L’hiver suivant, je suis tombé amoureux pour la première, et la dernière fois. Chez Pépé mes yeux se posèrent sur elle, une gamine un peu perdue, emmitouflée dans une parka trop large. A l’époque, ses bras ne se trouvaient pas encore recouverts de tatouages, pas de piercings au nombril, au nez ou à l’arcade. Elle semblait légèrement plus pauvre que la moyenne mais n’avait pas encore cette allure efflanquée des filles qui fument de la dope. Trisha…
Je l’ai observé prendre son sandwich et sa boisson au comptoir puis s’asseoir à une table, son grand carnet, sa physionomie fermée, je l’ai regardé un moment puis je me suis levé, et j’ai commandé un brownie à Pépé, mais le vieux ne voulut pas le servir à table.
« Tu te crois où ? T’as qu’à lui emmener ! »
Alors je pris le dessert dans la petite assiette en carton, je me suis assis à sa table, et je l’ai posé devant elle, souriant. Trisha regarda la pâtisserie étonnée, puis moi, un sourcil levé.
« C’est pour toi. »
«… Merci. »
« Tu préfères autre chose ? »
« Non, ça va. »
Trisha silencieuse, je lui demandai pour briser la glace :
« Et tu fais quoi ? »
Elle me désigna de son bout de charbon,
« J’essaie de dessiner ce qui se trouve derrière toi. »
Je me suis levé précipitamment en m’excusant, je pris la chaise et m’installai à ses côté.
« Tu dessines vraiment bien, mais… ça ne ressemble pas à ce que je vois ? »
Sur son carnet, une femme nue, bras repliés autour de la tête dans une position étrange, toute tordue, rien à voir avec le bâtiment gris et délabré, notre école autrefois… Trisha me répondit, énigmatique :
« Je dessine ce que je vois derrière. »
« Tu vois cette femme derrière l’école ? »
Elle rit et sembla enfin se détendre, cette fois Trisha se tourna pour me répondre bien en face :
« L’arbre… Pas l’école. »
Le vieil arbre agonisant, oui, il ressemblait à cette femme avec ses branches un peu comme des bras. Trisha, quelque chose de puissant m’avait attiré vers elle au premier regard, en cet instant je compris quoi. Trisha était la seule personne que je connaissais à voir le monde différemment, moins grisâtre. Je me souvins de la façon dont faisait mon frère, avec ses dindes, je l’avais écouté des centaines de fois petit, lorsqu’il m’emmenait au bar. Prononcer des mots creux, assemblés en phrases vides de sens, avec une certaine intensité, et puis reluquer le corps de la fille, pour bien lui faire comprendre. Mais les doigts de Trisha plus la façon dont elle écrasait le fusain sur la feuille me fascinaient. Je risquai un coup d’œil sur ses cuisses maigrelettes moulées dans un slim. Son pantalon s’arrêtait bien au-dessus de sa cheville, entre l’ourlet et l’épaisse chaussette rose qui dépassait de sa basket, j’aperçus sa peau noire, son grain m’excita terriblement. Trisha croisa mon regard, me sourit franchement. Balayant ma future détermination masculine elle me dit :
« Je me souviens de toi, on était dans la même classe à la petite école, tu t’appelles James. Il paraît que tu travailles pour le XIII maintenant ? »
Quand je la rencontrai, Trisha Simon pensait les choses magnifiquement, c’est vrai, mais au final ça ne changeait rien. Trisha arrêta vite de transformer des arbres moches en jolies femmes pour dessiner des têtes de mort, et ce genre de trucs à la con. Les résidus de coke à baser ou les joints qu’elle s’enfilait à longueur de journée remplacèrent le brownie que je lui offris, cet après-midi chez Pépé. Les tatouages, les fringues et accessoires de putes que je pouvais lui payer contre sa parka informe trop grande… Trisha m’aimait autant que je l’aimais, mais nous grandissions vite, et nous ne changions pas en mieux, alors… Je suppose que le sexe et une grande complicité, pendant près de deux ans, c’était le mieux à espérer. La destinée de Trisha se trouvait gravée dans la pierre, elle tomberait amoureuse d’un gangster du quartier, n’importe lequel, le premier assez gentil qui passerait, ce fut moi. Je ne prétends pas que tout était faux, parce que nous nous sommes aimés et nous ne nous oublierons jamais, simplement, je pense que l’amour, le vrai, n’est pas un sentiment que l’on peut ressentir passé une semaine. Pas quand les seules choses que vous connaissez se trouvent dans la Zone. L’amour existe seulement la toute première fois, en cet instant où vous admirez une fille que vous trouvez jolie, et qui dessine un foutu arbre sordide comme s’il s’agissait d’une femme. Vous regardez Trisha, vous lui souriez connement, et puis c’est tout. C’est ça l’amour, un instant bref, rien d’autre.
