Chapitre I

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Chapitre I. 

 

      La vaste demeure de la famille Solphérino était toujours affabulée – ou envahie, selon l’humeur – de sons multiples et à l’énergie marquée, qui s’échappaient allégrement des murs et valdinguaient dans le logis sans que rien ne personne puisse les retenir. Ainsi, il ne s’écoulait pas une journée sans que l’on entende les hurlements humides, suppliants et insupportables du petit Marius, le dernier-né de la famille, les gongorismes marécageux d’un quelconque plat en sauce en pleine ébullition auquel Mr. Solphérino conférait la vie chaque soir avec ardeur et méticulosité, les paroles à demi étouffées d’Anna, l’aînée, qui animait avec ferve les dialogues théâtraux de ses jouets, ou conversait simplement avec elle-même ou avec l’un des sept amis imaginaires, fruits pimpants de son imaginaire nitroglycériné, les grognements ours de la mère Solphérino, engloutie par une montagne de travail à effectuer. Et puis il y avait les grincements doux amers du parquet, étendant ses immenses mains de bois sur la moindre parcelle de sol de la maison, à défaut d’enfoncer ses anciennes racines dans l’humus moussu d’une forêt, il y avait les expirations mutines et complices que les murs du salon expédiaient à ceux parés de papier peint des toilettes, via la tuyauterie labyrinthique les traversants tous deux, et la mélodie délicieusement macabre et obsidienne chantée par un piano, dont le père caressait sensuellement le clavier du bout des doigts pour détendre ses phalanges endolories après la concoction de ses multiples plats…

      Si la bruyante famille Solphérino avait eut l’idée aussi mauvaise que saugrenue de s’installer dans les arrondissements ouest de la ville, il est certain qu’elle se serait faite immédiatement expulsée de son minuscule appartement avant moins de deux heures à séjourner dans ses fondations ! Heureusement, les parents Solphérino avaient élu domicile dans un quartier charmant défini par le calme, la richesse et la bourgeoisie. Et ils y occupaient une place et un pouvoir bien trop important pour que leurs voisins, à l’ouïe fine et à l’esprit normalement constitué ne songent, ne serait-ce qu’un seul instant, à les dénoncer à la police pour “tapage continu troublant l’ordre et le silence du voisinage et des alentours”.

Pourtant, ce fut l’exacte pensée qui traversa Fiona, la mère, lorsque le tintement cristallin typique de la sonnette de sa maison résonna un court instant dans toutes les pièces de cette dernière. Ce son aussi aigu que puissant se ressentit partout dans la demeure Solphérino, en effet on l’avait choisi pour sa force sonore incomparable. Fiona claudiqua lentement vers la porte, la mine fatiguée et les muscles engourdis, sa tasse de café à la main, et ne pût réprimer un immense bâillement lorsque sa main s’abattit sur la poignée et l’actionna d’un retournement sec vers la droite pour déverrouiller la serrure. Elle n’était pas du tout matinale.

      La première chose qu’elle vit fut le costume cordial et bleu marine que portait la policière. Décoré à la poitrine par le symbole clinquant et or de la gendarmerie, il était constitué d’une fine étoffe de coton et de laine, pour protéger du froid, et mettait avantageusement en valeur les courbes de la femme qui l’avait vêtu, et ce malgré sa construction ample. Puis, le regard de Fiona détailla quelques instants son pantalon aux allures militaires, bleu marine lui aussi, qui tombait mollement sur ses chaussures. Outrageusement flottant et infiniment trop grand pour les jambes de la femme, il était particulièrement laid, et le contraste entre les deux pièces n’en était qu’encore plus accentué. Enfin, ses yeux verts s’attardèrent sur le visage ébène et légèrement rosi par le froid de la policière qui la toisait sans un mot, les lèvres pincées. Visiblement, celle-ci n’appréciait pas être observée avec autant d’attention par une personne autre que son amour — elle portait une bague de fiançailles à la main droite-, et semblait attendre patiemment la réaction, ou une parole, au moins, de Fiona. Comme si cette dernière avait lu dans ses pensées, elle s’empressa de bafouiller :

  • Oh… Heu… Excusez-moi madame, comme vous avez pu le remarquer, je ne suis pas très matinale! 

