Journal de guerre : Hellhounds

15 mins

Je peux vous demander pourquoi vous… ?

Je descends de la double échelle, elle est jeune et belle, et brune, avec un tas de cheveux tout en volume, en l’air. Son sourire est doux. Bien sûr qu’il est doux, comment aurait-il pu être autrement ? Elle a le sourire de l’emploi, dirons-nous.

– Ici, nous sommes loin des lumières de la ville, alors la nuit, quand tout le monde est endormi, j’aime m’installer sur le toit. Je regarde les étoiles en buvant quelques bières… Ce genre de trucs…

Avant de tourner les talons, elle me fait cadeau d’un autre de ses sourires très doux. Avec moi, elle est la seule adulte restée au centre. Le reste du personnel est parti (démobilisé). Plus tard, approximativement une heure avant l’arrivée des rares parents, ou des bus et minibus de diverses institutions qui viendront chercher les enfants, j’ai fini de nettoyer le toit en plexi. Je m’occupe à ranger échelle, produit mousseux, sceau et raclette, quand elle remonte le couloir, droit sur moi, armée de son sourire elle me demande un service. Sourire doux, yeux brillants.
Elle me demande pour les enfants… Nerveusement, elle tourne sa bague de pouce en s’adressant à moi. Elle me demande si le vaste rectangle en plexi du toit pourrait supporter leur poids. Plus le sien.

Nous sécurisons. Mini-ascension des minis-clients. Nous empruntons l’escalier qui mène au toit, puis il y a une poignée de marches à gravir, à l’air libre. Entreprise impressionnante à leur petite échelle, ces trois marches, sur un toit plat élevé de vingt mètres… Ils piaillent les enfants, ils poussent des cris… Je tiens un petit garçon par la main quand je le réalise soudain. Selon sa perception, il vit une entreprise excitante et hautement dangereuse, comparable à celle que je vécus lorsque je sautai sur Proxima du Centaure. Cette idée stoppe tout, même mes battements cardiaques. Cette idée qu’au pire de la sauvagerie et de la folie, du point de vue d’une entité supérieure bien plus grande, je n’étais qu’un enfant apeuré qui gravissait trois marches sur un toit ridicule. Toutes ces batailles insensées, menées par des Hommes éclatés… Tout cela n’était rien pour celles et ceux plus grands, qui pouvaient voir par-delà le temps…

– Faut pas avoir peur monsieur. Nous sommes presque arrivés.

C’est le petit garçon. Parce que je me suis stoppé dans l’escalier, il pense que je suis en proie au vertige, comme lui. Alors il m’encourage.

J’appelle au secours la fille aux cheveux pleins et au sourire doux.
– Esté ?

J’appelle au secours, je suis plongé dans le noir, tout d’un coup.
– Esté ?

Il faut que je m’éloigne au plus vite du toit, et des enfants, avant que quelque chose de terrible…
– Esté ? Esté ! Esté !
– Oui ?
– Tu peux finir de les monter sans moi ? Je vais préparer…
– D’accord.
– Je vais préparer les… Ce que je dois.

Je suis redescendu dans le couloir. Ai pensé passer par ma chambre, prendre un produit, histoire de me relaxer un peu, mais la crise de panique disparut aussi vite qu’elle était arrivée. L’idée de me présenter camé devant (Esté) les enfants… Était une idée définitivement… Démodée. A la place,
je choisis la clé dans le trousseau à ma ceinture, j’ouvre le bureau. L’adage qui dit ” plus ça part en couille, plus on s’en tient au plan “, ça venait de quelle unité, déjà ? La cinquième. Je crois que c’est dans la cinquième qu’ils disaient ça. Et même si ce n’était pas eux, ils le méritaient ce proverbe, tellement c’était habituel que leurs opérations partent en couille, chez eux.
Dans le bureau flotte une odeur de désert et de calme. Pour renforcer cette sérénité, je me promets de passer demain de la cire, sur tous les vieux decks en bois. Je mets cette tâche en numéro un sur ma liste. Je prends l’appareil photo et retourne sous le plexi, dans le couloir.

