LES CLOUS DU CIEL

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     Connaissez-vous la ville de Poutinsk ? C’est la toute dernière-née de ces espaces aménagés dans le  désert glacé du grand nord russe, là où, comme l’empire de Charles Quint, le soleil ne se couche jamais (en été seulement). Quelques dizaines de bâtisses, toutes grises, et que de rares enseignes égaient de leurs néons, et des rues à demi défoncées où les rares piétons pataugent ou font de la glisse selon les saisons… Et des chantiers à n’en plus finir. Voilà le décor, qu’anime la relève des ouvriers  travaillant pour Gazprom. En ce matin (trois heures) de mai, un groupe se hâtait vers un véhicule à chenilles.

— Allez, Vlado, dépêche-toi ! tu nous mets en retard !

— Excusez-moi camarade, mais hier soir, la cuite était générale !   Et tous de rigoler en pensant à la fête de la veille car ils avaient de bonnes raisons d’être contents : ils venaient de mettre à jour un superbe mammouth, encore congelé, et qu’ils allaient envoyer, bien enveloppé dans  une immense caisse  réfrigérée, à l’Institut de Moscou, et par avion spécial, encore !

 

    Le permafrost se dégelait à une vitesse prodigieuse,  même leur ville commençait à montrer des signes d’ivresse car les pieux immenses enfoncés dans le sol finissaient, eux aussi, par ne plus tenir debout. Bref, il fallait faire vite, et tous s’entassèrent dans leur drôle d’auto : deux heures de piste faite de boue et neige mêlées, et hop ! mammouth en vue ! Et là, il fallait faire preuve de délicatesse car l’animal devait absolument rester à l’abri des microbes devenus leur ennemi principal : le mastodonte devait arriver intact !

    Quand ils eurent mis l’animal dans sa cage réfrigérée, ils prirent le temps de se détendre et revinrent faire un tour sur le lieu de leur découverte malmené par les traces des camions et des grues. Que cherchaient-ils ? rien de spécial ; rien qu’un dernier tour avant de repartir. Lorsque Vlado, soudain, appela ses copains. 

— Venez voir ! Y a un drôle de truc qui dépasse ! Ce n’était pas grand-chose, mais… Mais ! Un bloc de pierre, semblait-il, qu’à eux tous ils ne purent faire bouger.

— De la pierre, ici ! Et de cette taille !  Ils n’en revenaient pas. Et quand les engins eurent déterrés ce bloc, ils n’en crurent pas leurs yeux, ni personne d’ailleurs ! Une statue de granit toute semblable à une de ces Moaïs de l’île de Pâques ! Toute affaire cessante, leur  groupe revint à Poutinsk pour avertir les autorités. En deux jours à peine, le monde entier fut averti et frappé de stupeur !  Le site, bien sûr, fut sécurisé, mais nos découvreurs durent subir d’innombrables enquêtes : si c’était d’aimables farceurs ? Non : ils étaient au-dessus de tout soupçon !

 

    Alors ? Tel fut le titre des journaux ! Car les premières traces de granit se trouvaient à des milliers de verstes ! Toute la communauté scientifique fut en émoi et il y avait de quoi ! Et la réponse apportée par les journalistes, ce fut comme toujours, les petits hommes verts –  pas les académiciens – mais les martiens ! On ressortit toutes les vieilles énigmes y compris bien sûr, les fameux Moaïs  et toujours les martiens surgissaient au bout de l’enquête. Rien de bien sérieux en somme ; mais il fallait bien amuser la galerie qui en redemandait !

       Jusqu’au jour, trois mois plus tard, où l’Institut moscovite ranima la discussion : non loin de là, des chercheurs de mammouth ont mis à jour d’étranges restes  que les paléontologues  examinent avec la plus grande stupéfaction car ils ne font pas partie de ceux qu’on a l’habitude de rencontrer à ces latitudes !                 

