toi. Rien n’a d’importance, tes amis stupides comme ta famille stupide ou ton boulot stupide, tu le vis bien, tu es heureuse dans cet endroit, dans ce pays de merde où il sera bientôt interdit de respirer sans avoir l’accord de ces putains de bourgeois ! Rien n’a d’importance pour toi tant que je suis là avec toi, ce n’est pas de l’amour ça, mais de l’asservissement. De l’aliénation. Et je pourrais être le génie que tu prétends, ou le dernier des minables, puisque tu m’as quelle importance ? Mais j’ai quoi, moi ? J’AI QUOI SI TU NE ME COMPRENDS PAS ! Rien. C’est à cause des gens comme toi que nous avons un Monde comme celui-là. Des gens trop égoïstes, des enfants devenus des enfants-vieux dégueulasses, toujours accrochés aux mamelles de ce pays d’enculé de gros riches, à téter la merde qu’ils nous servent sans jamais ne serait-ce qu’oser poser le début d’une question. Sans même ressentir le besoin d’une chose un peu vrai, vivante ou passionnée. Des existences dénuées de la moindre illumination. Tu ne m’aimes pas, puisque tu participes à ce cirque sans jamais te poser de questions. Et je ne t’aime pas, je ne t’aime plus. Non, c’est encore pire : JE TE DÉTESTE T’ENTENDS ! »

***

Le cercle des dieux (5) – ou encore – La désertitude de l’homme riche – ou encore – No church in the wild – ou encore – L’enfer est une route (je m’appelle Zeus)

Il s’était présenté au rendez-vous avec un sentiment léger détonant au sein de sa grisaille actuelle. Durant le trajet, pour comprendre ce sentiment il étudia son âme, en utilisant la minutie et le recul du chirurgien. Ce sentiment s’appelait « espoir ». Il s’agissait peut-être du sentiment logique naissant des rencontres étranges, ou peut-être pas, peut-être que pour la plupart des gens, l’inquiétude naissait de l’étrangeté, et non de l’espoir – l’inquiétude devait être exacte, il suffisait pour s’en convaincre de considérer la mornitude du pays et de l’époque. L’étrangeté devenait rare, et lorsqu’on l’identifiait trop clairement alors on la comprenait savamment fabriquée, sans danger, et donc factice. A l’image de l’étrangeté d’une soirée artistique où de vieux messieurs accompagnés de jeunes femmes, tous sexuellement esseulés, évoluaient en braillant des trucs névrotiques qu’ils prétendaient « poésie », ou « performance ». Accompagnée par les classes populaires, l’étrangeté du 21e siècle avait beaucoup de mal à survivre dans Paris intra-muros. On pouvait se demander si l’étrangeté n’avait pas déjà été tuée en compagnie d’autres nombreux animaux sacrés comme, le Mysticisme, L’Ours des Pyrénées, la Passion, le Sexe Solaire et Libéré, ou certains coléoptères bousiers. Quelle importance après tout ? Même si l’espoir l’accompagnait à ce rendez-vous, il aurait la ténacité d’une fumée d’une cigarette vite consumée après quelques minutes de conversation avec l’étrange interlocuteur. L’étrangeté, l’espoir ou la crainte, ces choses n’étaient pas des ours, ni des coléoptères du passé, mais des fantasmes qu’il projetait sur un inconnu, exactement comme l’amour qu’il s’était convaincu de ressentir envers la fille rougissante et très blonde. En arrivant à proximité du bar, la question sur la nature du sentiment lié à l’étrange n’avait pas été tranchée, mais sentant sa colère de retour, il se promit de laisser tout de même cinq minutes à l’homme rencontré la veille : « j’ai beaucoup aimé le texte que vous avez écris. J’aimerais que vous rencontriez quelqu’un pour en discuter. » Cinq minutes fut son pronostique, cinq minutes au meilleur des cas, avant que l’étrangeté ne s’efface, démasquant des intentions plus vulgaires. En arrivant au bar il se dit que s’il pouvait avoir ne serait-ce que cinq minutes d’étrangeté en cette journée, il s’estimerait content.

Comme l’homme l’avait promis sur le pont, son rendez-vous était un vieux, assis devant un demi et seul client de la terrasse du troquet miteux ; le vieux tendit la main et se présenta,
« Je m’appelle Zeus. »
Il portait une barbe d’un centimètre, une chevelure longue non entretenue de couleur blanche-jaune-nicotine.
« Zeus hein. Zeus comme… »
Le vieux avait un gros nez de vieux.
« Oui, Zeus comme Zeus.
– Le prénom est étrange. La promesse de votre rencontre était étrange.
– Asseyez-vous, vous prendrez quoi ?
– Un peu d’étrangeté, plus un coca. Zéro ou light, c’est mieux. »

Le vieux se leva pour commander à l’intérieur du bar, puis revint, s’assit, déplia lentement ses jambes et acquiesça avant de prononcer :
« Je ne crois pas en l’étrange. L’étrange est un concept inventé pour ne pas froisser les imbéciles incapables de comprendre ce qu’ils ont sous les yeux. Et avant que vous ne me demandiez « comprendre quoi ? », je vous répondrais : comprendre qu’en ce monde, ne vit aucune étrangeté. Seulement des Hommes, multiples, qui obéissent pourtant tous à une unique vérité. »

***

Assis face à face sur le matelas, la gravité collée à nos dos, je pensais à cette autre moi, à l’homme que j’étais avant de rencontrer Zeus.

