Le couvre-feu, 7

4 mins

Au début vint la fascination. Pour eux, pour le groupe qu’ils formaient. Mais cela peut s’expliquer par la situation. Car durant la première semaine, je vivais à l’écart de la meute. Je passais mes nuits à laver les toilettes, les couloirs, et plutôt trois fois qu’une dans le seul but de ne pas me retrouver en compagnie du sale flic réformé complètement niqué de la tête. Mon activité de nettoyage était ennuyeuse, comparé à ce qu’ils faisaient. Mais je me trompais sur eux. Prenez n’importe quel tocard, donnez-lui un masque flippant, une platine ou une guitare, une autorité ou un micro, et il paraîtra tout de suite beaucoup plus intéressant. Charismatiques ils l’étaient, dans leurs costumes noirs.
 La première semaine, je les regardais partir exactement comme un enfant voit ses parents aller au boulot. Pour un enfant c’est magique, le monde du travail. Et les adultes encouragent leurs rêveries, ils leur achètent de faux téléphones portables, des tablettes factices pour faire comme papa. Les enfants ont hâte d’avoir un avenir, même merdique, et les adultes ne les en dissuadent pas. Parce qu’un parent qui expliquerait à son enfant que le travail est une mort lente par asphyxie (dans le meilleur des cas), ce parent-là se désavouerait lui-même, cracherait sur son propre mode de vie, ferait le constat de sa lâcheté, son impuissance. Une vie d’adulte foutue en l’air pour rien, ou pas grand-chose, des chèques restaurant plus l’illusion d’avoir sa place dans la société, servir à quelque chose. Comme des parents complices, les autres ne me mirent jamais en garde. Pire, ils me souriaient en revenant à la base, riaient fort, faisaient comme si tout était excitant et grandissime. Il s’agissait de la raison pour laquelle, durant les premières nuits, ils me cachaient leurs prises laissées dans la voiture. De mon côté, je n’avais jamais vraiment connu le monde du travail, hormis quelques jobs d’été à l’époque où j’étais un étudiant encore “normal”, plus un boulot occupé quelques années dans une machine administrative à préparer des photocopies – le souvenir de la lumière blanche qui sortait de la plaque vitrée opposée à celle toute jaune de l’ampoule au plafond, et moi, pris en sandwich au milieu – ce travail-là j’en étais conscient, je ne le devais qu’aux légères dysfonctions de l’immense appareil économique. Ma vraie place n’était pas derrière une bête photocopieuse, mais à Las Vegas, là où finissaient les inadaptés et les malades. Je n’avais jamais eu le sentiment d’être utile à la société, de faire partie du Monde des Hommes, cela m’avait toujours peiné. Il s’agissait, pour moi, d’un manque à combler.

Je ne sais pas avec quelle idée j’ai le plus de mal aujourd’hui, entre avoir un jour admiré cette bande de tocards, d’avoir eu envie de participer à leur grande fête païenne et démoniaque, ou de me trouver une fonction au sein de leur société, à n’importe quel prix. Lors de ma première “vraie” soirée de chasse, lorsque je dus choisir mon masque, je me sentis excité. Heureux. Je me dis qu’enfin, pour une fois, il allait se passer quelque chose. Il est difficile de se fier à sa mémoire dans les instants qui ne jouent pas en notre faveur, alors je ne sais pas, impossible d’en être sûr aujourd’hui, mais plus j’y réfléchis, plus je doute avoir participé à ses horreurs contraint et forcé. Peut-être que je n’y ai pas été à reculons, obligé par la Sérodop. Peut-être ai-je pris mon élan au contraire, et me suis-je mis à courir, de toutes mes forces. Lorsque mes doigts de pieds ont senti le bord du plongeoir, j’ai peut-être sauté, le plus haut et le plus fort possible, mon corps ramené en une boule j’ai plongé, une bombe, éclaboussant mes camarades qui m’attendaient déjà dans la piscine, à crier leur joie mouillée de m’accueillir parmi eux…
 Non vraiment, je ne sais pas.

***

Ça criait, le premier soir où j’accompagnai Emmanuel au quartier général. D’après les odeurs d’essence, d’huiles de vidange, et le sol de cambouis tout salopé, il s’agissait d’un ancien garage. Les cris venaient d’un bureau situé sur la mezzanine industrielle, on y accédait par un escalier en ferraille étroit, colimaçon et tortillard. Ce jour-là, le soleil se couchait à vingt-deux heures zéro deux précisément. Assis derrière lui sur son scooter, nous étions partis de Monceau vers les vingt et une heures trente. Il avait rejoint le périphérique entre Asnières et Clichy, il faisait chaud, la ville se désertait à grande vitesse. La Sérodop commençait à faire son effet, je me sentais vivant. Les portes défilaient à mesure que mes portes internes s’ouvraient aux sensations et aux odeurs, une onde de bien-être, plus la pensée que tout irait bien désormais, puisque je me trouvais sur le chemin de la Sérodop alors que nous dépassions Clignancourt puis La Chappelle. Nous sommes sortis en proche banlieue, enfilade de ruelles en sens interdits, la lumière déclinait. Le soleil était encore debout pour une dizaine de minutes, faiblard mais vaillant avant son agonie, lorsque nous arrivâmes au quartier général, comme tout le monde l’appelait. Emmanuel me fit signe de m’asseoir sur un banc situé à proximité de l’entrée – au rez-de-chaussée, une cloison avait été montée afin de séparer l’atelier – Emmanuel s’assit à mes côtés. Mais à peine posé, nous entendîmes des cris sortir du bureau, à l’étage. Quelqu’un se trouvait très en colère. J’interrogeai Emmanuel du regard, il haussa les épaules, puis se réfugia dans l’écran de son téléphone. Quelques minutes s’écoulèrent quand la porte s’ouvrit, et dans le colimaçon dégringola une fille très brune au physique épais, elle pleurait. A peine arrivée en bas, elle disparut aussitôt sans un mot vers nous ou un regard, par la porte qui menait à l’atelier. Emmanuel se leva, monta à son tour l’escalier, j’entendis du bureau tonner « qui c’est celui-là ?!”, au ton employé je compris que la voix parlait de moi, je levai la tête. Une caméra de surveillance me dévisageait de son optique furieuse. Au premier soir, je ne qualifierais pas l’accueil de cordial, mais à cet instant mon organisme se trouvait en plein sous l’effet du Sérodop, alors je m’en foutais. Là-haut, Emmanuel était resté sur le seuil de la porte du bureau, et si je ne distinguais pas les remontrances auxquelles il faisait face, j’entendis ses arguments à lui, à moitié rigolant et goguenard ; Emmanuel arguait qu’ils avaient besoin d’un suppléant.

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