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Il en eut assez de tourner en rond chez lui, à espionner les réseaux sociaux en attendant n’importe quoi. Il prit une douche, se savonna au produit répulsif, s’habilla et sortit. Un soleil hivernal resplendissait, l’air était vif. On se serait cru à la montagne mais en ville. Il y avait du monde dans les rues, et au début il crut se balader sans but, histoire de prendre un peu l’air, sortir de l’attente stérile qu’il s’infligeait… Il ne savait même pas ce qu’il attendait, ou ce qu’il s’infligeait – à moins qu’il ne savait déjà tout par avance, comme s’il connaissait les lieux où il se rendrait, les personnes qu’il rencontrerait, et les paroles qui seraient prononcées en ce jour. Il eut cette pensée, plus tard, quand il se dit que peut-être, le temps n’existait pas. Les évènements passés ou futurs, une illusion d’optique … Peut-être que tous les rires et toutes les larmes se trouvaient déjà en nous, depuis toujours. Sans lien apparent, un souvenir le frappa alors qu’il remontait la rue. La première boum où il fut invité. Il y portait une sorte de costume acheté dans la boutique minable d’une galerie marchande de supermarché. Sa mère le lui avait payé pour l’occasion. Une catastrophe vestimentaire née des bonnes intentions maternelles, et d’une totale incompétence en matière de mode préadolescente. Les autres l’avaient ri, et il était resté planté rouge à l’entrée d’un salon remplit d’ados, d’assiettes de chips de sodas, et des décibels des meilleurs tubes de l’année. Une honte terrible, de celles dont on a l’impression qu’on ne se remettrait jamais. Nael était à la boum. A l’époque, ils ne se connaissaient pas vraiment. Et Nael était considéré comme cool. Ses vêtements, ses baskets, sa coupe de cheveux sculptée au millimètre … Enfant, Nael était très populaire. Ses problèmes commenceraient au lycée, pour Sébastien se serait tout le contraire.
Sébastien atteint le bout de la rue. Une avenue en perpendiculaire et sur le trottoir d’en face, la station de métro qui vivait tranquillement posée là, comme si elle l’attendait. Une ligne directe, dans le cas où il aurait envie de rendre visite à Julia … Et bien sûr, Sébastien savait. Dès qu’il était sorti de chez lui, il avait su où il irait.
Durant le trajet, rien de notable, ses pensées perdirent leur consistance. La tête contre la vitre il s’abîma dans le vague. Mais une fois sorti de la rame, tandis qu’il remontait un couloir en direction de la surface, à l’instant où il aperçut la lumière vive de l’extérieur baigner l’escalator, des mots furent prononcés dans son dos, une femme, et l’impression qu’elle s’adressait à lui. Sébastien fit semblant ne pas entendre, continua sur le même pas, mais quand un homme l’interpela plus ouvertement d’un “Monsieur”, ne pouvant plus nier il se tourna, afin de leur faire face. Il s’agissait d’ un couple de policiers. La femme lui demanda ses papiers, il les lui tendit sous leurs regards suspicieux. L’homme sortit une douchette, Sébastien demeura statique. Le flic s’impatienta et lui ordonna d’écarter les cheveux, ” votre tatouage doit rester apparent.”
Sébastien s’entendit lui répondre qu’il ” n’était pas interdit d’avoir les cheveux longs”, une réplique assortie de son regard le plus ironique, celui très précis qu’il réservait aux traîtres infâmes, aux putains des Nh, mais il n’en fit rien. Faire un tour au poste ne le tentait pas. La seule chose qu’il désirait : revenir à la surface, et voir Julia. Alors il écarta docilement les mèches de son front. Le policier avança son appareil, appuya sur la gâchette. Le bip réglementaire se fit entendre.
***
Un immeuble de standing pour Nh, une façade haussmannienne traditionnelle, hormis les immenses flaques d’onyx qui avaient remplacé les fenêtres – toutes les baies vitrées irisées étaient noires en cette heure de la journée, Sébastien entra. Partout au sol et aux murs, il y avait du marbre noir. Des caméras de sécurité aux optiques rouges tissaient leurs toiles dans les angles du plafond, un desk design trônait au milieu du vaste hall, et un employé assis derrière, un homme à la physionomie patibulaire, peau noire épaules carrées, oreillettes, le genre de type dont le métier était de garder la porte des clubs, Sébastien s’avança.
– Bonjour, je viens voir Julia.
Haussement de sourcil dubitatif … Sébastien précisa,
– Mademoiselle Julia Bevan Knight.
Julia était son vrai prénom, son nom en revanche, une fantaisie trouvée en des circonstances oubliées par Sébastien. Des circonstances alcoolisées et sous prods, sûrement. Les coordonnées qu’elle avait inscrites sur les réseaux sociaux : Julia Bevan Knight / 96 Stamford Road / London.