Avec le recul, l’année entre quinze et seize ans fut l’une des meilleures périodes, même si sur l’instant, je la trouvais passablement merdique. Les ASP foutaient leur merde tellement souvent, une fois par semaine au minimum, qu’il était devenu impossible de dealer dans la Zone, aucun client n’osait plus entrer. Quant aux autochtones, tous se trouvaient trop fauchés pour acheter de quoi se défoncer. Les commerçants avaient fermé un à un, même Pépé. Pour garder mon boulot, avec mes économies je m’étais acheté une vieille mobylette de livraison, la caisse en plastique se trouvait encore fixée à l’arrière, et un jour sur deux, je me tapais vingt kilomètre afin de dealer devant les pubs ringards de Kieran. Cette banlieue connaissait une forte expansion grâce aux employés qui travaillaient à Carthage sans avoir les moyens d’y loger. Je passai mes jours de repos à baiser Trisha, et à traîner avec elle dans l’appartement, pendant que mon frère se trouvait au boulot, et c’était bien.
Ce jour-là, je m’occupai en faisant des tractions quand je vis Trisha sortir ses cigarillos à tremper.
« Bébé, ne te démontes pas la tête, je te l’ai dit, j’aimerais que tu finisses mon tatouage cet après-midi… »
« Ne t’inquiète pas, je peux dessiner un XIII les yeux fermés. »
J’arrêtai la barre et allai à ses côtés sur mon petit lit,
« J’ai pas envie que ça ressemble à une bite, allez ! Tu peux rester un peu clean quand on est ensemble, non ? »
Trisha se leva,
« C’est bon James, tu fais chier, enlève ton t-shirt… »
Lorsqu’elle revint avec le pistolet et l’encre, je l’immobilisai debout et caressai ses jambes, remontai sur son petit cul, je passai ma tête sous son t-shirt pour embrasser son ventre…
« James… tu le veux ton tatouage ou non ? »
« Ouais. »
Trisha s’assit sur une chaise à côté du lit et se prépara à piquer mon épaule. Je repensai au pansement, sur son épaule à elle.
« Au fait, c’est quoi ton nouveau tatouage bébé ? T’avais dit que tu me le montrerais ? »
« Quand il sera terminé… »
« Allez Trish, fais voir, que je me fasse une idée ? »
Trisha enleva délicatement son pansement, je sursautai.
« Pourquoi… Putain pourquoi t’as dessiné cette foutue merde, hein ? »
Sur son épaule, la tête casquée d’un ASP me fixait droit de ses deux yeux rouge brillant et mauvais.
« Tu ne comprends pas ? C’est la mort, c’est pour que je garde toujours en tête ce qui m’attend. »
Trisha replaça son pansement et commença à me piquer en silence. Au bout d’un moment, elle me demanda :
« Tu te souviens James, de la première fois qu’ils ont attaqué la cité ? »
« Ouais. Ouais putain, j’ai jamais autant crevé de trouille ! »
« Ah bon ? Tu ne m’as jamais raconté ? »
« J’étais petit, je me trouvais seul ici, dans l’appartement, il faisait nuit et mon connard de frère glandait au bar, comme d’habitude. Quand ils se sont pointés, j’ai pensé qu’ils l’avaient tué, que je ne le reverrai plus. »
L’aiguille de Trisha s’arrêta, je m’en voulus immédiatement, j’avais oublié.
Au bout de quelques secondes elle me dit :
« Tu sais que mon père est mort cette nuit-là, je te l’ai raconté. J’aurais bien aimé qu’il soit comme ton frère, qu’il passe sa vie au bar, et qu’il rentre après. Mon père… Mon père travaillait au secteur administratif de la cité, à l’époque où ça existait encore. Un bon boulot, un homme honnête et droit, c’est l’image que tout le monde garde de lui. Mais j’en ai rien à foutre James, je veux dire, avec une famille, une femme et deux enfants – tu sais comme c’est rare, les familles réunies ici – qu’est-ce qu’il lui prit d’aller manifester face aux ASP avec les habitants, cette nuit-là ? »
J’ai posé une main sur sa cuisse, j’ai attendu la suite mais rien ne vint ensuite.
« Trish, peut-être qu’il pensait… Je ne sais pas, que s’ils étaient assez nombreux pour manifester, les ASP ne reviendraient plus ? Personne ne savait, les ASP, on les voyait qu’à la télé. Imagine si ton père avait réussi combien la vie serait différente pour nous ? Les écoles, les commerçants, le secteur administratif, tout serait encore là, et y aurait peut-être même du boulot. Je veux dire, un autre boulot. Ouais tout aurait été différent, en mieux. »
« Moi ce que je sais, c’est que s’il n’était pas mort, ma vie à moi, celle de ma sœur et de ma mère aurait été différente en mieux, et ça m’aurait suffi. Tu savais qu’il était mort juste en bas de ton immeuble ? »
J’aurais préféré crever plutôt que de lui avouer avoir assisté à la scène, lui raconter comment j’avais vu la mâchoire de son père à trois mètres de sa tête, et sa cervelle sur le bitume comme un crachat dégueulasse. En caressant sa cuisse je lui répondis,
« non bébé, j’avais trop peur pour regarder en bas. »
Plus tard, quand j’entendis mon frangin tourner la clé dans la porte, je fis voler dans un sac le flacon de PCP de Trish et enfilai précipitamment une chemise afin de couvrir le XIII sur mon épaule. Comme à son habitude dès entré, il se mit à gueuler.