Tous les enfants sont allongés dessus, le visage écrasé contre la vitre. Esté s’est placée au milieu d’eux. Elle rit, ils rient. Je fais une photo. Je simule quelques réglages sur l’appareil. Je veux prendre mon temps, pour profiter du spectacle. Elle rit, les enfants rient, elle leur dit des choses, ses lèvres bougent en silence, sa bouche s’ouvre en grand… Le flash de l’appareil n’est pas assez puissant, le rendu pas terrible. D’un geste, je leur demande de garder la pose. Je retourne au bureau, prendre une lampe. Je reviens dans le couloir sous le plexi, je prends de nouvelles photos. Cette fois, je m’intéresse à l’aspect artistique de la chose. Leurs visages rieurs et écrasés contre la paroi… Quand soudain ressurgit cette autre image, venue du passé. A Proxima du Centaure, les cadavres amis et ennemis flottaient dans l’espace, attirés par l’apesanteur du vaisseau. Les cadavres flottaient et se collaient au cockpit. J’expédie rapidement les photos.

Plus tard avec Esté, nous nous trouvons dans le bureau. Les enfants sont parqués dans le couloir. Elle sort les clichés les plus drôles sur l’imprimante. Je sais utiliser à peu près toutes les armes et tous les véhicules semant la mort, mais je ne comprends rien aux imprimantes, ou à la bureautique de base. Je prends l’un des clichés pour l’observer, elle rit.
– Nous avons sali les vitres que vous veniez de nettoyer.
– Oh ce n’est pas grave. Vous avez eu une idée… Merveilleuse. Je suis sûr que certains enfants vont les garder précieusement, ces photos. Toute leur vie.
– Nous pourrions… Nous tutoyer ?
– Oui.
– Est-ce que je peux te poser une question indiscrète ? Tu es un vétéran ?

Je ne m’y attends pas à celle-là. Dans le civil, je prends toujours garde à couvrir les plaques d’id autour de mon cou, et mes tatouages.

– Je suis encore en service. Je m’octroie des pauses de trois mois, entre mes tours. Comment tu le sais ?
– Depuis que je suis arrivée je t’observe. Tu me fais penser à mon frère.
– Ah bon ?
– Pas dans le physique, non. Un air commun, dans la démarche. Et le regard surtout… Un regard qui dit que vous en avez vu trop.
– Ton frère est un vétéran ?
– Il est mort au front.
– Oh…
– La campagne d’Érythrée.

Elle a les larmes aux yeux rien qu’à en parler. Pourtant l’Érythrée, c’était il y a déjà… Deux, ou trois ans ? Une campagne de seconde importance. Des échauffourées à la frontière éthiopienne entre les deux principalmes compagnies spatiales minières, l’ONU ne prit même pas la peine d’envoyer les unités dans lesquelles je servais, les unités dites “sérieuses”.
J’en avais lu quelques-unes des lettres qui annonçaient les décès des soldats à leurs proches, une nuit après l’amour, la tête posée sur les fesses d’une fille comme oreiller, j’en avais lu en rigolant. Elles disaient toutes la même chose les lettres, souvent avec des fautes d’orthographes, de tournures ou de temps, mais chacune se trouvait légèrement différente… Par exemple, si le mort était natif du Wisconsin, ça disait en substance : ” M’dame, M’sieur, j’me présente j’suis le soldat deuxième classe Paul Asher, et j’ai eu le privilège de servir aux côtés de votre fils / fille, le/la première classe “XXX”, et je vous écris cette lettre aujourd’hui avec une immense peine au cœur, parce qu’il/elle nous a quitté lors du combat n° XXX, situé sur la plaine/baie/montagnes/système et cetera, en la date du XXX. M’sieur, M’dame, pour m’être trouvé aux derniers instants à ses côtés, je vous informe qu’il/elle n’a pas souffert, et que son attitude héroïque permit de sauver blabla nombre de soldats. Mais surtout, je veux vous faire part du camarade extraordinaire qu’il ou elle était, anecdote fictive, et cetera. »