L’employé s’adressa à son micro-cravate.
– Julia ? Bonjour, j’ai quelqu’un pour toi à l’accueil. Monsieur ?
– Sébastien.
– Sébastien.
L’employé rit bruyamment à une remarque de Julia, il l’avait tutoyé et appelé simplement “Julia”. Pas de Madame ou Mademoiselle, juste Julia, et Sébastien en connaissait la raison. Julia adorait fabriquer des proximités factices avec les petits employés, en particulier les baraqués, ceux qui pouvaient lui être utiles, dans certaines circonstances. Les sourcils dubitatifs du chien de garde se transformèrent en sourcils dédaigneux qui lui désignèrent la petite porte acier d’un ascenseur, mais Sébastien le fixa droit dans les yeux. Le groom avait un regard bleu glacial, des lentilles de contact, une coquetterie qui contrastait avec la banalité de son tatouage – Sébastien plissa les yeux comme pour déchiffrer le code barre tatoué sur le front du gardien, puis d’une voix enjouée, il lui demanda,
– Et alors, c’est bien ?
– Je vous demande pardon ?
– C’est bien, de travailler pour les Nh ?
Le regard dédaigneux du gardien devint ouvertement hostile, mais Sébastien ne s’arrêta pas en si bon chemin. Après tout, ce connard n’était pas un flic.
– Est ce qu’il y a des avantages à travailler pour eux ? Je veux dire … T’es dispensé de la corvée du Don ? Parce que sinon … Ah ça y est, j’ai compris. En fait, tu prends ton pied à leur cirer les bottes. Ca te fais comme … Bander par procuration ?
Aucune réaction du type, hormis son regard froid, plus la lame glaciale d’un sourire. Dans son échange non-verbale, l’employé de sécurité lui assurait “dis toute la merde que tu veux sur mon compte, fais ton malin. Mais nous savons toi et moi que si nous nous trouvions tous deux au fond d’une ruelle noire, tu la ramènerais moins.” N’ayant aucune chance de le faire sortir de ses gonds, Sébastien lui tourna le dos et se dirigea vers l’ascenseur, un majeur nonchalamment balancé par-dessus son épaule. Dans la cabine, aucun bouton ne desservait les étages, seulement un boîtier avec dessus verticalement alignées, des serrures. Typique de la paranoïa sécuritaire des Nh. Ils devaient avoir la trouille qu’une nuit, des villageois se présentent ici, armés de torches et de fourches. Sébastien avait oublié la rangée de serrures, il n’était venu qu’une seule fois, à l’emménagement de Julia. Une fausse soirée, qu’elle avait organisé pour ses contacts Ah. La vraie soirée, celle avec ses nouveaux amis Nh, Julia ne l’avait pas invité, et c’était bien comme ça. L’ascenseur s’arrêta dans une secousse d’une grande douceur, Sébastien perdu dans ses pensées ne l’avait même pas senti monter, la porte s’ouvrit sur un couloir plongé dans la pénombre, une moquette épaisse et cossue dans des couleurs sombres. Les appliques modernes disposées le long des murs diffusaient une lumière astrale. Au plus loin de cette perspective, Sébastien discerna un entrebâillement, Julia. Seule sa tête dépassait. Il avança vers elle ou plutôt, il se sentit flotter. Elle avait le visage de celle qui venait de se réveiller, sauf que Sébastien le savait, désormais, Julia ne dormait plus. Il concéda à la question rituelle,
– Julia, est-ce que je peux entrer ?
Elle ne le regarda pas dans les yeux, mais fixa un point, sur son torse,
– Je l’accepte, à une condition.
– Laquelle ?
– Tu n’entres pas dans ma chambre. Quoiqu’il arrive.
– Okay.
– On baisera pas ensemble. Ca n’arrivera pas.
– Ca me va.
– Ah, oui, et aussi : tu n’ouvres pas le frigo, jamais.
– Ca fait deux conditions.
– Dis-le.
– Je n’ouvre pas ton frigo. Et je ne vais pas dans ta chambre.
Julia disparut de l’embrasure, la porte s’ouvrit en grand, il entra. A l’intérieur de son vaste appartement régnait une obscurité plus dense que celle du couloir. Julia dû s’en rappeler, et bien qu’il ne la vit pas actionner d’interrupteur, une lumière douce se fit. Elle se colla à lui, toujours sans le regarder, et posa ses lèvres sur sa joue.
– Julia … Tu pourrais t’habiller un peu, ou au moins enfiler un t-shirt ?
– Pourquoi ? Tu ne les aimes plus, mes nichons ?
