« Ce qu’il fait froid bon dieu ! On est où là exactement ? Vladivostok ?
– J’crois pas non, plus haut ; dans la région du Kamtchatka il me semble. Tout à l’heure les pilotes parlaient du détroit de Béring.
– Et alors, Vladivostok, c’est pas vers le détroit de Béring ?
– J’te dis que non ! Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’on s’en fout du nom de ce tas de ruines de toute façon ? C’est un coin aussi merdique qu’un autre pour mourir !
– J’aimerais seulement connaître le nom de cette ville où il fait aussi froid.
– Ta combinaison est enclenchée ?
– Ouais.
– Fais voir, attends… Oui, ça va.
– Putain j’ai l’impression que mes dents vont péter tellement ma mâchoire est serrée sous l’effet du froid ! Ces foutues combinaisons soi-disant thermorégulées… La technologie militaire doit pas nous faire gagner plus d’un degré au milieu de moins quarante.
– Moins quarante, tu exagères je crois. Si tu as peur pour tes dents, je te conseille de mâcher une canule de trachéo.
– Ouais… C’est pas con !
– Bien sûr que je ne suis pas con, tu crois quoi ? C’est la raison pour laquelle je serai le seul médic à réchapper de tout ce merdier !
– J’te le souhaite Rad, vraiment…
– A ton avis, pourquoi je sais que je ne mourrai pas aujourd’hui, ni demain ? »
Je connaissais déjà son histoire. Le soldat médical Radhakanta m’avait bassiné pendant tout le transport avec ses putains de théories, mais je le laissai raconter, parce que j’avais trop froid. L’énergie qu’il brûlait à dire ses conneries réchaufferait bien d’une minuscule unité l’air ambiant. Rad pensait que les projets et l’envie de vivre faisaient la différence entre un soldat vivant et un autre appelé à mourir. Selon lui, les types qui crevaient au front n’avaient aucune vision d’avenir, trop concentrés sur leurs trouilles ils y passaient à tous les coups. Les survivants eux, et plus précisément les types qui sortaient de la guerre en gardant leurs quatre membres et leurs capacités mentales, espéraient tous quelque chose très fort, pour après. Tous les jours cette théorie se vérifiait, selon Rad.
– T’en penses quoi toi ? Me demanda-t-il,
– aijuuneéioonbol
– Hein ? Enlève la canule de ta bouche.
– Je disais que de mon point de vue, il s’agit seulement d’une question de bol. Projets ou pas t’as des types qu’en réchappent, les balles fusent autour d’eux sans les toucher, et puis à côté leurs voisins y passent salement dès le premier pas posé. Y a pas de projets, de soldats bien entraînés, de bons ou de méchants, rien ne compte quand une grenade pète à moins de deux cents mètres.
– Laiden, j’sais pas si tous les Australiens sont aussi négatifs que toi, mais je te conseille de vite changer ta façon de voir les choses, parce qu’avec ce genre de pensées, tu engages ton pronostic vital, et… »
Une saloperie de trooper posté à l’angle du véhicule apostropha Rad grossièrement en tournant vers nous sa tête casquée de high-tech,
« Vous pouvez pas fermer vos gueules les infirmières ? »
Rad lui répondit,
« C’est ce que je te dirais crétin, lorsque avec un bras en moins tu m’appelleras comme t’appelai ta mère pour qu’elle te torche le cul ! »
Cette remarque fit glousser un autre soldat, le type mauvais grogna un « sale bougnoule » entre ses dents puis nous foutu la paix.
« Tu sais Laiden que nous allons la gagner, cette guerre ?
– J’ai déjà entendu ça un paquet de fois, en Europe, et puis en Afrique. Les réseaux prétendaient que les corporations pourraient pas aller ailleurs, qu’ils finiraient dans le désert éthiopien. Pourtant six mois après je me retrouve dans la banlieue de Vladivostok à me geler le cul à cause d’une combinaison thermo-défectueuse…
– Réfléchis à ce que je te dis, Laiden. Dans notre armée y a des médics, c’est-à-dire des mecs non-armés juste là pour soigner, eux non. Dans nos bataillons y a même des femmes, eux non – et entre nous je ne sais pas ce qu’ils peuvent faire de leurs femmes les corpos, peut-être les bouffer, va savoir – mais ces choses sont la preuve irréfutable que notre armée est supérieure. Le médic est le luxe ultime d’une armée puissante ! Ah oui, et puis aussi, je t’ai déjà expliqué : nous ne sommes pas à Vladivostok, mais dans le Kamtchatka.