Il n’existait aucun deuxième classe Paul Asher, ou s’il existait, il ne s’était jamais trouvé aux côtés de l’infortuné. Paul Asher était l’invention randomisée d’un algorithme à la con. Il s’agissait d’un des secrets les mieux gardés de l’armée. C’est la fille qui me l’avait révélé, elle travaillait dans ce service. Nous avions fait l’amour un soir dans une chambre de Nunavut, nous avions bu et fumé, allongé en travers du lit, son délicat fessier me servait d’oreiller. Je lui demandais en rigolant ce que ma lettre de condoléances, elle dirait ?
Dans le cas du frère d’Esté, Estéfania, de son vrai prénom, j’imaginais que l’auteur de la funeste était un certain José Luis Fernandez Rodriguez, un nom dans ce goût-là. Elle devait contenir un tas de références aux saints mexicains, ou à la Vierge de Guadadalupe, allez savoir.

Je me souviens des mots magiques, ceux censés atténuer les peines des proches, je les répète à Esté :
– A ce qu’il se dit, ce fut une campagne très dure. Menée par des soldats très braves. Leur sacrifice ne fut pas vain. Ton frère sauva beaucoup de vies. Peut-être même la mienne, sans le savoir…

Esté se force à sourire. Ses yeux deviennent de plus en plus humides, elle secoue la tête avec tous ses cheveux volumineux, histoire de me demander de passer à autre chose. Mais je ne trouve rien à lui dire pour changer de sujet. Un silence. Un silence qui ne me dérange pas, mais dans ce cas, comment réagiraient les gens normaux ? Je crois que les gens normaux feraient preuve d’empathie. Je couvre sa main de la mienne dans un geste de compassion. Elle serre mes doigts, très légèrement. Elle laisse sa main dans la mienne, le temps qu’il faut, peut-être un petit peu trop longtemps. Puis elle reprend sa main.

– C’est dommage, que tu me l’aies dit qu’aujourd’hui.
– Quoi donc ?
– Que tu buvais des bières en regardant les étoiles sur le toit, la nuit. Moi dans ma chambre, je n’arrivais pas à dormir. Trop de pression avec les enfants. Si j’avais su, je t’aurais rejoint.

C’est à cet instant que les héros s’embrassent, dans les films. Mais il n’y a pas de héros ici dans ce bureau, assis devant une imprimante qui crache des photos d’enfants joyeux la tête compressée contre une vitre. Seulement une héroïne, ou de l’héroïne, celle médicamenteuse que je conservais dans l’armoire à pharmacie, comment aurais-je pu le lui dire ? La nuit sur le toit, je ne me contentais pas de quelques bières en regardant les étoiles, avec parfois un petit split, non… Je descendais un pack pour accompagner mon festin journalier d’inhibiteurs de recapture sérotonine, et le plus fort de ce qui pouvait exister dans la classe des antidépresseurs et antipsychotiques. Malgré ce traitement, malgré tout ça, il était courant que je me rabatte sur ma propre prescription illégale. Lorsque je regardais les étoiles, quand j’en avais enfin la force, je le faisais poings serrés, yeux exorbités. Ce sont les cadavres de mes amis que je contemplais alors qu’ils rebondissaient à l’infini, abandonnés là-haut, dans la région de Proxima du Centaure. Mais comment pouvais-je lui dire à cette jolie fille qui ne portait pour seule arme qu’un doux sourire ? Comment aurait-elle pu comprendre le moindre mot ?

****

Tout d’abord, elle me frappe.
” Rott », quelle dit, « Enculé de Rotule, Brise-Rotule de merde ! “
Elle me frappe et m’insulte, puis elle s’écroule, toute molle, dans mes bras.
Elle pleure, elle chiale maintenant, elle répète en boucle
 ” Pourquoi ils nous ont fait ça, hein ?! Pourquoi ils nous ont fait ça ? Tu peux me le dire, toi ? “

Je pose mon front contre le sien, je pousse à lui en faire mal. Je ne veux pas qu’elle me fasse chier cette gourde, c’est le dernier truc que je voudrais, pas ce soir. Alors je grince,
– On va pas se donner en spectacle toi et moi, parce que nous avons trop de déploiements derrière nous pour nous rabaisser à ça.