Elle s’écarta en roulant des épaules à la façon d’une danseuse orientale, ses seins se mirent à onduler.
– Ce que tu peux être prude ! Remarque, tu l’as toujours été …
Julia disparut pour revenir habillée d’un bas de survêtement plus d’un marcel trop ample, le bénéfice à la pudeur restait discutable. En l’attendant, Sébastien s’était agenouillé devant l’immense cheminée de marbre noir. Quand Julia sorti de sa chambre, les feux de l’Enfer explosèrent dans l’âtre.
Julia :
– Vas pas fouiner dès que j’ai le dos tourné, hein. Dans la chambre ou le frigo.
– Je ne me souvenais pas de cette cheminée, comment …
– C’est une fausse, une électrique, gros nigaud.
Une douce mélodie retentit à ses oreilles, faible mais présente, et elle enflait, montait en puissance, se transformait inexorablement, c’était une symphonie. La colère qui enflait dans son âme, alors qu’ils se tenaient là tous deux, sans oser se regarder dans les yeux, à parler d’une saloperie de cheminée à la con. Ce n’est pas ce qu’il avait espéré. Déjà, elle aurait été clean et habillée. Et ils n’auraient pas eu besoin de se parler. Ils se seraient jetés dans les bras l’un de l’autre, et peut-être même qu’ils auraient pleurés – un peu mélodramatique, certes, mais il en avait besoin. Au lieu de ça, cette impression de se forcer à converser de tout et de rien avec une connasse névrosée … Sébastien se leva.
– Je n’aurais pas dû passer sans prévenir, c’était une mauvaise idée. Je m’en vais.
– Attends ! Tu viens d’arriver …
– Ouais, et je repars aussitôt.
– Attends – Julia le retint par le bras – pourquoi es-tu là ?
– POURQUOI ? Pourquoi je suis là ?!
– Ho ! Arrête de gueuler chez moi.
– Tu devrais savoir pourquoi je suis là ! Tu devrais le savoir mais toi putain, tu le sais pas !
– Alors c’est ça ? C’est ce que tu t’es dit ce matin en te levant ? Tu t’es dit … Je vais me pointer chez la mère Julia pour lui HURLER à la gueule, ça me fera du bien ! Non attends, TU M’EXPLIQUES ET TU RESTES-LA !
– Nous n’avons plus rien à nous dire toi et moi, et je sais pas si c’est parce que tu es devenue une Nh, ou si t’as toujours été comme ça …
– Comme quoi, allez dis-le ?
– Tu t’es toujours comportée comme une de salope égoïste, et avant, nous trouvions ça marrant, mais aujourd’hui tu vois …
– Allez déballe ton sac. Ca fait trop longtemps que t’en crève d’envie.
– J’ai rien à déballer. J’ai été ridicule à venir et à m’attendre que tu …
– Tu t’attendais à quoi ?
– Bah … Par exemple ? Que tu te souviennes qu’hier, nous étions le dix février !
– Je sais parfaitement quel jour nous étions hier.
– Alors pourquoi t’as rien mis sur son mur ? Moi, j’ai posté le clip de cette chanson qu’il adorait ! Toute la journée d’hier j’ai attendu que tu postes un truc sur son mur ! Et j’ai attendu une bonne partie de la nuit ! Plus toute la matinée, j’attendais que TU POSTES UN TRUC !
– Mon dieu Bastien …
– On fait ça tous les ans C’ÉTAIT LA COUTUME !
– Mais il est mort.
– C’était NOTRE DERNIER truc à tous les trois ! Notre dernier truc à nous ET TU L’AS FOUTU EN L’AIR !
– Bastien, il est mort.
– y a plus personne qui met plus rien sur son mur, c’est comme s’il …
– Bastien …
– Comme si tout le monde l’avait oublié, comme si tout le monde …
– Bastien …
– Comme s’il n’avait jamais existé …
– Bastien … Nael est mort.
– Non ! Prononce pas son nom putain, t’as plus le droit …
– Nael est mort, alors tu sais …
– Je t’interdis … S’il te plaît …
– Ce qu’on met sur son mur ou pas, Nael, il n’en a plus rien à foutre.
– Quoi ?! Pourquoi tu dis …
– Bastien …
– Pourquoi …
– Oh … Allez … Viens-la ma puce …
Finalement, ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre et ils avaient glissé au sol, et ils avaient pleuré. C’est ainsi que les choses dont on a besoin arrivent, parfois, quand on y pense suffisamment assez.
A suivre …
(Illustration Akreon / deviantart.com)
Bonjour je ne sais pas encore si j’aime ou pas. J’attends la suite. Mais c’est certain qu’il y a de bonnes idées.