   Un nouveau mystère ? Non ! des restes, soit ! mais d’un animal connu : l’ancêtre lointain, très, très lointain – cinq millions d’années – du kangourou ; que faisait-il là ? A l’époque, le climat permettait à ces animaux de se déplacer et, ma foi, celui-ci pouvait fort bien être venu mourir ici. Mais il est rare qu’un animal voyage seul : on se mit donc en chasse afin d’en retrouver d’autres, et l’on fut gâté ! grâce au dégel, on put creuser plus loin, plus profond et cet animal cessa d’être seul, adieu les martiens ! On put donc mieux les connaître, comprendre leur migration. Bref, une recherche banale, passionnant les scientifiques, mais sans plus. On  cessa donc de multiplier les articles et l’« affaire » tomba dans l’oubli. Ce qui n’empêcha pas les recherches de se poursuivre malgré les difficultés. On en oubliait les Moaïs.

 

    Mon ami, le professeur Lagoutte, savant paléontologue, ne semblait qu’à demi surpris de tous ces événements :

— Je crois en la raison, me disait-il ; tout a une explication, même ce qui semble inexplicable : de la patience, encore de la patience. Il n’acheva pas sa phrase : Léon – son assistant –  l’appela pour lui montrer un détail. Car, pour en faire profiter les savants du monde entier, les Russes l’avaient partagé en morceaux dont la taille était proportionnelle au nombre de dollars recueillis. Et l’Institut français avait hérité d’une patte bien pourvue en griffes. C’était à propos de celle-ci que Léon l’appelait. — Comparez celles-ci avec celles des autres pattes : que remarquons-nous ? (Léon, très prudemment, en homme de science, et en fidèle collaborateur, disait toujours « nous » au lieu de « je »).

— Ma foi pas grand-chose, sinon une certaine usure des griffes, mais cela est courant !

— Oui professeur, mais nous les avons grattées, et recueilli les moindres parcelles de poussière qui s’étaient incrustées et que la glace a conservées.

— Et alors, demanda mon ami, l’oreille dressée ?

— Eh bien, surprise ! quelques traces de… (il ménageait ses effets)

— De quoi ?

— De granit ! 

Une bombe éclatant à ce moment ne nous eut pas davantage stupéfiés.

— Et, continua Léon, la forme de l’usure des griffes est semblable  à celle de l’autre patte !  Et, notons-le, ce sont les pattes avant !

 

    Aussitôt, branle-bas de combat ! échanges de mails, de coups de téléphone ; le grand jeu ! Et en refaisant  des examens minutieux sur le « Moaï », on découvrit des traces infimes, certes, mais indiscutables, de polissage de la pierre présentant des marques de griffures !

    Et tout cela se passait il y a cinq millions d’années !  Une autre forme de civilisation   existait avant nous ! Sans avoir laissé  d’autre trace que les griffures d’un vieux kangourou sur un caillou !

    Aussitôt, une véritable armée établit son camp de base autour de ce nouveau point… d’interrogation. Des pelleteuses et mille autres engins furent déployés dans des directions supposées conduire à d’autres découvertes ! Et, comme tout le monde le sait, qui cherche trouve !… Et l’on trouva ! Pas grand-chose pour commencer, un vieux crâne et des os de toutes formes  mais c’est le crâne qui concentra l’attention.

Car dans ce crâne était planté comme une sorte de clou, gros comme une tête d’épingle, certes, mais il était en métal ou du moins, à ce qui semblait du métal. Car on ne put l’identifier : il était insensible à tous les réactifs, à tous les rayons et véritablement incassable ! Bref, de l’inconnu, encore de l’inconnu, toujours de l’inconnu…

 

On se décida enfin à le porter à une très haute température, moyen ultime d’en avoir le cœur net. Et là, ce fut le désastre ! à un certain degré, ce petit bout de clou se volatilisa littéralement, sans que rien ne puisse être récupéré : cela tenait du prodige, de l’incompréhensible ! Et c’est ce que m’avoua mon ami :

—Tout cela ne tient pas du miracle mais, si je croyais, je dirais que c’est… le diable !  Et il secoua la tête en signe de découragement ; on aurait cru voir Vercingétorix  déposant les armes devant César. Il en était de même pour tous les savants : rien ! nada ! ils ne savaient que penser !

    Un seul espoir : d’autres découvertes !  c’est ce qui ne manqua pas d’arriver, ce fut une véritable avalanche ! On était tombé sur une véritable mine d’ossements tous provenant du même genre d’animal mêlés à des masses de granit taillées toujours sur le même modèle, mais avec des variantes qui laissaient supposer comme une sorte de création artistique et disposées selon un certain ordre : des dieux ? des portraits de ceux qui furent nos prédécesseurs ? de la fantaisie ? Au point où tous en étaient, tout devenait possible, y compris l’impossible !