Mais elle continue…
” pourquoi ils nous ont fait ça, pourquoi ils nous ont fait ça ? “

Et je comprends qu’à travers le “ils”, elle ne parle pas seulement de l’armée, ni de nos ennemis, ou des batailles que nous avons livrées. Ce “ils” désigne quelque chose de plus vaste. C’est l’univers entier. L’univers ne nous a jamais aimé.
Moi, je ne pleure pas. C’est sûrement l’océan sur mon visage qui pleure à ma place, je la supplie :
– Tu peux pas me faire ça putain, t’es mon lieutenant ! T’es mon lieutenant, alors, t’as pas le droit de me faire ce coup-là, t’entends ?!
Mais elle continue,
– Pourquoi ils nous ont fait ça ? Je veux mourir, je veux mourir…
Et en cet instant j’aimerais qu’elle crève, mes mains serrent son cou. L’idée se fait de plus en plus prégnante. Je vais l’étrangler ici et maintenant, je vais la noyer cette sombre pute, dans l’océan, ensuite, je retournerai au centre désert pour me pendre…
” Je t’en supplie tue-moi, tue-moi, j’en peux plus d’être là…

Elle tremble. J’ai vu plein de soldats trembler comme elle avant de mourir, le choc d’une blessure mortelle, ou le froid de l’océan dans son cas. Je lui tâte les bras, je les tourne dans tous les sens, elle est une poupée désarticulée entre mes mains, je ne me souviens plus d’où elle vient, d’où elle venait avant d’intégrer la compagnie Hellhounds… C’est l’information que je recherche sur son corps, d’où elle venait exactement, avant. Avant d’être une chienne de combat. Elle n’a pas de tatouages, sauf un. La 6e aéroporté, je m’en souviens en le voyant, oui… Elle est anglaise, elle vient de là-bas.
“Les flammes et la haine », c’est l’inscription sous le tatouage, le commandement sacré de sa famille natale.
Je lui crie,
– Les flammes et la haine, Lieutenant !
Elle me répond par automatisme d’une faible voix :
– Les flammes et la haine.
Je crie encore :
– Les flammes et la haine, Lieutenant !

Automatismes venant de ces premières années dans la 6e, elle me répond plus fort :
– Les flammes et la haine, Sergent !

Je veux qu’elle arrête ses tremblements. Je lui hurle sous la lune, au milieu de l’océan,
– Arrête de trembler comme ça salope de merde de pédale dégénérée !

Les insultes homophobes sont stupides. Dans les régiments, les soldats s’envoient en l’air dans tous les sens. Quand t’as de grandes chances de crever, tu te fous pas mal de la bien-pensance. L’hyperactivité sexuelle fut même un axe de communication de l’armée pour ses recrutements, durant un temps… Mais les insultes homophobes sont une institution. Une tradition. Et les traditions sont les dernières choses qui nous reste, lorsque nous nous tenons au bord du gouffre. Je décide de franchir une distance de plus sur le chemin de sa régression, je lui enlève son grade de Lieutenant.

– Est-ce que t’as froid, salope de pédé de première classe ?!
– Non Sergent !
– Alors pourquoi tu trembles ainsi, bougre de pute de merde ?! Déconnecte-toi ! DÉCONNECTE-TOI MAINTENANT !

Comme l’armée le lui a appris, elle ordonne à son cerveau de ne plus prendre en compte ses influx nerveux, et soudain, elle s’arrête de trembler. Elle pourrait décider d’avoir chaud, si elle le voulait. Elle commence à chanter. Un chant militaire de sa 6e aéroportée. Un chant guerrier, dans un anglais ancien – du gallois peut-être – que je ne comprends pas. Elle chante, en marchant sur place dans l’océan, une marche militaire, et elle ne tremble pas.

