1942. Il fixait l’extérieur, l’air ailleurs, penseur.
Ses pensées aimaient à s’agiter lorsque le soir tombait et changeait le bleu ou gris du ciel de journée en un flamboyant dégradé de rose, rouge ou orange alors que le soleil se mourait sur la ligne d’horizon pourtant obstruée par les toits des pavillons environnant le bâtiment.
Les mains soigneusement jointes dans son dos et appuyé au mur près de la fenêtre, son regard s’attarda un instant sur cette petite feuille que le tranquille vent de juin poussait à l’aventure, l’observant traverser, insouciante, la route. Une voiture passant malmena un instant son voyage, la faisant tourbillonner puis se poser plus loin et, prise par le bord du trottoir, s’arrêter là, satisfaite de ce parcours.
“A quoi penses-tu ? Questionna doucement une voix dans son dos, venant faire irruption dans son paysage de murmures intérieurs.
– A tout et rien, comme l’habitude m’en a donné de faire. Avait-il alors tranquillement répondu sans même jeter un regard par-dessus son épaule.”
Le nouvel arrivant dans la pièce souffla légèrement de rire, le rejoignant pour se poster devant la fenêtre, à côté de lui, posant lui aussi les yeux dehors. Il était arrivé un peu tard pour voir le périple de la feuille mais se satisfaisait de la voir profiter de son nouveau lieu de repos.
Si lui était un rêveur, son compagnon était sans aucun doute un indéniable penseur. C’était sûrement pour cela qu’ils s’appréciaient tant : leurs pensées se répondaient comme deux sons de cloches complémentaires.
“Raconte-moi le périple de ton esprit ? Demanda-t-il alors en lui glissant un rapide regard exagérément suppliant qui tira un sourire à son ami.
– Je réfléchissais, comme toujours, à ce qui pris et prend encore à l’Homme. A ces choses si futiles desquelles il s’offusque pour assouvir un incessant besoin de croître sans apprécier que le voisin partage cette envie.
– Tu penses à ce qui se passe par-delà nos frontières ?
– Oui. Entre autre. Toujours à plus en vouloir ou toujours à plus revendiquer, je ne comprend qu’à moitié ce jeu d’échec permanent me donnant l’impression qu’il n’y a cependant que des Pions sur l’échiquier.
– Je ne te savais si pessimiste, Niko…
– Ce n’est pas pessimiste, Fred. C’est une constatation de l’image que cela renvoie à mon propre esprit. L’Homme court après les ressources, la puissance et la richesse, si tant est que ces trois là ne soient pas une seule et même chose. Trois buts inatteignables à moins d’aller grapiller ce qui lui manque au voisin. Il y a toujours selon lui un fort, un faible, un chef, des exécutants. Je trouve cela triste. Pourtant je veux encore croire que l’on puisse simplement voir des qualités en chacun pour mieux rebondir dessus sans construire de murs pour les empêcher de s’épanouir comme il se devrait.
– C’est à dire ?… Questionna son compère en fronçant un peu les sourcils tout en étant venu lisser, entre son pouce et son index, sa fine moustache.
– Nous sommes tous fait pour quelque chose. Nous avons tous des qualités, des défauts. Ce qu’il nous manque, ce sont les façons de les découvrir et, non pas les exploiter mais, les connaître, les apprécier et développer. Or l’on nous démontre toujours ce que l’on a pas. On nous parle d’égalité sans prendre en compte l’individu pour ce qu’il est : unique. Qui sait, peut-être qu’en apprenant un peu à reconnaître les valeurs et qualités du reste du Monde, l’on arriverait mieux à s’entendre… Mieux à échanger… A moins manquer, moins vouloir dominer, parce qu’il n’y aurait plus un puissant et des faibles, juste des gens différents s’entre-aidant.”
Son compagnon hocha doucement la tête, quoique gardant les sourcils froncés par la réflexion. Il ne voulait s’avancer sur le sujet, bien incapable de dire si cela marcherait effectivement ou si cet idéal était une parfaite utopie en tout sens du terme : ni atteignable ni même envisageable. Lui ne faisait que rêver… Il imaginait les arbres d’une autre couleur, songeait à sa vie s’il rencontrait l’âme sœur, s’inventait des nouveaux voisins… Ce genre de futilités qu’à son âge l’on gardait pour soi de peur de passer pour un adolescent ayant oublié de grandir. Il ne refaisait pas le monde dans ses rêveries.
Le silence s’installa entre eux. Un silence léger, paisible et teinté de réflexion. Une nouvelle voiture passa, laissant son moteur ronronner dans ce papier blanc de sons et le regard du plus grand la suivre distraitement.
Finalement, Fred laissa un petit sourire se dessiner sous sa moustache comme une pensée lui traversait l’esprit.
“En fait, le Monde Parfait auquel tu aspires, c’est celui de tes dessins : ils ne sont ni tous blancs, parce que l’on y verrait rien ni tous noirs, parce que ce serait trop lourd mais une parfaite nuance de gris et de couleurs qui leur donne vie. Tu imagines un monde sans couleur ? Dieu, cela serait si triste !… …Nikolaï ? Tu m’écoutes ?…”
Il fixait l’extérieur… Le regard accroché à un morceau de vide que lui seul semblait voir. Il le retourna doucement sur son ami, qui avait légèrement penché la tête, interrogateur, avant de laisser lentement un sourire se glisser sur ses lèvres…
“Fred… Tu es un génie.”
Là-dessus, il s’écarta de la fenêtre et sorti à grand pas du bureau, laissant le confus Fred planté sur place, la tête désormais tournée vers la porte par laquelle son compagnon venait de disparaître.
Un seul mot lui vint pour conclure cette soudainement saugrenue discussion, mot qu’il souffla d’une petite voix perdue :
“…Quoi ?…”