Les lumières s’allument progressivement tandis que son hôtesse traverse un vestibule au sol en simili-marbre motif damier. Dorian s’arrache à la contemplation du dos nu féminin pour observer l’appartement. Dorian hoche la tête, un petit sourire en coin. Une voix synthétique assène à la maîtresse des lieux un chaleureux mais discret, ” bienvenue, Mademoiselle Tanaka”.
Arrivée au milieu du salon elle stoppe, et sans se tourner, le regard perdu dans Carthage, elle lui demande, à travers le reflet de la baie vitrée,
– Ce que tu vois te plaît ?
– C’est un class 4 ?
Atsuko Tanaka se tourne enfin, et rit franchement.
– Non, seulement un class 3. Hé bien entre, vas-y. Fais comme chez toi.
Dorian s’avance, prend les mains d’Atsuko Tanaka dans les siennes et penche son visage de trois-quart. Rouges à lèvres contre rouge à lèvres, elles s’embrassent.
– Je ne pourrais pas te raconter ce que je fais, c’est trop ennuyeux. J’ai peur ne pas moi-même comprendre en quoi consiste exactement mon métier, alors que toi … Ton travail doit être passionnant.
– Je n’habite pas un classe 3, mais un classe 1, du coup, il y a de fortes chances pour que je ne t’invite jamais chez moi. Enfin … Si jamais tu en avais envie.
– Tu connais le proverbe : le travail, plus c’est inintéressant, plus on gagne de l’argent ? Et inversement, j’imagine. Tu … Je ne sais pas … Tu n’est pas particulièrement belle, mais quand tu me souris, ça me bouleverse. Et en cet instant la seule réalité possible est une dans laquelle je pourrais me tenir contre toi.
– Quoi ? Non. Simplement, non. Il faut que j’y aille. Nous nous sommes trompées.
– Attends ! Attends je me suis mal exprimée … Je suis stupide, voilà ! Ce n’est pas ce que je voulais dire, je … Je te présente mes excuses. Je suis mal à l’aise, parce que mon logiciel habituel est l’hétérosexualité. S’il te plaît. Rassis-toi.
***
– Elle est comment ?
– Très belle. Et très conne. L’un des premiers trucs qu’elle m’a dite lorsque je me suis pointée chez elle, c’est que j’étais moche. Enfin, elle l’a sous-entendu. Tu arrives à le croire, Prok 22 ? Celle-là, on me l’avait jamais faite. Pourtant, j’en ai connue des cinglées …
– L’agressivité indirecte, c’est ce qu’utilisent les classes supérieures pour que l’on s’intéresse à eux. Ils ne savent pas faire autrement.
– Elle m’a aussi dit : “mon logiciel habituel est l’hétérosexualité “. Je pensais impossible d’employer ces mots dans une seule et même phrase. Et dans cet ordre.
Elle l’a accompagné au réfectoire gigantesque – une usine dans l’usine – et en considérant le début de leur rendez-vous, elle pensait qu’il choisirait un coin plus intime pour s’entretenir – la détective Ashley Dorian avait dû lutter pour obtenir cette entrevue, trois jours à interroger les bases de données, à émettre des requêtes officielles dans les règles de l’art administratif; et bien sûr elle aurait pu choisir un autre magistrat, plus disponible, pour réduire son attente à deux jours au lieu de trois – mais la détective savait que ce dont elle avait besoin pour ouvrir ce dossier, c’était d’un matricule connu.
Elle ne se souvenait plus qui l’avait briefé ses premiers jours : sur le listing infini qui naissait dans les crépitements des transcripteurs, chaque longue suite de chiffres, de lettres et de caractères spéciaux, correspondait au matricule d’un procureur. Son formateur le lui avait appris : ” tu ne regardes que la fin, les deux derniers numéros, ils sont uniques pour chaque procureur “.
Et c’est ainsi que la Détective Ashley Dorian avait rencontré celui qu’elle appellerait familièrement, ” Prok 22 “, un type voûté et long au teint olivâtre qui portait des costumes aussi longs et voûtés que lui, des cheveux fins, rabattus sur le front dans un mouvement vaincu typique de l’administration, mais un regard animé, et intelligent, quoiqu’un peu fiévreux … Et de longues mains assez belles, des mains de pianistes, se disait-elle. Enfin, au bout de trois jours d’attentes, Prok 22 lui avait officiellement signifié une entrevue à midi quarante. Non dans son bureau, mais au détour d’un couloir du niveau 23 de la section est.
– Tu as mangé Détective ? Parce que moi, je vais manger là tout de suite. Tu m’accompagnes ? Je t’invite …
– Non, merci Prok 22.
– Tu as mangé récemment ?
– Ce matin, oui.
L’information parait si ahurissante que le procureur stoppe sa marche, se tourne vers elle, et lui lance un regard surpris avant de reprendre son pas.
– Hé bien moi, ça faisait trois jours que j’attendais ma paie. Et les bons d’alimentation qui vont avec. A croire que la ville a oublié que le DSI employait encore quelques magistrats humains …
Par un mécanisme inconscient, suite à sa remarque les deux jettent un regard vingt-trois étages plus bas dans le hub, où les automates de sécurité se croisent dans un immense ballet synchrone et infiniment complexe. Le Procureur reprend,
– Trois jours que je n’avais pas mangé, je viens de recevoir mes bons d’alim de la semaine dernière ce matin, alors … C’est la raison pour laquelle je t’invite, Détective. On va crouler sous l’opulence, un vrai festin !
– Non merci. Ca va aller. J’ai mangé je t’ai dit.
Cette fois, le procureur s’arrête pour lui faire face. La Détective a compris depuis un moment où il voulait en venir, elle ne pourrait bientôt plus couper à l’explication …
– C’est si différent chez les “investigaciones” ? Parce que si oui, je demande ma mutation.