Notre tintamarre a attiré quelques soiffards sur la jetée, j’entends leurs rires. A leurs yeux, nous devons paraître deux pathétiques junkies en plein bad trip. A leurs yeux, encore recouverte de vomi et de merde, ils doivent se dire que cette fille cinglée à poil avec sa drôle de coupe courte et sa prothèse leur sucerait la queue contre pas grand-chose, mais moi je sais, et ça me suffit. Lieutenant est une chienne de l’enfer. Armée d’un “Mammoth”, elle pourrait à elle seule décimer l’armée entière de tout ce foutu continent.

Elle s’est calmée. J’essaie de l’attraper, elle me repousse faiblement. Par réflexe. Nous ne savons faire que ça, tuer ou repousser nos semblables. Je lui dis que ça va aller, je lui dis que je vais la nettoyer. Je débarrasse son corps des restes de vomi et de merde, et si on vous le demande, sachez que ce n’est pas facile, de faire retrouver sa tête à une chienne de guerre, ou de la laver dans l’océan. Mes mains se font le plus rêche possible pour enlever la chiasse qui la macule jusqu’au nombril. Étrangement, je trouve cette tâche… Relaxante. Il n’existe rien de dégouttant. Il n’existe rien d’intime entre nous, pas même le sexe. Rien, plus rien ne demeure intime ou dégouttant lorsque vous avez déjà tenté de maintenir par la force les intestins dans le ventre ouvert d’un camarade. C’était étrange. Souvent avant de mourir, ils voulaient qu’on leur tienne la main. On laissait couler. On pouvait rien faire d’autre, alors on leur tenait la main, et on leur assurait, ” je suis là, tout va bien je suis là… ” Je me souviens d’un de ces soldats, son visage était tout gonflé, les veines sur ses tempes exorbitées, on aurait dit … On aurait dit qu’il avait la tête à l’envers et que le sang s’amassait la haut – exactement comme les enfants qui se pendaient têtes en bas sur les balançoires, et il me serrait la main il me la serrait comme si j’étais son …
En nettoyant son corps, je lui susurre,
” Je suis là, tout va bien maintenant, je suis là Lieutenant …”

Plus tard, j’ai acheté une serviette de plage à un fantôme émacié. Nous nous sommes assis face à l’océan, face aux deux lunes reflétées, impossible de savoir laquelle était la vraie. Dans la serviette, je l’ai entortillée.

– S’cuse moi, Rott. J’ai honte. J’ai vraiment pété les plombs.
– Alors pourquoi, Emma, si tu m’es redevable, tu me fais chier à m’appeler par ce surnom ridicule ?
– S’cuse moi, Sergent.
– Mon prénom ? Putain, tu ne te souviens même pas de mon vrai prénom, après tout ce que nous avons traversé ensemble…
– Bien sûr que si.
– Alors dis-le.
– Lazare. C’est ça ton prénom.
– Oui. C’est exact.
– Léa pour les intimes. L.E.A. : Lazare Edward Abbing. Ton prénom est bizarre parce que tu viens d’une famille orthodoxe toute bizarre.
– Bon sang Emma, tu te souviens d’autant ?
– Bah oui. Je ne suis pas un monstre.
– Même moi… Même moi, je ne m’en souvenais plus de mon nom complet, je crois.

Nous sommes restés un moment sans rien dire. Peut-être que j’avais pleuré autant qu’elle dans l’océan, et peu importait, car si c’était le cas, elle n’avait pas été en état de le remarquer. Pas plus que les badauds derrière, sur la jetée. Mais ce que je m’apprêtais à lui proposer… Ma terreur était ridicule. Toutes les fois où nous avions failli mourir, ensemble ou séparés, je ne les comptais plus, alors je ne pouvais pas avoir peur ainsi. Me sentir terrorisé à l’idée de partager avec elle un simple rêve, un nouveau rêve, un rêve que j’avais fait, en la voyant arriver au centre…
 Je me lançai.