 

    Mais, peu à peu, quelques certitudes apparurent : tout d’abord,  ces restes n’étaient pas vraiment dispersés ; il y avait comme un ordre, non, rien qui ressemblât au notre, mais quand même, ces Moaïs étaient disposés en quadrilatères, pas très réguliers, mais reconnaissables car les plus gros se situaient aux angles ; de plus, ils avaient tous la face tournée vers une même direction et les astronomes repérèrent un amas d’étoiles appelé Beta X321 à des centaines de milliers d’années-lumière de notre Terre. C’était net et précis mais quelles conclusions en tirer ? Enfin, les morceaux de crâne encore intacts présentaient tous un même petit bout de matière bizarre que personne ne réussit à analyser : on les avait récupérés, certes on les conservait, on pouvait les manipuler mais rien de plus !

    Là encore, surprise : nos quadrilatères étaient eux-mêmes disposés en quadrilatères très grands de quelques kilomètres avec, aux quatre coins, des sortes de tumulus formés de crânes de kangourous (appelons-les ainsi, pour faire plus court) dont les orbites étaient tournées vers le même point du ciel : Beta X 321 !

   On ne put élargir les recherches car la toundra était encore recouverte de neige ; il fallait attendre le dégel.

                                                 

Enfin, il a bien fallu des êtres pensants pour disposer en quasi-carrés ces espèces de bloc à demi sculptés !

— Mais professeur, ils ne pensent peut-être pas comme nous ?

— Ah, vous croyez ? Il me semble, à moi, que la pensée est universelle ; que ceux qui en ont le privilège, raisonnent  et d’ailleurs, ces espèces de carrés sont réguliers, offrent l’idée d’un ordre, donc d’un plan, donc de la pensée !

— Que proposez-vous donc ?

— Vous n’avez jamais assisté à une séance de spiritisme ?

— Vous savez bien que non !

— Eh bien moi, si ! Je n’y crois pas plus que vous, mais je suis curieux.

— Et qu’avez-vous appris ?

— Que les participants étaient convaincus, que tous attendaient un signe, et que ce signe, ils l’ont perçu.

— Vous aussi ?

— Non, bien sûr ! Mais j’ai découvert, cependant, que la croyance de quelques-uns pouvait faire bouger leur esprit, certes, mais aussi, peut-être, une table ! Appliquons la recette à nos Moaïs ça ne coûte rien ! Adopté à l’unanimité ! Nous profiterons d’un voyage d’étude à Poutinsk pour opérer.

 

Huit jours plus tard, nous étions à pied d’œuvre !

Nous n’avons pas eu de mal à réunir une dizaine de participants, tant la croyance est partagée. Et nous voilà en pleine toundra, un soir de pleine lune, à disposer des crânes cloutés au centre d’un carré éloigné du camp, les orbites tournées vers Beta… chacun vêtu chaudement car nous pensions passer la nuit à attendre… quoi ? on n’en savait rien… mais peut-être un signe. Comme dans les vraies réunions de spirites, nous nous tenions par la main, et concentrions notre attention, nous aussi, vers la fameuse  Beta. Pour quelqu’un qui nous verrait, nous aurions l’air d’une belle bande de  farfelus. Et le plus éprouvant commença : comment garder le silence, et même son sérieux, une, deux heures ou plus ?                                  

Tout était calme ! pas un bruit… mais soudain mon voisin désigna, d’un coup de menton, une bizarrerie : un des clous mystérieux se mit à briller un peu comme un ver luisant ! puis il s’éteignit, se ralluma et cela à intervalles irréguliers ; on aurait dit du morse !

Puis une drôle d’odeur envahit l’atmosphère et ….

 

   J’ouvris les yeux, abasourdi, et vis une grosse figure au-dessus de moi 

— ça y est, il reprend connaissance ! il va peut-être nous en dire plus que les autres. 

Je n’y comprenais rien ; que s’était-il passé ? De qui parlait-il ? J’ouvris complètement les yeux :

— où suis-je, et qui êtes-vous ? parvins-je à dire.

— Ouais, il a retrouvé la parole !  Alors, qu’est-ce que vous fichiez, à une heure pareille, dans un lieu interdit, entouré de crânes et de dix individus évanouis ?

