Le spectacle – même si Jelena m’affirma avec force qu’il s’agissait d’une œuvre artistique et non d’un vulgaire spectacle – se déroulait dans une galerie située à un étage élevé d’un méta-building dernière génération. Une galerie aux murs blancs et lisses, une architecture vaste en alcôves et hauteurs, avec posé en son centre un immense cube aux parois vitrées, et au fond de la salle, sur un escalier monté en tubulaire, trônait l’Artiste, homme vieux et gras richement habillé accompagné par quelques assistants, des éphèbes puant la vacuité. Il avait discouru longtemps, l’Artiste, en utilisant des mots compliqués que je ne comprenais pas, je détaillais la foule. Chaque individu qui la composait partageait ce point commun d’être richissime, beaucoup avaient un traducteur simultané enfoncé dans l’oreille, le vieux dégoisait, ça n’en finissait plus, seulement quelques « clacs » puissants d’une origine inconnue rythmaient aléatoirement son discours pédant. Jelena avait salué de la tête un autre vieillard bien habillé qui se tenait sur un balcon, mais pas seulement. Jelena lui souriait comme une enfant attardée devant un père-noël de méga-magasin, Jelena avait aussi saisi mon bras, elle tortillait son corps contre le mien, sous le tissu léger de sa robe je pouvais sentir ses seins s’écraser contre mon bras, je pouvais sentir sa chaleur, une attitude charnelle, et amoureuse et fusionnelle qui ne lui ressemblait pas. Une démonstration au but inconnu, à destination d’un vieux que je ne connaissais pas. Et puis, la litanie ennuyeuse cessa sans crier gare, le lourd tissu noir qui recouvrait le cube fut aspiré en haut du plafond, un murmure parcouru aussitôt la foule, alors que nous découvrions… Un cheval, un véritable cheval, vivant, à la robe d’un noir aussi intense et brillant que le rideau envolé au plafond…
« Quelle connerie… Je ne comprends pas comment ce truc peut t’exciter à ce point. »
Dans l’autocab aérien qui nous ramenait, flottant entre les méta-buildings, j’observais la mégalopole vue d’en haut ma queue profondément enfouie dans sa bouche. Jelena m’habituait à ces choses hors de prix qu’elle payait comme l’autocab, et ces endroits comme la performance techno- artistique où elle m’avait emmené. C’était dangereux, je m’en fis la réflexion, il me serait plus dur de revenir à mon train de vie ordinaire, même si celui-ci s’était grandement amélioré depuis ma mutation au Délogement. Mais Jelena elle s’en foutait, elle me suçait, et peu importait si des employés de la compagnie de taxis automatiques se branleraient en visionnant la vidéo de sécurité, peu importait si cette fellation non-finie se retrouvait sur les réseaux, noyée au milieu de milliards de pétaoctets du même genre – Jelena prétendait que l’argent était pour nous deux, que tout ce que nous faisions, nous le faisions pour nous deux, pour notre avenir commun – et Jelena m’avait interdit de jouir, c’était une mise en bouche, Jelena voulait baiser dès que nous rentrerions. Vouloir baiser pour de vrai, moi dans elle au lieu de seulement me sucer, il s’agissait d’une envie suffisamment rare de sa part pour que je ne fasse pas le rapprochement avec la mise à mort du cheval. Un spectacle vulgaire, ou une œuvre artistique, si l’on voulait se ranger derrière sa perception.
« Jon, ça y est, j’ai mis le temps, mais j’ai enfin réussi à retrouver la mémoire. J’ai procédé comme tu me l’avais conseillé, je me suis trouvé une locomotive mémorielle, et j’y ai accroché tous les wagons. »
Jon mon seul ami paraissait presque blanc, bientôt il ne serait plus noir.
« J’ai repris possession de mes souvenirs, mais… Le jour où j’ai fait ma crise, je me suis réveillé aux côtés de Jelena, et je ne l’ai pas reconnu. J’ai pris une semaine de congés au boulot, une semaine dont j’avais besoin, mais je n’avais plus vu Jelena ensuite et … Je pensais qu’elle m’en voulait. Il faudrait que je lui explique, que je prenne le temps de lui expliquer sérieusement ma maladie. Je t’avais parlé de Jelena au moins ? Avant ma crise mémorielle ?
– Oui, Seth. C’est ta petite-amie.
– Non Jon, elle est plus que ça, on bosse ensemble elle et moi. Je te l’avais présenté ?
– Non.
– Il faudrait que je te la présente, elle va te …
– Elle va me plaire ?
– Non. En y pensant, je crois que vous allez vous détester. Mais il faut que je te la présente !