– Vladivostok ou ta région du Tralala moi je vais te servir une théorie qui tient la route ! Y a dix ans de ça, si les gouvernements avaient filé les sièges que les corporations demandaient au conseil de sécurité, nous n’en serions pas là. Et dix ans après, quand ces connards ont mis la main sur leur première bombe atomique, si les nations avaient payé les milliards qu’ils demandaient, nous n’en serions pas là ! Mais putain regarde nous, Rad ! Ces mecs ont déjà tout bousillé, les poissons flottaient sur le ventre tout à l’heure ! Ils vont faire comme d’habitude, foutre leur merde, puis se barrer à l’autre bout du globe ! Et toi et moi continuerons ces conversations ailleurs jusqu’à revenir chez nous allongés entre quatre planches !
– J’arrête de parler avec toi ça ne sert à rien, tu mets trop de mauvaise volonté, tu es défaitiste, tu es un Australien … »
Autour de nous les hommes ont commencé à s’agiter. La lieutenant et quelques sergents sont montés dans le poste de commandement. J’ai craché ma canule dans ma main gantée, elle était toute mâchouillée. J’ai dit à Rad :
« J’espère seulement qu’on aura pas droit à leurs foutues balles de feu !
– C’est une légende urbaine.
– Et ta connerie c’est une légende ? Sur le front du Mali, ils en avaient.
– T’es sérieux ?
– Ouais. J’ai vu un type s’écrouler devant moi, des soldats l’ont mis à couvert. Il avait été touché, mais rien de létal, alors j’ai commencé à sortir mon matos pour lui extraire la balle seulement sa plaie fumait de plus en plus. Et le mec gueulait. J’avais jamais entendu un humain gueuler comme ça. Le canon qui avait craché la balle devait être sacrément chaud, c’est ce que j’ai pensé sur le coup… Et puis, mon client s’est mis comme à cramer de l’intérieur, un truc de cinglé. Même ses os ils fondaient. Si tu tombes sur l’une de ces saloperies t’as pas plus de trois minutes pour amputer, et même avec une circulaire laser trois minutes, c’est pas gagné.
– Merde. T’as essayé de l’amputer, toi ?
– Amputer quoi ? Le type était blessé à l’épaule. »
C’est à cet instant que les gradés sortirent du véhicule. Le sergent nous attribua la 5e section et la 602, j’ai eu la 5e.
Avant de nous séparer Rad posa une main sur mon épaule. Il tapa sur le caisson MEDICORP qu’il trimballait partout avec lui et me dit :
« Une magnifique villa à Kochi avec un petit arbre dedans, une belle femme aux longs cheveux noirs, c’est ça que j’aurais au pays, Laiden. Et tu verras, je t’y inviterai, il fait chaud là-bas ! Mais pour ça faut que tu te trouves un projet d’avenir et fissa ! »
Le plan était que la 5e prenne position au sud du centre-ville pendant que la 602 arriverait par l’est dans un mouvement légèrement en étau, les drones avaient signalé une force ennemie dans ce périmètre.
Je me suis mis à cavaler derrière les autres, et je ne comprends pas pourquoi à chaque fois j’ai l’impression d’être aussi lent. Pendant les classes ils font cavaler les médics à coups de chronomètres et chargés de faux blessés, pour être capable de courir entre les balles, soi-disant. Pourtant en ce jour de grisaille glacé, j’avais l’impression d’avancer au ralenti. Pour le troupeau autour c’était la même. Je voyais leurs grosses rangers s’élever puis retomber lourdement sur la chaussée. Nous avons fait une halte à l’angle d’un mur. J’avais déjà un point de côté au bout d’à peine cent mètres, l’effet du froid sûrement. Des petits nuages de buée s’échappèrent de ma bouche, et j’étais le seul de la section à en faire parce que tous étaient casqués de lourd et d’électronique. Ça me donna la sensation d’être le seul capable de respirer. Je regardai ma buée quand presque aussitôt nous avons entendu le sifflement caractéristique d’une rocket guidée par satellite. Personne n’eut le temps de bouger avant que le mur n’explose.
Je repris mes esprits, je n’avais pas été touché à part un tympan qui saignait et un sifflement aigu à l’intérieur. Un homme avait eu moins de chance, il se tortillait sur le trottoir, blessé à la jambe. J’ai pas réfléchi les affaires reprenaient, je l’ai tiré et un soldat est venu m’aider, nous l’avons transporté au rez-de-chaussée en ruine qui était encore un immeuble quelques secondes auparavant.
Le blessé avait la fémorale sectionnée, je l’ai garrotté et filé double dose de morphine, puis j’ai allumé ma lampe frontale, et c’est là que le sergent se mit à gueuler, selon lui nous ne devions pas nous enterrer dans cette ruine, il m’ordonna d’éteindre ma frontale pour éviter que nous nous fassions repérer. Je lui ai pas répondu chacun avait sa merde à gérer, je venais de saisir l’artère avec la pince électronique, il ne me restait plus qu’à clamper, j’ai regardé les yeux du blessé en train de partir et j’y ai lu une nouvelle terreur, j’ai tourné la tête pour tomber nez à nez avec l’œil rouge d’un cyclope, une grenade incendiaire intelligente qui venait de se pointer dans la ruine. Elle flottait deux mètres au-dessus du sol, dans une tranquille lévitation.