« Tu penses à quoi ?
– Une fille que je fréquentais, il y a longtemps.
-…
– Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire, je suis maladroit. Je pensais à moi, à l’époque de cette autre fille.
– Elle me ressemblait ?
– Non. Elle avait les cheveux blonds à l’inverse de ton brun, et sa peau était aussi claire que la tienne est sombre. Ton contraire en tout, même dedans, et… J’étais également le contraire de l’homme que je suis maintenant. J’étais en colère, tout le temps. Ce trouble que tu as lu sur mon visage… La raison de ce trouble est que je me suis souvenu de l’homme que j’étais, avant.
– Et tu étais mieux, avant ?
– Oui ! Oh oui, je me sentais mieux. Même si j’en étais inconscient. Même si tout me paraissait horrible, et même si j’étais malheureux. Un paradoxe étrange.
– Comme tous les paradoxes.
– Quand je suis avec toi, parfois, j’ai l’impression que mon fantôme se réveille tout doucement.
– Tu es en colère lorsque tu es avec moi ? Et tout t’apparaît horrible ?
– Oui.
– Tu es donc en colère contre moi ?
– Non, je suis en colère contre ce vieux qui m’a changé un après midi devant un coca zéro à la terrasse d’un café. Et je suis en colère contre moi. J’ai fait du mal, tu sais, dans mon boulot. J’ai fait du mal à beaucoup de gens. Je pensais que les moyens ne comptaient pas, que seules importaient les intentions ? C’est ce qu’il me fit croire, mais… Si les moyens employés sont mauvais, alors… Nous le sommes également. Comment dit-on ? L’enfer est une route pavée de bonnes intentions ?
– Je ne comprends pas. Tu es gardien de musée, non ? Comment pourrais-tu faire du mal à des gens ? Sauf si l’on considère que réprimander des touristes qui mangent des glaces et en font couler sur le parquet… Tu portes un uniforme ? Les gardiens de musées portent un uniforme, non ? Tu pourrais ramener ton uniforme, un soir ? Je te le demande parce qu’une fois, je me suis faite un pompier – mais ce pompier était normal, en civil je veux dire, alors tu comprends, y avait aucun bénéfice. En plus il baisait mal … Je pense que je suis ce genre de femme excitable par les uniformes. Sauf qu’il faudrait essayer, pour que je le sache vraiment.
– Je te parle de choses importantes, de choses que je n’ai jamais dites à quiconque, pas même à moi, et toi bon dieu, tu me parles d’uniformes ?
– Tu es en colère, je le sens, même si ta voix reste douce.
– C’est exactement ce que je voulais te dire. Je ne suis pas en colère contre toi, mais contre cet homme, contre ce qu’il m’a amené à faire, comment il m’a changé sans que je m’en rende compte, et surtout… Je ne comprends pas pourquoi je me sens en colère quand tu es là. Et normalement, comprendre est mon job à plein temps.
– L’uniforme… Maintenant que je t’en parle, je suis sûre que l’uniforme me ferait mouiller.
– Tu fais revivre ma colère et je ne comprends pas pourquoi, mais…
– Quoi ?
– Je sais que tu trouves ça plouc, pourtant ce serait vraiment grave ? Que je tombe en amour pour toi ?
– Je ne sais pas. L’amour, c’est un truc pour les blaireaux. Mais si tu ne peux pas le ressentir, et que tu te poses la question comme une abstraction, du coup …
– Non, je ne peux pas ressentir, je ne peux plus rien, depuis le vieux.
– Mais dis-le-moi bon sang !
– Je t’aime.
– Non ! Dis-le-moi vraiment !
– Je ne peux pas.
– Allez, s’il te plait …
– Tu veux connaître mon …
– Oui.
– … mon boulot, ce qu’ils me forcent à faire …
– Tu n’es pas un gardien de musée, c’est impossible, sauf quand les poules elles auront des …
– Des dents.
– C’est qui ce putain de vieux dont tu me parles, qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qu’il t’a fait ? C’est l’instant sacré, l’instant pour me révéler quelque chose d’important ! Des paroles qui compteraient vraiment !
– Non. L’instant sacré n’est pas encore arrivé. Sache seulement … Je travaille pour lier la société.
– Quoi ?
– Je travaille pour éviter un grand effondrement.
– Du musée ?
– Non bébé. De l’humanité. Je travaille à faire tenir debout par la force toute la foutue putain d’humanité.

” Tu vas te rendre chez lui puisque la station service n’a pas suffi. Tu vas couper les nichons de sa femme et les faire bouffer à sa fille. Devant lui. “

– Mon chéri, tu es sérieux ?
– Très sérieux.
– Doux Jésus.

J’aurais aimé lui dire que Jésus n’avait rien à voir avec ça.
Zeus.
C’était Zeus, le seul responsable.

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1 Commentaire
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VERTIGE Frederik
3 années il y a

Toujours aussi captivant et Quel Style d’Ecriture ! C’est incisif avec ce qu’il faut de mordant.

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