– Tu disais ça, avant. Mais tu ne m’as jamais présenté.
– J’en suis désolé…
– Ne le sois pas. Nous étions aussi en froid toi et moi, alors…
Jon ressortait son maudit matériel, peu importait ce que je lui disais, il n’avait que ça en tête, cette obsession pour ma santé dans le seul but de prétendre qu’il n’était pas une merde si inutile depuis que des ingénieurs avaient inventé les auto-diagnostiqueurs.
« Ne fais pas cette tête, j’ai changé mon matériel pour du plus récent. Tu devrais recontacter ta petite amie rapidement.
– Oh, on a fait la paix avec Jel, t’en fais pas. Mais je ne lui ai pas expliqué mon syndrome. Elle pense que j’étais en descente, ou un truc dans ce goût là.
– Pourquoi tu ne lui a pas expliqué ?
– Le moment était mal choisi, elle nous avait eu une invitation pour un specta… pour le visionnage d’une performance néo-artistique, mais j’ai pas envie d’en parler. C’était d’un chiant. »
Jon n’avait pas menti, fini l’appareil avec cadran en acier et poire en caoutchouc pour prendre ma tension, il me plaça un tas de petits gadgets dans l’oreille, dans la bouche ou le nez. Il me fit aussi une prise de sang en posant un minuscule cylindre sur mon avant-bras, une piqûre moins douloureuse que celles infligées par les mouches de froid. Ses gadgets médicaux, il semblait en être très fier, même si à côté des auto-diagnostiqueur, il restait aussi pitoyable qu’auparavant – les charmes des outils vintages en moins.
Dans le cube, un nuage noir avait fondu sur le cheval, au début du processus je crus à une vision parasite, quelques points noirs flottaient au-dessus de la bête. Mais les points noirs s’épaissirent, jusqu’à devenir un nuage d’un noir de plus en plus dense, jusqu’à ce que le cheval fou de douleur se mit à hurler. Il frappait les parois du cube à s’en briser les pattes, un moment je vis son œil exorbité, terrorisé; le nuage noir se composait de trilliards de nano-machines destructrice, une infinité qui réduisait la bête en charpie. Le cheval s’écroula. A travers le nuage je le vis relever la tête, l’un de ses yeux avait disparu, une cavité noire, les os débarrassés de leurs chairs sur un côté de la gueule, il hennit une dernière fois, puis il retomba.
***
” L’Herménégide.
Il s’agit du nom d’un célèbre méta-building entièrement dédié aux loisirs. Simulateurs dans des salons privés, ou multi-salons à hautes capacités, casinos, centre aquatique, des musées, bars hôtels et restaurants par centaines dans des quartiers à thématiques reconstitués. Et des clubs, si vous aimez faire la fête. Des clubs fréquentés par les plus beaux modèles devant lesquels vous bavez lorsque vous vous connectez à vos médias de divertissements. Il existe même des clubs ultra-privés à l’intérieur de ces clubs, réservés à la plus haute élite de Carthage, où parait-il les lois sur le consentement sexuel ne sont pas appliquées. Aucun flic au monde, humain ou automate, n’a le droit d’y pénétrer. Dieu seul sait ce qui peut s’y passer, mais bon, il ne s’agit que de rumeurs … Cinq cent mille visiteurs uniques se rendent à l’Herménégide chaque jour, et je ne sais pas exactement combien de différents types de loisirs vous pouvez trouver dans ce métabuilding, mais ce que je sais en revanche, c’est que l’ Herménégide est déjà surclassé, à tous les points de vue, par le Osmonde, le tout dernier édifice dédié au divertissement. Osmonde, c’est l’ Herménégide en plus grand, plus luxueux, plus beau, plus inclusive, plus technologique et plus cinglé. Si vous en avez les moyens, vous pouvez vous rendre à l’Osmonde, emprunter un autocab ou un aéroT, atterrir dans un de leur aéroport privé directement intégré, et passer votre vie là-bas, pour en ressortir vieux et décédé après avoir passé une existence entière à expérimenter des trucs et vous amuser. C’est en théorie possible, tant que vous avez les moyens de payer. Mais attendez le plus beau : L’ Herménégide comme le Osmonde ne sont rien, absolument rien que des cloaques insalubres, comparés au nouveau projet urbain sur lequel je travaille – je ne suis qu’un minuscule rouage au sein de la machine, certes, mais un rouage essentiel. Ce métabuilding de nouvelle génération n’a pas encore de nom, seulement un code, que je n’ai pas le droit de vous révéler. Mais retenez bien mes paroles : lorsque cet immeuble gigantesque sera imprimé, des gens tueront pour y habiter. Ce sera du très, très haut de gamme, pourtant …