– Tu sais Emma, je pensais à un truc.
– Quoi donc ?
– Je crois que je ne vais pas me réengager pour une nouvelle campagne.
– Toi ? Tu te rangerais ? Pour elle ? Pour cette femme ? J’ai du mal à le croire… Elle te fait des trucs sexuels spéciaux que je ne connais pas ?
– Qui ça ?
– Bah… Ton Estéfania, celle que tu as rencontré au centre ?
– Ah, elle… Non. Je t’ai menti. Nous ne sortons pas vraiment ensemble.
– Elle n’existe pas ?
– Nous avons parlé en fin d’après-midi, avant ton arrivée. Nous avons pris des photos sur le toit, nous allons… Peut-être nous revoir. Elle en a très envie en tout cas, cela se voit.
– Et toi ? Tu en as envie ?
– Je ne sais pas. Elle est… Elle est très belle et tout, elle est douce, mais elle est… Je ne sais pas. Elle n’est pas comme toi.
– Elle est normale ?
– Oui. Trop normale.
– Humm… Je connais ça.

Nous sommes restés un moment sans rien dire. Je pensais même m’en tirer, inutile d’aller plus loin, d’ajouter plus de grotesque à cette nuit. Mais c’est Lieutenant qui revint à la charge.

– Et alors ? Si tu te fous de cette fille, pourquoi tu ne te réengagerais pas ? Nous sommes faits pour mourir au front toi et moi. Tu le sais. Notre place, elle est là-bas.
– Je me suis dit… Que je pourrais réclamer à l’ONU ce qu’ils me doivent ? Et ils me doivent un sacré paquet. Ils vont regretter que je ne sois pas mort sur Proxima. Tu as entendu les nouvelles ? Cinq états font sécession. Les USA, c’est déjà le passé. Sans eux, l’ONU ne tardera plus à tomber.
– On s’en fout, nous on fait la guerre, pas de la politique. On a le temps d’en voir avant la fin. Et même à la fin, même sans les USA ou l’ONU, des guerres, il nous en restera plein.
– Mais je me dis… Pourquoi ne pas prendre ma retraite ? Avec ma solde plus un an de pension, je pourrais devenir citoyen de cette nouvelle ville qu’ils sont en train de construire, Carthage Del Cristo ? Et si toi tu prenais ta retraite, à nous deux, on aurait assez pour acheter un superbe appartement tout en haut d’un de leur Data-Building flambant neuf ?
– J’y crois pas, Rott ! Tu me demandes en mariage, ou un truc pervers dans ce goût-là ?!
– Mais non ! Je n’ai jamais dit ça !
– Rotule veut vivre avec moi ! Rotule me demande en putain de mariage ! Quand je vais dire ça aux gars…
– Les filles et les gars qui auraient pu en rire sont tous morts depuis longtemps. Au Groenland, en Tanzanie et en Australie, en Argentine, ou en putain de Proxima du Centaure, t’as oublié ? T’as oublié Proxima du Centaure ?
– Est-ce que tu me demanderais en putain de mariage, Sergent ?
– NON ! J’ai jamais dit ça !
– ALORS QUOI ?!
– On n’a pas besoin de crever comme tous les autres cons ! Ça nous rapporterait quoi ?!
– Qu’est-ce que tu vois dans ta putain de Carthage Del Cristo, raconte-moi ?! Tu veux me faire des enfants, Rotule ? Tu veux la totale, jusqu’à ce que la mort nous sépare ?!
– Arrête. J’ai jamais dit ça.
– On n’arrive même plus à bander et tu me proposes ça ? On n’arrive même plus à se sucer, à dormir, à manger, à aimer ou à s’aimer, et tu me proposes ça ? Tu veux me refaire chialer une putain de deuxième fois ? Qu’est-ce que tu cherches ? C’est dégouttant ! T’es un putain de gros dégouttant, Rotule !Tu sais depuis que je suis revenue, chaque jour, je me réveille debout au milieu des civiles sans savoir ce que je fous là. Je me réveille au milieu d’un magasin, d’une rue ou dans un bus, et j’ai aucune putain d’idée de pourquoi je suis venu là ! Et j’ai qu’une envie putain ! Je te le jure ! Prendre un fusil d’assaut et faire un carnage dans tous ces connards ! Parce que eux ils savent rien ! Et moi, je suis plus là ! J’ai été dans ta salle de bains tu sais, au centre. J’y ai vu tous tes médocs, et le reste… Bon sang, là-bas t’es un dieu de la guerre, mais ici t’es qu’un sale camé notoire ! Et tu me proposes quoi ?! Que l’on vive ensemble, toi et moi ?! Alors on va faire un pacte :  j’ai été dégoûtante envers toi tout à l’heure, lors de ma crise de nerfs, et toi, tu viens de te montrer dégouttant envers moi, à l’instant ! Et même si je considère que dans ton cas c’est pire, parce que tu as toute ta tête, on va prétendre d’un commun accord que nous sommes à égalité dans la répugnance. Et on va oublier cette nuit. On va oublier que je suis venue te retrouver au centre, qu’on a essayé de baiser dans ta chambre … Tu sais, je l’ai déjà vécu, avec d’autre soldats : au front nous sommes en symbioses, mais dans le civil, nous sommes deux putains de cauchemars ambulants. C’est un classique. Alors on va oublier tout ça, toute cette nuit. Pour conserver notre amitié guerrière et nos chances de survie, si nous devions combattre de nouveau ensemble.