« Putain mais ça pue, vous avez foutu quoi ici ? »
« Bonjour Maitre-Renard… »
« James, dit à ta petite amie de m’appeler « Monsieur », on n’a pas gardé les cochons ensemble… »
« Maitre-Renard, sur un arbre perché… » continua Trish…
« JAMES ! Dis-lui d’enfiler un pantalon et d’arrêter de se trimballer à poil chez moi ! »
« Elle a un t-shirt long elle n’est pas à poil. Bébé, enfile un truc, le vieux va nous faire sa crise cardiaque… »
Trisha s’habilla, prit ses affaires et sortie de l’appartement, alors que je la suivais mon frère me bloqua.
« James attend… t’as pas un truc à fumer ? »
« Je ne fume plus, tu le sais. »
« Je ne te parle pas de cigarette, je te parle de… »
« Quoi ? »
« Un bout de shit, de quoi rouler un joint ? »
« Ça ne va pas ? »
« James, y a une fille qui me plaît, et je la vois ce soir, elle aime ça… Pour une fois que je te demande quelque chose ! »
« Okay, ça va… putain j’y crois pas ! » Je sortis un minuscule caillou de ma banane,
« C’est tout ? Bon… et les feuilles, tout ça ? »
« J’ai pas de feuilles frangin, moi je ne fume pas. »
« Quoi ? Tu vends mais tu fumes pas ? Alors t’es vraiment qu’un sale petit dealer de merde ! »
« Je vends rien ! Ce que je te donne est à Trish, et c’est elle qui a des feuilles, alors t’avais qu’à être plus cool avec elle, au lieu de tout le temps lui gueuler dessus ! »
Je me suis échappé, j’ai rejoint Trish dehors, il faisait beau nous avons glandé un temps, vers vingt et une heures je voulus la raccompagner.
On s’est engueulé ce soir-là, Trish prétendit que l’appartement de Green était un squat rempli de putes et de connards qui passaient leur temps à se défoncer, mais j’y pouvais quoi ? Le lendemain je bossai, il me fallait chercher la dope à revendre, et amasser de l’argent rapidement pour financer mon nouveau projet. Devant le petit pavillon pourrit de sa mère, Trish exigea de venir avec moi, je refusai. Elle me menaça, je lui dis qu’il en était hors de question que je l’emmène dans un squat rempli de putes et de minables passant leur temps à se défoncer, ma réponse la mise hors d’elle, ça commençait à chauffer, quand soudain un vacarme approcha. Surpris, nous nous sommes arrêtés, et je les vis pour la toute première fois. Roulant les uns derrière les autres, comme s’il s’agissait d’un de ces putains de défilés passant à la télé, un mauvais pressentiment me saisit, un air de déjà-vu, me rappelant cette fameuse nuit où les blindés légers s’avançaient pour la première fois dans la cité, en rangs serrés, devant les bataillons d’ASP qui suivaient. Quelques barbus nous lancèrent de sales regards, Trish apeurée prit ma main. Je rencontrai pour la toute première fois ces sacs à merde de motards.
Fluide, imagé, le langage est cru, ça sent la zone, celle d’un monde inconnu, enfin je crois. Je comprends qu’il s’agit d’un premier chapitre, mais je ne sais pas vraiment ce que veux James. Tout de même, c’est très prometteur ! J’adopte !
Pinaille : Il y a des passé composé qui s’infiltrent ici et là comme des parasites, des bed bugs en fait.
La règle est simple : Pas de passé composé… jamais. Le passé simple alterne avec l’imparfait. Pour les très très rares exceptions où le passé composé pourrait être requis et ben… on ne s’en fait pas avec ça, tellement il faut tordre le déroulement.
Merci pour ce retour, il faudra que je réfléchisse sérieusement au passé composé, mais disons, quand je l’emploie, c’est parce que je veux marquer une voix "populaire" au personnage ou au texte, contrairement au passé simple qui à l’oreille me semble plus soutenus. Mais bon, je l’ai écris, au vu de vos commentaires, il va falloir que j’y réfléchisse.
Et aussi, malheureusement je me suis trompé concernant ce texte, il s’agit du second chapitre … Du coup je ne suis pas content du tout, mais … Bon, je mettrai le premier chapitre, et nous verrons bien ce que ça fait !