– Oh non, chez nous c’est la merde aussi. Douze jours de retard sur la paie.
– Alors pourquoi tu manges ? T’es tombée dans la corruption, toi aussi ?
– Non. J’ai rencontré quelqu’un. Une fille. Une fille de la haute … Elle habite un class 3.
– Oh.
– Oui. Ca va faire un mois que nous sommes ensemble, enfin … Tu vois.
– Elle est comment ?
– Très belle. Et très conne. Tu sais quel est le premier truc qu’elle m’a dite ? Elle a insinué que j’étais moche.
***
– J’aimerais taper dans ton frigo ?
– Tu peux. Tout ce que tu veux. Moi, j’aimerais que tu me racontes.
– Quoi donc ?
– Ton travail de détective à la DSI.
– Oh … Les gens se font des idées.
– Les gens ?
– Toi. Toi tu te fais des idées. Ce n’est pas du tout intéressant. Tu connais la PRSH ? La Procédure de Résolution Statistique et Holistique ? Tu en as entendue parler ? C’est un outil, pour résoudre les crimes. Il s’agit d’un algorithme.
– Disons que je suis assassinée …
– Non.
– Allez Détective, c’est pour de rire.
– Mademoiselle Atsuko Tanaka est retrouvée assassinée dans son superbe appartement de class 3. Très bien, comment veux-tu mourir ?
– Poignardée. Allongée nue, baignant dans une flaque … Non, plutôt … Une mer de sang.
– Alors disons … S’il y a beaucoup de sang, c’est qu’il y a eu beaucoup de coups portés. Donc pas de flaque. Ton sang est sorti par jets, des éclaboussures artérielles partout, sur les murs, jusqu’au plafond …
– Quelle horreur …
– La première chose que fera le DSI, c’est d’envoyer un opérateur de drone chez toi. Le drone relèvera tout, jusqu’aux plus infimes traces adn. Ton cadavre sera placé dans une atopsieuse, qui ajoutera au dossier si tu as été violée et comment, comment tu as été tuée, l’angle du couteau, ce qui permettra de définir des éléments tels que les positions que vous teniez, l’assassin et toi, sa corpulence, sa force, son genre, les probabilités de cybernétisation … Arrive ensuite l’holostique. L’algorithme compilera l’ensemble des informations recueillies par la scientifique et lancera des recherches croisées dans ses bases de données. Il analysera toutes les images de surveillance, qu’elles viennent de la domotique de l’immeuble, ou de la rue. L’holistique pourra même accéder aux captations des caméras ventrales des aéro-cabs qui survolaient la zone … Mais l’holistique a déjà sa petite idée sur le criminel, dès l’ouverture de ton dossier.
– Et c’est qui ?
– Dans plus de 73% des cas des meurtres de femmes, il s’agit d’un homme. Un compagnon. Mari, amant, ou ancien amant …
– C’est vrai … L’homme que je fréquentais avant de te rencontrer était très … Instable. Émotionnellement parlant …
– Mais lui a un alibi en béton. Il a été filmé à l’heure de ta mort, dans un autre district. Dans 24% des cas, l’holistique sait que le motif du crime sera l’argent.
– Comme … Un cambriolage qui aurait mal tourné ?
– Non. Pas dans un class 3. Plutôt comme une affaire foireuse de la méga-corporation qui t’emploie.
– Et les 3% restants ?
– Les 3 % ? Oh … Des maniaques sexuels, des tueurs en séries, des camés aux nouvelles technologies partis en crise schizoïde, des trafiquants d’organes, des puceaux congénitaux réalisateurs de snuff-movies … Mais l’holistique sait, que concernant ton assassinat, il ne s’agit pas de cela.
– Pourquoi ?
– Je te l’ai dit. Aucun taré ne pourrait t’atteindre dans un méta-building de class 3. Non, Le programme holistique a déjà trouvé le coupable.
– Qui ?
– Ton ex, comme tu l’avais dit. Il n’a pas effectué lui-même le boulot. Il a payé un tueur au rabais, trouvé sur le sub-réseau. Un amateur qui s’est introduit chez toi grâce aux accès de ton ex.
– Comment l’holistique est arrivé à ces conclusions ?
– Dès l’ouverture du dossier, l’algorithme a lancé des spiders analyser les mouvements bancaires de tes amants, et de tous les hommes qui sont venus chez toi, les six derniers mois. C’est ainsi qu’il a relié ton ex au tueur à gage, via les flux financiers. L’holistique avait une idée statistique très précise du coupable dès l’ouverture de l’enquête, les preuves sont un détail que l’algorithme finit toujours par trouver.
– Cela me parait expéditif, comme méthode …
– L’algo résout 97% des crimes. Et tu sais combien de temps il lui a fallu, dans le cas de ton meurtre ?
– Non ?
– A l’instant ou le drone scientifique et l’autopsieuse ont terminé leurs rapports, l’algorithme mit trois centième de seconde. Trois centième de seconde, c’est le temps moyen de la résolution d’un crime.
– Ensuite, tu pars arrêter mon ex ?
– Non. Ça, c’est le boulot des automates de sécurité.
– Alors tu fais quoi ?
– Moi ? Je suis en lien avec le procureur. Et je valide administrativement l’ouverture et la fermeture de l’enquête.
– C’est tout ?
– Oui. Une fraction de calcul d’un opérateur-donné, comme ils en ont à l’Administration au Logement, suffirait pour gérer tous les dossiers de la crim. Mais les citoyens de Carthage verraient d’un mauvais œil que le process entier de notre justice soit automatisé. Donner l’illusion qu’il y existe encore des flics, dans notre grande et belle cité, c’est ça mon boulot.
A suivre …