  • J’avais bien remarqué, répliqua l’intéressée d’un ton aride et tranchant.

 

Sa déclaration sema un blanc des plus désagréables dans le début de la conversation. Fiona, légèrement piquée au vif, pouvait entendre en dressant l’oreille les grondements du vent dans les branches nécrosées des immenses arbres de son jardin, preuve qu’elle était enfin réveillée. Elle s’adressa à la policière:

  • Donc, chère madame, que nous vaut votre charmante visite à l’horaire plutôt… Disons, un tantinet fantasque sur le perron de ma maison? Nous avons fait trop de bruit c’est derniers temps, c’est cela? Ou non, attendez,  mon mari a commis une infraction au code de la route? Nous sommes pourtant de bons citoyens, et…

 

      Sarcasme enfumé, liste de suppositions interminable quant à une faute commise arrachée des lèvres en moins de temps qu’il ne faut pour la prononcer et surlignage transparent de l’erreur que l’on fait à les accuser de la sorte. Paroles et comportement typiques d’une Mme. Solphérino modérément irritée. 

La policière s’empourpra brusquement, tel le frémissement d’un chat enfermé dans un courant d’air hivernal, mais le petit plissement pincé autoritaire de ses narines, passé en un éclair sur son visage brun, indiqua qu’elle s’efforçait, avec raison,  de rester de marbre et parfaitement stoïque. Lorsqu’elle répondit à Fiona, son timbre s’était fait un peu plus rocailleux, octavien, et sa lame acerbe s’était quelque peu émoussée:

  • Absolument pas, Mme. Solphérino… Ni vous ou votre mari n’avaient entravé les règles de notre code de bonne conduite, et si vous souhaitez en savoir plus sur la raison de notre venue, vous seriez bien aimable de nous inviter à rentrer et de nous servir un café, s’il-vous-plait. Ni voyez pas de mal, mais nous devons nous entretenir avec vous et Mr. Le Fraz de toute urgence.

 

      L’étonnement qui scintilla dans les yeux bruns onix de Fiona fut vite obscurcit par sa raison; il était tout à fait normal que des policiers aient connaissance de son nom de famille et de celui de son mari. Puis, ce sentiment fut remplacé par une stupeur,  peu prononcée certes,  mais tout de même présente, lorsqu’un autre gendarme se matérialisa soudain dans le dos de la policière, à l’instant même ou celle-ci eut achevé sa prise de parole. Plus petit en taille et en carrure qu’elle, il n’était pas surprenant qu’il soit éclipsé du regard des autres par celle, imposante, musclée, large  et quasiment canine de sa collégue, quand il se situait derrière elle. Il semblait être assez chétif, minable même vu les traits tirés et suintant d’anxiété de son visage élancé et caricatural, mais une lueur puissante et indéfinissable luisait dans son regard, d’un bleu très clair et aux nuances coupantes et métalliques, imposant aussitôt respect et soumission à la moindre personne qui croisait son sillage… Qui devait parfois sembler sourdre de sang pourpre et luisant.

Enfin, Fiona s’écarta de sa porte ouverte pour laisser passer les deux silhouettes des policiers, qui s’avancèrent vers le fond de sa maison d’un pas vif et légèrement humide, guidés vers la salle à manger par les effluves tropicales et fauves d’un café noir comme la suie, dont les gouttes charbonneuses s’écrasaient dans le fond transparent d’une cafetière à filtre, en un léger clapotement sonore et rébarbatif.

Avant de les rejoindre, Fiona héla son mari, qui sortait enfin de son long bain matinal:

 

  • Gustave! Viens immédiatement dans la cuisine, c’est urgent!