— Je ne sais pas, leur dis-je.  Et c’était vrai ! Que m’était-il arrivé ? Et qui étaient les autres ? Et de quels crânes parlaient-ils ? Un grand trou noir dans ma mémoire !

— On ne saura rien de plus avec celui-là ! Gardez-les encore une journée en observation et mettez-les ensemble ; peut-être qu’à plusieurs, ils retrouveront la mémoire !  En tout cas, ils n’avaient pas bu !  Je sortis de ma demi-inconscience, et vis les « autres » que je reconnus plus ou moins ; et tous en chœur :

— qu’est-ce qui s’est passé ? et qui êtes-vous ? Bref, une certaine cacophonie, et de vagues réminiscences car je reconnus mon ami Lagoutte, qui n’était pas en meilleure forme !  Et quand nous nous retrouvâmes seuls, mon ami et moi, il prit un air piteux et m’avoua :

— Si je ne l’avais pas vu, je vous aurais traité de… ; je ne sais quoi dire ! mais en tout cas je suis sidérifié ! Eh oui ! mon bon et vieil esprit cartésien a pivoté de 180 degrés ; latitude nord, bien sûr ! mais quel embrouillis d’idées, d’images ! Il me faudra du temps pour m’y retrouver ! Ça a marché ! ILS sont au courant, donc on les reverra ; croyez-moi, ils nous feront signe ! quand, comment, je n’en sais rien mais ils reviendront !

                                          

   Quelques  semaines plus tard, je retrouvai le professeur, attablé à son QG de campagne, c’est-à-dire au Café des oiseaux.

— Eh bien, cher ami ! votre retour s’est bien passé ?  Avez-vous eu de nouvelles apparitions ?

— N’ironisez pas ! à défaut d’apparitions, j’ai eu des idées et je compte un peu sur vous pour les réaliser ! Je ne suis pas revenu les mains vides. Rappelez-vous la nuit où nous avons tous été endormis ; juste avant, j’ai pu remarquer que tous ces petits clous enfoncés dans la tête des kangourous s’étaient mis à briller ; oh, pas très fort, juste une maigre lueur, mais enfin, ils brillaient, comme aurait dit Galilée. Vous en êtes-vous aperçu ?

— Ma foi, aujourd’hui, il me semble que oui, mais je n’en suis pas si sûr que vous.

— Moi, j’en suis sûr. Donc, j’ai décidé de recommencer l’opération dont vous-même avez eu l’idée, je vous fais remarquer. C’est pourquoi, avec l’aide de notre ami Vlado,  j’ai pu ramener, en toute clandestinité, deux de ces clous mystérieux, et j’ai bien l’intention de les faire parler/briller. Bien entendu, avec vous et un autre de mes amis ; plus on est de fous… vous connaissez la suite !

Et puis, en examinant ces fameux clous de plus près, je me suis rendu compte que ce n’était pas des clous ! Oui, ils en ont l’apparence, mais un clou, c’est un corps étranger qu’on enfonce de force ; or, ceux-ci sont incrustés dans l’os, comme s’ils en faisaient partie, comme s’ils avaient crû avec eux, comme s’ils étaient vivants !

— Mais on n’a pas réussi à les analyser, on ne sait même pas en quoi ils sont faits !

— Mais c’est là notre erreur : on les a traités comme des clous, non comme des choses vivantes !

— Tandis que vous… ?

— Eh oui ; je les ai analysés comme doit le faire un biologiste, et non un chimiste !

— Et quel résultat ?

— J’ai donc commencé par l’implanter sur un chien ; rassurez-vous, ç’a été une opération bénigne, le toutou est toujours  en pleine forme !  Et sur lui comme sur le second clou, je n’ai rien fait, sinon tenté de voir s’ils réagissaient à divers types de rayons, en variant les longueurs d’onde comme un poste de radio ; là, échec ! rien, aucune réaction ; et j’en suis là, avec cependant la certitude que ces clous sont choses vivantes, d’une certaine façon que je ne parviens pas à situer. Qu’en pensez-vous ?

— Sur quoi basez-vous votre certitude ?

— Mais sur le fait que chien et clou vivent en bon voisinage : aucun signe de rejet ! le clou se porte bien, et autour de lui, une membrane qui l’enveloppe, comme pour le nourrir, et non pour l’éliminer.