Pourtant moi, je n’aurais jamais envie d’y aller, même si j’en avais les moyens. Si j’étais riche, d’une façon illimitée, je préférerais me rendre à New-Mombasa. Il s’agit de la seule méga-cité avec Carthage Del Cristo dans laquelle l’humanité peut encore habiter. J’aimerais emprunter le monorail et m’y rendre pour voir les animaux qu’ils ont génétiquement recréé d’après la faune et la flore existantes à l’époque antique. Ils ont des … Attendez … Des lions oui, ils s’appelaient comme ça… Et des girafes, des éléphants … Et il s’agit d’une véritable prouesse financière et technologique, ce dôme gigantesque qu’ils ont fabriqué à New-Mombasa, car sur ce continent, il fait en moyenne moins trente degrés, tout est recouvert par la glace. Par la faute de cet évènement que l’on nomme ” la révolte des IA “, puis les bombardements de divers camps, et enfin, l’hiver nucléaire qui s’en suivit … Mais tout n’est pas de la faute des Européens : les fantastiques animaux africains s’étaient déjà éteints dès le vingt et unième siècle. Peu importe : les lions, les girafes et les éléphants, nous pouvons de nouveau les voir à New-Mombasa, tels qu’ils étaient, avant. “
Jelena m’interrompt, je pensais qu’elle dormait mais non, elle sort de la chambre et vient s’immiscer dans notre conversation. Elle essuie du doigt le liquide qui coule de mon oreille droite.
” Ils ne sont pas authentiques tes animaux. A qui tu parles ?
– Bien sûr qu’ils le sont ! Et je parle à des gens …
– Tes animaux génétiquement crées ont été inspirés par les anciens animaux, mais ce n’en sont pas. Ils sont où, ces gens avec qui tu converses si gentiment ?
– Tu ne peux pas les voir.
– Non, je ne peux pas les voir, parce qu’il n’y a personne ici, Seth. Nous sommes tous les deux dans mon appartement, il est quatre heure du matin, et tu es complètement défoncé. Quelle idée t’as eu de prendre une stimulante aussi tard ? Viens te coucher. Prends une neutre pour enlever l’effet, et je te sucerai pour t’aider à te calmer.
– Jelena ! Tu … Tu ne comprends pas ! Il y a des gens quelque part, ils suivent ma vie je le sens, ils sont dans ma tête dans mes pensées et … Je ressens le poids de leurs consciences. J’essaie de leur expliquer un peu où nous vivons, le pourquoi et le comment. Je veux leur expliquer pour qu’ils ne jugent pas mes actions trop durement.
– Merde, tu t’entends délirer ? Ils sont où ces gens, c’est qui ?
– Je ne sais pas, ils sont ailleurs, dans une autre époque. Ou un autre temps …”
Jelena est allée dans le coin cuisine sortir une boisson chaude du distributeur, mais alors qu’elle revient vers moi, elle s’arrête soudain au milieu du salon et lève les yeux vers le plafond. Elle tourne la tête à gauche, à droite, me fait un signe de la main …
” Seth ! Tu as raison ! Je peux les sentir … Tous ces gens à qui tu parles …
– C’est vrai Jelena ?
– Oui … Mon Dieu, tu sais ce que je viens de découvrir ?
– Quoi ? “
Jelena éclate de rire.
– Ces gens à qui tu parles, Seth … Ce sont tous des gros enculés !
– Non ! Ne dis pas ça je t’interdis ! NE LES INSULTE PAS ALORS QUE TU NE LES CONNAIS MÊME PAS !
” Je me suis enfermé dans la salle de bains pour continuer notre petite conversation, et je suis désolé, je vous présente mes excuses pour cette scène, ce que vous avez entendu… Jelena est une sale pute vulgaire, je n’ai pas été éduqué de la sorte … Nous en étions où… Les animaux, oui, les animaux fantastiques que je rêverais de voir. Peut-être que Jelena a raison, qu’ils ne sont pas parfaitement identiques à ceux de l’époque, et que leur design a été revisité par des artistes-adn pour un effet plus saisissant, peu m’importe … “
Peu importait si le miroir de la salle de bains ne renvoyait que mon reflet, il existait des entités cachées hors de la lumière. Je partageais leurs destinées. Ils étaient nombreux à exister en dehors des reflets, j’en étais persuadé. Je devais comprendre pourquoi je les voyais, quel était mon rôle dans tout ça. Ou je finirais cinglé.