Elle insiste bien avec “Rotule”, ce surnom grotesque. Elle insiste dans le but de me foutre la rage. Très bien. Sans l’emploi abusif de ce surnom, je le lui aurais concédé. Et cela aurait été une bonne chose, pour nous deux, l’oubli de cette nuit passée…

– Tu ne m’as pas laissé finir ce que je voulais te proposer.
– Tu veux remettre ça ?
– On pourrait habiter ensemble ? Comme je le vois, on ne se toucherait pas. On aurait deux chambres séparées ? Et on ne se toucherait pas. On ne se parlerait même pas. On pourrait vivre comme ça ? Seulement respirer ? Ce serait bien. Plus que bien. On vivrait sans se toucher, sans se parler… Si moi je préfère dormir par terre, cela ne te dérangerait pas ? Et si toi tu décidais de ne plus te laver, ou de ne plus manger, je ne le remarquerais même pas ? On pourrait très bien vivre comme ça ? Dans un endroit que l’on fabriquerait tous les deux ? En endroit en paix, situé en dehors du Monde ? Un endroit où nous serions libres de ne plus exister, tous les deux.

Elle ne dit rien. Alors je me tourne vers elle. Son regard demeure fixe et perdu dans la nuit de l’océan, droit devant… Son regard parti ailleurs, très loin, elle imagine. Elle desserre enfin les lèvres, et me demande :
– Si… Je décidais de rester assise toute la journée, à regarder le mur…
– Alors on pourrait le regarder ensemble ?

Nous sommes rentrés au centre déserté de toute présence. Nous avons fini la nuit en dormant, elle sur le lit, et moi sur le sol de ma chambre. Le lendemain à mon réveil, elle était partie. Mais elle m’avait laissé ce message.

” Rott, je me suis dit que ton rêve, finalement, il est pas si mal. Un endroit que l’on fabriquerait tous les deux… Un endroit rien que pour nous deux, en dehors du Monde… Mais je suis partie me réengager pour une dernière campagne. Un dernier carnage. J’aurais tout le temps d’y penser, de me l’imaginer, enfin… Si tu en avais toujours envie à mon retour. Et si cela ne fonctionnait pas avec cette fille, ta Estéfania… Mais plus j’y pense, plus je me dis que ça pourrait marcher toi et moi. Oui, ça pourrait marcher. Ça pourrait être très bien de ne plus exister à deux. Je vais l’imaginer les jours de morts. On garde ça au chaud, dans nos deux petites têtes. Et on en reparle à mon retour ? “

Mais Lieutenant n’est jamais revenue, son vaisseau s’est fait exploser sur Obious Prime. Apparemment, Emma m’avait désigné comme personne à contacter, parce que je reçus une lettre de condoléance. Le Ltnt Emma Richards, HellHounds 1ere Cie, avait combattu avec bravoure d’après l’auteur de la missive, une certaine caporale Linsey Creag.

FIN

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