— Mais c’est déjà un joli résultat ; il faut passer à la suite !

— Comment ?

— That is the big problème !  Mais j’ai, moi aussi, une idée : les vivants, enfin, ceux comme vous et moi – communiquent avec des sons – mais les sons ne sont que des supports ; la communication s’opère grâce à des modulations ! il faudrait donc, non seulement exposer nos clous à des ondes, mais en faisant varier celles-ci selon un certain ordre, un peu comme du morse.

— Tout à fait d’accord ; mais de quelle façon trouver cet ordre ?

— Il me semble qu’il faut faire simple : des séries de deux alternant avec des séries de un dans un premier temps, sur une même longueur d’onde ; puis la même chose en modifiant l’onde, etc.

On verra bien ce qui se passe !

  Je revis mon ami Lagoutte trois jours plus tard ; avant même que je lui aie posé la question, il me fit un signe négatif, et son visage exprimait une noire déception :

— rien ! tout se passe comme si rien ne se passait, justement ! je ne sais plus quoi faire !

— Essayons de nous rappeler ce que nous avions préparé ce soir là.

— On avait réuni une dizaine d’amis.

— Nous y voilà, professeur : une présence humaine devant ces clous ! et les fixer avec force ! c’est cela le déclencheur ! Vous vous souvenez ? On devrait faire comme les hypnotiseurs ! Recommençons ! pas besoin d’être dix ; essayons d’abord à nous deux ! 

Nous fonçons au laboratoire, prenons clou et toutou et nous voilà tous deux fixant l’un et l’autre comme des fakirs ou je ne sais quels magiciens. Et on avait éteint la lumière. On se serait cru dans quelque grotte enchantée attendant je ne sais quelle fée… Notre émetteur fonctionnait à toute allure, mais le clou restait obstinément obscur, et Milou (le toutou) silencieux. Bref, encore raté !… On ralluma et là, mon ami déclara : 

— je rends mon tablier ! je ne sais vraiment plus quoi faire. Moi-même, je me trouvai à court d’idée, jusqu’au moment où…

— Mais nous sommes ici au cœur d’un bâtiment tout de fer entouré de murs épais ; à Poutinsk, nous étions en plein air et une dizaine. Si on veut aboutir, il faut faire l’expérience dans les mêmes conditions ! Eh oui, j’ai lu Claude Bernard ! pour un résultat égal, conditions égales ! Le parc Montsouris n’est pas loin, allons y demain.

 

      Cette fois, tout le personnel est mobilisé, et tous nous étions saisis de fous rires rien qu’en voyant nos mines de conspirateurs sous les flots blafards d’une lune aimable ; il ne manquait que les  cagoules ! Bref, après avoir escaladé les clôtures, nous voici au cœur du parc, et nous disposons clou et Milou au centre de notre cercle ; et là, tous ensemble, devenus sérieux, nous plongeons nos regards sur les cibles, tandis que crépite notre émetteur, attendant un signe. Et soudain, comme à Poutinsk…

       C’est un gardien qui nous retrouve, étendus sur le sol, ayant totalement perdu la mémoire ! Et les policiers nous relâchent, faute d’avoir compris, eux non plus, ce qui s’était passé. La seule triste nouvelle, c’est la mort de Milou que nous ne cessons de regretter, mon ami et moi ! Mais, ce que nous avions oublié aussi, ce sont les caméras que nous avions disposées autour de nous et les enregistreurs du laboratoire. Et voilà ce que nos yeux n’ont pas vu : à un moment, une sorte de vapeur enveloppe le groupe avec des éclairs : tout cela si vite qu’il faut repasser ce moment au ralenti, on voit alors que cette vapeur provient des deux clous (pauvre Milou !) comme s’il y avait eu un signal ; puis, aussi vite, tout rentre dans l’ordre, il n’y a plus que des corps endormis.

 

       En examinant nos instruments, on voit que cela se produit au moment où notre émetteur envoie un certain signal en morse : ti-ti-ta-ta, ensuite, il cesse d’émettre : tous nos appareils de mesure sont devenus muets !