– Mais vous savez que je n’ai pas le temps, parce que je vous l’ai expliqué : il y a ce nouveau futur méta-building qui va être construit, et je dois travailler.
***
Un lundi exceptionnel, premier jour de ma reprise après mon attaque cérébrale, je sentais mes organes internes fonctionnels et parfaitement en place. Mes synapses s’électrisaient plein tube, établissaient moult connexions, j’étais capable de raconter une histoire à Markus tout en réfléchissant aux mots à employer pour convaincre Maé, convoquée un peu plus tard dans cette même cage d’escalier qui deviendrait l’endroit où se décideraient toutes les actions opé pour changer à jamais l’urbanisme de la mégalopole. Markus et son éternel gilet, son putain de nez, son regard noir et brillant, peut-être faudrait-il le dévoyer à ma cause, et établir une liste de tous les fonctionnaires au Délogement sur lesquels je pourrais m’appuyer pour le projet de Jelena ? Une bonne idée, mais dans un second temps.
– Markus, est-ce que tu te fous de moi ? Valencia ! Je te parle de Valencia, le méta-building sur Atostrophe 3 ! Atostrophe 3, c’est ton secteur en plus ! Et tu ne connais pas ?
– Ah, si ! Je ne fréquente pas les métabuildings, excuse-moi. C’est pas là où le corps de Blaski a été cramé ?
– Non ! Il s’agit de l’endroit où mon amoureuse m’a emmené.
– T’es avec quelqu’un, toi ?
– Elle m’a emmené au Valencia, assister à un spectacle incroyable, un genre de truc techno-artistique, okay, écoute ça : il y avait un cheval, un VRAI cheval vivant, et pas une de ces merdes de création bicaténaire comme ils en fabriquent à New-Mombasa, un vrai cheval naturel ! Noir et magnifique, enfermé dans une sorte de cube !
– Un vrai cheval ? Comment c’est possible un tel truc ?
– Je sais pas. Peut-être qu’il reste des lignées de vrais animaux élevés par une corporation, quelque part … On s’en fout, il est pas là le spectacle. La bête enfermée dans le cube, ils ont lâché des trilliards de nanomachines sur lui.
– Des nanomachins ?
– Ouais, une technologie européenne des vieux siècles récupérée par l’Artiste. Des nanomachines si nombreuses qu’elles en devenaient visibles. Et ces nanomachines ont carrément dévoré le cheval, sous nos yeux ! C’était un spectacle fascinant ! Émouvant ! Et ça m’a fait réfléchir, sur un tas de trucs. Mais après tout, n’est-ce pas là la fonction de l’art, nous émouvoir et nous faire réfléchir ? T’en dis quoi Markus ?
Sans aucun complexe, je récupérais à mon compte les explications fournies par Jelena après la soirée. Les mots de Jel étaient toujours parfaits, je pouvais lui reconnaître ça. Sauf que Jelena m’avait paru aussi sarcastique qu’exaltée, et sur le coup, j’avais pas compris pourquoi.
Markus :
– Je sais pas. C’est un peu dommage de tuer un vrai cheval vivant, ça doit valoir un paquet de fric.
– Mais arrête un peu avec ton fric ! Il n’y a pas que les commissions et le fric dans la vie, je te parle d’art ! Élève un peu ton âme ! Ne sois pas si … Vulgaire ! Comme un vulgaire fonctionnaire à l’Urbanisme ! Écoute ça : le cube était parfaitement hermétique, d’un matériau spécial résistant aux nanomachines, sais-tu pourquoi ? Une vague idée, non ? Parce que si seulement une dizaine de ces nanomachines sur les trilliards s’étaient échappées du cube, alors cela aurait signé la fin de l’humanité, rien de moins ! Et toi et moi, nous n’aurions pas cette discussion aujourd’hui, parce que nous serions morts ! Les nanomachines ont le pouvoir de se multiplier à l’infini, et elles entrent dans les organismes. Puis elles nous dévorent, de l’intérieur …
Markus son nez d’oiseau, son regard brillant, son gilet éternel et sa blancheur cadavérique, tous ces éléments qui le composaient dans le seul but de se prétendre supérieur aux autres, cette fois le Markus, je l’avais mouché.
– Mais dis-moi, Seth …
– Quoi ?
– Des petites sauteries comme celles-là, avec des anciennes technologies génocidaires, il en existe beaucoup, dans tes métabuildings ?
Je souris, de la façon la plus énigmatique qui était en mon pouvoir facial, et lui répondis :
– Ta pas idée mon Markus. On non putain ! T’as pas idée de ce que l’on peut trouver dans les étages élevés de Carthage.