Chapitre 18 : Les intrus
La première livraison s’était déroulée presque sans accrocs. Nous avions perdu une brique, et les revenus qu’elle aurait dû générer. Cependant, grâce à l’euphorie causée par notre intoxication accidentelle, ce détail nous importait peu pour le moment.
Inquiet à l’idée de tomber sur Fred pour la troisième fois de la journée, je rasai les murs, suivis de près par le reste de la bande, dans un manque total de coordination. On encerclait Mohan, dernier détenteur de notre précieux sésame, afin de le protéger de tout éventuel incident qui pourrait survenir. Hors de question de perdre notre dernière brique !
La Cabane était au coin de la rue. Sur le qui-vive, je ratissai les alentours de mon regard trémulant. La voie était libre. Je fis signe aux autres de s’avancer et on galopa jusqu’au pub en courbant le dos comme des soldats qui chercheraient à se protéger d’une rafale de tirs sur un champ de bataille. J’enfonçai la porte, plus fort que je l’aurais voulu, dans un boucan du diable, et tirai Mohan à l’intérieur. Les deux autres se précipitèrent derrière nous et Angus claqua la porte avant d’appuyer son dos contre elle, anxieux à l’idée que Fred n’ait pu nous voir entrer. Ce n’était que pure paranoïa, parce que de toute évidence il ne trainait pas dans le coin. Mais notre état second altérait sérieusement notre capacité de réflexion.
Tout le monde dans la salle se tourna vers nous, intrigué par tout ce chahut et notre comportement étrange.
— Encore toi et tes crapules ! gueula Walter.
— Arrête un peu de beugler ! On fait qu’passer !
— Ça fait déjà deux fois aujourd’hui que « tu fais qu’passer », c’est pas un putain de moulin ici !
— Pourquoi un moulin ? demanda Taz en se frottant le nez.
Je lâchai un grognement à son encontre et pointai Tony du doigt, toujours installé au fond de la salle. D’une démarche encore vacillante, on s’avança jusqu’à lui pour s’asseoir maladroitement à sa table.
— Alors ? Où est la dope ? s’impatienta le rital.
Mohan plongea une main sous ses vêtements et s’apprêtait à sortir la brique de cocaïne qu’il dissimulait quand l’italien l’interrompit en tendant les mains vers lui, paumes en avant.
— Calma, stupido ! Tu veux pas la montrer à tout le monde, tant que t’y es ?!
Les poivrots de la table voisine se tournèrent vers nous, interloqués par la remarque ambigüe de notre associé. Parmi eux, une quadragénaire défraîchie fit un clin d’œil à Mohan, les traits du visage bien fripés par son large sourire édenté.
Le nabot de la bande se figea, embarrassé par les œillades insistantes de la bonne femme et fit pivoter légèrement sa chaise afin de la faire disparaitre de son champ de vision. Nerveux, j’analysai la salle d’un coup d’œil rapide et m’arrêtai sur deux types au bar, qui semblaient nous observer. Deux costauds bien sapés, vestes sombres ouvertes sur des chemises repassées et pompes cirées. Leur attitude impassible leur donnait des allures de flics. Ma capacité de concentration affaiblie par la coke, je ne leur prêtai attention qu’une seconde à peine.
— Qu’est-ce qui lui prend à celui-là, il nous fait de l’eczéma ? demanda Tony en observant Angus qui se grattait toujours.
Son attention fut attirée par les reniflements persistants de Taz, puis par les gesticulations incontrôlées de Mohan et enfin par mon regard presque épileptique.
— Erreur de débutant…
— Mais non, c’est pas ce que tu crois ! protestai-je, las de ce jugement hâtif.
— Quoi, vous êtes pas défoncés ?
— Si, mais on l’a pas fait exprès, expliquai-je.
— Comment on se défonce, sans faire exprès ? demanda à nouveau Tony, sceptique.
— Ce serait trop long à te raconter… Bref ! Mohan, file-lui la marchandise.