Et comme nous demeurons  frappés d’étonnement, soudain un bruit, des cris et des grognements se font entendre dans la pièce d’à côté où nous nous précipitons, et que voyons-nous ? à demi sorti du meuble où nous avions déposé son corps sans vie, un Milou quasi ressuscité qui aboie furieusement, et se précipite dans les bras de son maître. Le crâne tout à fait comme avant, avec son clou brillant comme un sou neuf ! Le nôtre, par contre, bouillonne à plein régime ! 

— Asseyons-nous, me dit le professeur, je sens que je vais exploser !

— Il était mort, tout à fait mort, M O R T ; comme vous et moi ! ajoutai-je.

— C’est un message, reprit Lagoutte : «ils » ne nous veulent pas de mal ! mais comment communiquer ?

— C’est maintenant un détail. Au fond, leur messager, c’est Milou ! servons-nous de lui pour entrer en contact avec eux !

— Oui, mais comment ?

— Vous savez, l’essentiel est là ; le reste peut nous prendre du temps, mais ILS sont à l’écoute, ils viennent de le prouver ! Et j’ai bien une petite idée, mais ce n’est pas encore le moment d’en parler. Contentons-nous de Milou !

— Dire que tout repose sur ta tête, mon vieux Milou !  et le professeur faillit y aller de sa larme… Mais comment faire ?

— C’est EUX qui veulent Milou ! il ne sera pas difficile de trouver ; je pense qu’il faut lui laisser le maximum de liberté ; par exemple, sablons le plancher sur lequel il se promène ; peut-être un dessin ?

Sitôt dit, sitôt fait, avec, bien sûr, les caméras…

Déception : Milou fila vers sa gamelle, puis sur son coussin favori pour une sieste bien méritée, certes, mais intempestive ! Il fallait se plier à sa vie de chien !

— Eh bien, faisons comme lui, cher ami : allons nous coucher : demain, il fera jour !

Et le lendemain, surprise : sur le sol ensablé, le joli dessin d’un cercle (enfin, à peu près), avec, comme une pomme, une petite queue à un bout (même si le cercle n’a pas de bout)

— Alors, oui, ILS ont répondu, mais quoi ? Ils veulent des pommes, maintenant ?

— Mais non, cher professeur : je crois que j’ai compris, mais l’idée ne va pas vous plaire.

— Je vous écoute.

— Eh bien, ils veulent que l’un d’entre nous  – moi – plante le clou sur son crâne.

— Ah bien ! je vous l’interdis formellement ; et s’il doit y avoir un crâne sacrifié, ce sera le mien !

— Je savais que vous diriez cela, mais, justement, c’est ce qu’il ne faut pas faire ! Car, pensez-y, il n’y a aucun risque : voyez, ils ont même ressuscité Milou ! Et puis, qui ferait les mesures,  les

expériences ? Pas moi ! Et il ne faut mettre personne au courant ! Donc…

— Cherchons d’abord s’il n’y a pas une autre solution.

On recommença comme avant : sable sur le plancher, liberté totale  pour Milou et toujours la même réponse, si toutefois c’en est une.

— Alors, professeur ?

— Je m’incline, mais à deux conditions : 1- je vous garde à l’œil  2- vous écrirez fidèlement tout ce qui se passe dans votre fichu crâne !

— Et ajoutez un 3 – c’est un de mes amis – Raoul Galopin, journaliste qui me surveillera ! eh oui ! serai-je fiable si je suis encloué ?

— Mais lui, saura-t-il se taire ? Un reporter, ça cause !

— Je suis garant de lui ; et puis, il a tout à gagner à suivre l’affaire : il en aura l’exclusivité !                                                

                                         

 

RECIT DE RAOUL

 

 

Je n’en crus pas mes oreilles quand M. Lagoutte et Alphonse me racontèrent cette histoire tout à fait rocambolesque ; mais quand je vis ces fameux clous, et les films qu’ils avaient tournés, je fus bien obligé de marcher et, je l’avoue, d’un bon pas ! Et tout d’abord, placer le clou dans (sur, plutôt) le crâne du pauvre Alphonse ; il avait beau crâner – c’est le mot ! – je pense qu’il n’en menait pas large, malgré nos encouragements ; et d’ailleurs, nous non plus n’étions guère en forme. Enfin, cela se fit, mais il fut vissé, de façon à ce que, en cas d’urgence, on puisse le retirer rapidement… juste ce qu’il faut… Milou lui-même semblait lui dire :

— tiens bon ! ne t’en fais pas ! regarde-moi ! youpi ! 