Rien hormis la couleur orange, le feu, l’odeur du combustible enrichi et de la chair humaine carbonisée, je repris mes esprits au milieu des cadavres noircis, des bouts de charbon avec des visages tout en os et en dents, grimaçants. Et puis j’ai réalisé que mon dos brûlait, je mis un moment à m’en rendre compte parce qu’il faisait toujours aussi froid, dingue non ?
Je courus sur la rue sans me soucier de l’ennemi, ça tirait dans la nuit tombée, des flèches de lumières, des explosions, des gerbes d’étincelles partout autour.
Je me suis jeté sur le dos j’ai dé-sanglé le haut de cette combinaison qui ne m’avait jamais réchauffé mais dont les fibres me brûlaient en s’incrustant dans mes chairs, en arrachant le haut de la combinaison j’arrachais ma peau.
Au milieu du boulevard ça faisait feu et ça sifflait comme un soir de fête nationale.
Deux sens de feu, impossible de deviner où mon camp pouvait se trouver.
J’ai hésité en faisant des demi-tours comiques au milieu du boulevard, à attendre un signe sur la direction à prendre, et dieu m’entendit, en apparaissant sous la forme d’un tir de Mamouth, une arme exclusive venant de chez nous.
Je me suis dirigé droit vers la 602 sans faire tout le baratin de me mettre à couvert, en simple t-shirt manche courte il faisait trop froid pour jouer au soldat.
La main gantée d’un des mecs situé en première ligne me tira vers l’avant, il me traita de cinglé, et ouais, c’était assez cinglé d’être encore vivant.
Comme un saumon abruti j’ai remonté le courant de soldats dans le sens contraire de la marche, un type m’agrippa encore.
« T’es médic ? T’es un médic c’est le bas d’une combinaison de médic, pas vrai ? Mon pote à besoin de toi ! »
Il m’amena devant un jeune soldat agonisant à qui il manquait la moitié du visage, je voyais pas bien ce que je pouvais faire, à part le cinéma habituel à base de morphine de synthèse, histoire de prétendre que l’armée avait une solution humaine à tous les problèmes.
J’ai écarté mes bras impuissants, j’lui ai dit que je n’avais plus mon matériel, et cette simple phrase me coûta beaucoup d’efforts. Je compris pourquoi après, je hurlais. A ce moment-là je me trouvais complètement sourd.
« Je sais où y a du matos » me répondit-il.
Le soldat me saisit de nouveau par le bras et m’emmena dans une pièce plus loin, dans un coin y avait Rad allongé.
Il semblait aller bien, un peu gris peut-être pour un Indien, mais sinon il paraissait bien tranquille, abstraction faite de ses yeux ouverts et de son ventre qu’avait dégueulé intestins et organes.
J’ai pris son pack de matériel sur le côté et je suis tombé sur sa boite de MEDICORP.
Medicorp, une corporation privée qui avait négocié un contrat avec l’armée concernant la récupération des cerveaux de soldats. Rad avait calculé qu’il lui fallait les primes de dix cerveaux pour se payer sa villa avec l’arbre dedans, et la nana aux longs cheveux noirs. Moi, j’avais pas signé le contrat je m’en foutais, j’étais trop tétanisé par la peur de crever, c’est la raison que Rad aurait invoqué.
J’ai ouvert la boite de prélèvement Medicorp, dedans c’était bourré de liquide et d’électronique, je me suis demandé si j’y arriverais alors j’ai lu le mode d’emploi.
Sur le côté de la boite j’ai trouvé l’emplacement qui cachait la scie circulaire laser, je l’ai positionné en haut de son nez juste sous les sourcils comme le dessin l’indiquait.
J’ai essayé de contrôler un peu mes tremblements, le froid me faisait gigoter comme un arbre à la con prit dans une tempête de vent.
J’ai allumé la scie et Rad s’est éparpillé sur mon t-shirt kaki et sur ma gueule. Le soldat qui m’avait emmené là me demanda d’une voix blanche « c’est quoi ça putain ? » alors je me suis retourné, j’lui ai souri, et puis toujours aussi sourd j’ai gueulé :
« SI TU VEUX RESTER EN VIE FAUT QUE T’AIES UN PROJET ! J’AI ENTENDU PARLER D’UNE MAISON OU IL FAISAIT CHAUD AVEC UN ARBRE DEDANS, UN ARBRE AVEC DE LONGS CHEVEUX NOIRS ! »
excellent !
merci !