— Pas ici, stronzo ! Tu vas aux chiottes et tu planques ça dans la chasse d’eau de la première cabine. Et moi, j’irai la récupérer juste après votre départ. Ni vu, ni connu.
Mohan hocha la tête et disparut aux toilettes. Je tournai les yeux vers le comptoir et remarquai que les deux inconnus nous observaient toujours. Ils discutaient avec Walter, sans nous lâcher du regard. Ce dernier désigna Taz d’un signe de tête, ce qui m’intrigua. Je tendais l’oreille, mais de là où j’étais, je n’entendais pas un seul mot de leur conversation.
— C’est bon, déclara Mohan, de retour des toilettes. Le petit oiseau est dans le nid.
— Hein ? s’étonna Tony.
— Mais putain, de quoi tu parles ? demandai-je à mon tour.
— C’est un langage codé, chuchota Mohan en se penchant vers nous, un sourire jusqu’aux oreilles, fier de jouer au gangster.
Un soupir s’échappa de mes lèvres.
— Tu t’prends pour qui, une espèce d’agent secret ?!
— En plus, il est tout pourri ton langage codé, on dirait une métaphore sexuelle, lui fit remarquer Angus.
Je réalisai que la dame alcoolisée de la table d’à côté nous observait toujours. Elle détailla Mohan d’un œil vicieux, le scrutant de haut en bas.
— J’aime beaucoup les petits oiseaux, lança-t-elle à sa proie.
— Ah, tu vois ? J’te l’avais dit, ça sonne comme un truc sexuel ! insista Angus.
— J’le savais ! s’enthousiasma la femme à la dentition incomplète.
— Non, non, pas du tout, madame. Et mon oiseau n’est pas petit, protesta Mohan, soucieux de rétablir la vérité sur son anatomie.
Taz pouffa d’un rire ponctué de quelques énièmes reniflements.
— Si, il est petit.
Dans une synchronisation parfaite, Tony, Angus et moi-même, nous tournâmes vers lui en le fixant de nos yeux écarquillés.
— Comment tu sais ça, toi ? Tu sais quoi, réponds pas ! On n’est pas obligé de tout se raconter, non plus, déclarai-je, horrifié par les hypothèses qu’envisageait mon esprit tordu.
— Mais n’importe quoi ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?!
— Des trucs que je préfère pas m’imaginer, justement ! Bon allez, on décolle !
Je me levai, préférant couper court à la conversation et tendis la main vers l’italien.
— File-moi ton téléphone, je vais enregistrer mon numéro dedans.
Il s’exécuta sans un mot et j’enregistrai mes coordonnées dans ses contacts avant de lui rendre l’appareil.
— Parfait ! Je t’appelle dés que j’ai refourgué la came. Maintenant tirez-vous, que j’puisse aller récupérer le « petit oiseau ».
— Mais merde, arrêtez avec vos langages codés à la noix ! En plus, pourquoi un oiseau ?! C’est ridicule ! pestai-je avant de tourner les talons. A plus Tony.
Je passai devant le comptoir, suivi de mon équipe encore secouée par les effets de la cocaïne, et plantai mon regard dans celui des deux étrangers qui nous toisaient, sans un mot. J’étais certain de ne les avoir jamais vus dans le coin. Mais leur attitude me paraissait suspecte. Les mains dans les poches, je quittai le pub, toujours préoccupé par le duo énigmatique qui n’avait cessé de nous épier.
— On va où, on retourne voir Dory ? demanda Taz.
— Pas si vite, on attend qu’elle nous appelle, lui répondis-je.
— Oui mais, on a lui a promis d’aller lui chercher ses médocs, me rappela Mohan.
— Putain, c’est vrai ! Les médocs !
L’engrenage est maintenant en train de tourner. Ah ! Mes pauvres crapules. Quand le propriétaire de la Coke va se retourner vers eux (les deux types au bar ?), les choses vont mal tourner.
Chance de survie anticipée : 0%
Héhé, le début des problèmes !