 

 

Et, à notre grande surprise, il ne se passa rien ; même Alphonse ne sentait rien, aucune voix venue de… XXX  ne vint nous tenir éveillés. Alors, nous fîmes comme tous les jours, sans que rien ne se passât ! Jusqu’à ce que…

   Au moment de tremper son croissant dans le café, Alphonse soudain devint comme absent, il se mit à nous dire ti-ti– taa-taa   ti-ti- taa-taa, exactement le son et le rythme de ce que nous LEUR avions envoyé pour établir le contact. Le professeur et moi restions bouche bée, respirant en mesure, au même rythme que le tempo  se prolongeait ; et le clou émettait une petite lueur mais pas celui de Milou. Tout cela dura cinq bonnes minutes puis cessa d’un coup  lorsqu’Alphonse nous dit : 

— J’ai eu comme une absence ; s’est-il passé quelque chose ?  Heureusement, nos caméras s’étaient mises en route ; il put lui-même se  voir et s’entendre, les yeux écarquillés !

— Eh bien mes amis, heureusement que la chose s’est arrêtée… Dieu sait combien de temps cela aurait duré !

— On pouvait dévisser le clou !

— Cela veut dire qu’ils attendent une réponse et que nous ne savons pas comment leur dire que notre langage ne fonctionne pas comme le leur ! ça va tourner au dialogue de sourds ! 

— Mais oui ! mes amis, par des dessins, simplifiés, à la manière des premiers hiéroglyphes. Qu’en pensez-vous ?

— Excellente idée !

— Et je vous suggère de prendre Milou comme dactylo…

— Pourquoi lui, et pas moi, dit Alphonse.

— Parce qu’ils le connaissent mieux que toi ! Et que nous lui feront faire des choses très – vraiment très – simples. Exemple : dessin de Milou, un rond allongé (son corps), 4 traits pour les pattes, un rond au bout pour la tête et le clou dedans !

— Il suffira d’associer ce dessin à un autre plus simple, par exemple un rond  traversé par deux traits. Je ne vois pas comment faire autrement mais comment leur faire comprendre ce glissement de sens ? car c’en est un ! et de taille ! mais s’ils comprennent notre « truc », ils auront tout compris ! et le reste suivra.

— Moi, dit Alphonse, j’y ajouterai un autre dessin, sous  la même forme simplifiée que pour Milou : un ovale pour le corps, 4 traits pour les membres, mon crâne avec son clou – et un autre idéogramme – par exemple un ovale avec 1 trait et 2 points. Et ce sera moi qui enverrais ce message ! Ils pourront ainsi associer ces deux formes abrégées et distinguer le genre et les individus… si ça marche !

— Ça ne coûte rien d’essayer ! mais le plus dur, ça va être Milou, car il faudra le faire tourner  et retourner. Enfin, j’ai une grande provision de petits gâteaux.

 

— Je commence, dit Alphonse ; il faut nous concentrer et le mieux serait de dessiner, sur une feuille, mon corps avec le clou et attendre que le clou s’allume. On est vraiment dans le flou !

Mais pas tant que ça !… Dix minutes plus tard, le clou émet une petite lueur, et Alphonse conserve sa lucidité ! ça y est ! contact ! ILS commencent à trouver le « truc » ; et maintenant, deuxième dessin  mais encadré, et entouré d’un grand nombre de petits dessins légèrement différents les uns des autres, et sans clou. Une vraie séance de spiritisme ! il ne manque que madame Irma dans son peignoir avec, devant  elle, une boule de cristal pour achever le tableau !

  Puis, tout va très vite : le clou d’Alphonse se met à scintiller, et notre ami – comme en transe – se met à parler « morse » : tii-tii-ta-ta (bis) et puis  silence, comme si ILS attendaient une réponse et cela nous embarrasse ! comment leur répondre ? Mais le professeur n’est jamais à court d’idée :

— vous vous rappelez, quand on a voulu les contacter ? On a utilisé un système émetteur qui faisait varier les longueurs d’onde ; heureusement, on a gardé tous les enregistrements, et, surtout, la longueur d’onde qui a marché ! Je vais la rechercher  et la trouver, au bout de dix minutes ! Aussitôt, nous répondons en leur renvoyant le même message tii-tii-ta-ta ; ils accusent réception en le répétant.