  • Pff… Chérie, je viens d’émerger du bain, là… Tu ne peux pas attendre dix minutes?

  • Ah, écoutes, je sais pas moi, hein! va dire ca aux flics qui s’attablent à l’instant dans la salle à manger!

  • Attends, mais qu’est-ce qu’ils viennent faire chez nous?, cria-il d’une voix inquiète et vaguement énervée. On a fait quelque chose de mal, c’est ca?! Les voisins se sont plein du bruit? Oh, mais d’ailleurs, ils ont un mandat pour rentrer dans notre maison? Tu sais que c’est…

  • Justement, coupa sa femme,  figures-toi que je leur ai posé les exactes mêmes interrogations que toi, et qu’ils m’ont répliqué avec la sympathie d’un iceberg agonisant en plein desert de les accueillir chez-moi et de leur servir un café pour qu’ils puissent me donner des explications! 

  • Mais…

  •  Eh oui, sombre andouille paresseuse, ils ordonnent aussi que tu sois présent pour écouter ce qu’ils ont a me dire! Donc maintenant, tu te bouges, tu enfiles les premiers vêtement qui te tombent sous la main, tu cesses de me faire parler pour ne rien dire, la flicaille sous notre toit pourraient commencer à s’impatienter, vois-tu, et tu descends ces escaliers en trombe pour venir nous rejoindre à la cuisine! point!

 

      Puis, après s’être détendu les cordes vocales, Fiona se rendit d’un pas pressé , trahissant son anxiété et la rendant palpable, dans la salle à manger.

La pièce, contrairement à toutes les autres de la maison, était décorée avec simplicité et terneur: Ses murs bas et étroits étaient recouvert de papier peint blanc et gris perle, son sol vêtu de carreaux noir et blanc des plus classiques, et éclairée uniquement par un petit luminaire en boule, diffusant une lumière fantomatique et diaphane. L’air était envahi par l’odeur âcre et irritante de la fumée d’une cigarette, suspendue aux lèvres sèches du policier. Son tison incandescent déployait ses petites ailes or et rouge,  traversée de temps à autre par des spasmes bigarades et blonds, constituant ainsi la seule touche de couleur dans la cuisine. Tout en tâchant d’étouffer la quinte de toux qui prenait forme dans sa gorge, Fiona, sans un mot, déversa le café chaud dans sa tasse, et dirigea ensuite la cafetière d’un ample mouvement de bras vers celle de sa collègue. La policière, quant à elle, observait fixement chacun de ses mouvements d’un air de faucon pèlerin braquant ses yeux ambre sur sa proie, et même si le bas de son visage ne semblait montrer aucune émotions, ses sourcils légèrement froncés et ses lèvres subtilement distordues trahissaient sa concentration. “ Toujours regarder ses lèvres pour savoir le fond de sa pensée, nota mentalement Fiona”. Puis, la policière se saisit de la hanse de sa tasse d’un délicat mouvement de doigts, insoupçonné en vue de leur grandeur, et porta son bord à ses lèvres entr’ouvertes. L’autre agent, lui, n’avait pas touché à sa boisson ébène qui fumait dans sa tasse pleine, semblant attendre désespérément d’être consommée,  enfermé dans la contemplation des mouvements réguliers et monocorde des aiguilles longilignes de l’horloge,  accrochée sur le mur gris en face de lui. Quand Mr. Solphérino pénétra enfin dans la salle à manger, vêtu d’une chemise bleue et d’un pantalon ample tachetés d’humidité,  les cheveux peignés à la va-vite qui commençaient déjà à s’ébouriffer et la démarche exagérément cordiale, elle dit:

  • Mme Solphérino, votre café est vraiment délicieux, merci de nous l’avoir préparé! Bon, il est peut-être un peu trop corsé pour le sergent Amory…, ajouta-elle la mine taquine, avec un regard amusé lancé à l’homme en question, mais à moi, il me plaît bien!

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