Ouf ! nous savons maintenant comment entrer en contact ! le plus dur est passé.

 

— Il faut voir s’ILS ont compris notre système linguistique ; voyons maintenant si nos petits dessins donnent quelque chose !    

Quand tout fut prêt, on LES avertit, et on attendit que les clous s’allument.

— Profitons-en pour faire le point : car, malgré tout, on a un peu progressé : tout d’abord, il a bien fallu qu’ils débarquent sur notre bonne vieille planète ; ne serait-ce que pour planter leurs clous ! Et ils ne se sont pas contentés de ça : ces  fameux Moaïs, ils les ont sculptés ou, si ce n’est eux, qui l’a fait ? et ils les ont transportés : ensuite, pourquoi ont-ils abandonné la terre si toutefois ils n’y sont pas demeurés à notre insu ?  Que d’interrogations !

— Je ne pense pas qu’ils soient restés, dit Lagoutte : car, alors, ils nous comprendraient aisément ; quelque chose s’est produit qui a exigé leur départ ! après tout, nos dinosaures ont disparu en même temps qu’eux !

— Et Puis, ajoutai-je, en quoi sont-ils faits, ces clous ? Il a fallu qu’ils les plantent dans la tête de nos kangourous ! On patauge dans la semoule ! on ne va pas y arriver seuls !

— Non, ajouta Raoul. D’ailleurs,  je vois un avenir formidable pour nos recherches : professeur, donnez-moi carte blanche : je publie,  en feuilleton toute cette aventure, on lance une souscription, et en route pour Poutinsk avec les fonds réunis !

 

    L’article fut écrit avec des titres gros comme ça : « Les Martiens arrivent » « nos cousins les Martiens » « Au secours, ILS attaquent » et autres du même style. Le succès fut au rendez-vous mais les Russes étaient vexés avec raison.

— On les avait un peu oubliés dit Lagoutte.

— Donc, il faut reprendre contact.

        Quelques jours plus tard, on put lire, dans le même journal « Grâce aux efforts légitimes de la science russe, une expédition conjointe ira explorer le grand nord sibérien,  sous la direction du professeur Mitchourine, assisté du docteur Lagoutte et de quelques assistants occidentaux. L’affaire était bouclée.

  Durant ces débats, Alphonse et moi tentions d’améliorer le dialogue avec nos clous ; car, nous le voyions, ils ne comprenaient  toujours pas notre distinction genre/individu. Le professeur Lagoutte, lui,  se chargeait de l’expédition ;  il venait de partir pour Moscou afin de l’organiser sur place et aplanir les susceptibilités russes.

  Pour en revenir à notre relation cloutesque, nous marchions à pas de fourmi ! Il manquait un déclic.

— Au fond, ils ne connaissent que les kangourous ! nous, ils n’imaginent même pas à quoi nous ressemblons ; de plus, la pensée « parlée »  n’existait pas non plus.

   Et nous étions repartis pour une énième séance de ti-ti-taaa-taa, lorsqu’un message du professeur vint nous inviter à poursuivre nos recherches à Moscou.

 

 

EN RUSSIE

 

 

        Nous voilà donc enfin au pays des paléo-kangourous !  En même temps, nous découvrons la gentillesse des russes, celle du professeur Mitchourine.

Nous sommes pressés d’entrer en contact avec nos clous. Le contact est immédiat et même, nous le remarquons, plus rapide qu’à Paris – comme si l’air de la Russie – et la proximité des paléo-kangourous, leur redonnaient  du tonus !

 

    Nous avancions  par cahots successifs sur cette piste à demi-congelée ; mais soudain Alphonse saisit le bras de Raoul :

— vous ne sentez rien ? Oui, on dirait… oui ! un barbecue ! Et voilà la rôtissoire, dit Raoul : une fumée, au loin, barrait l’horizon, l’air comme embué d’une sorte de brume verdâtre. Plus nous avancions, plus l’air s’obscurcissait, et l’odeur devenait plus âcre.

— Bienvenue ! nous accueillit, avec le sourire, notre ami Lagoutte.

—Tenez, mettez des masques, sinon vous n’arriverez pas jusqu’au bout. Je vous emmène visiter le chantier et les masques ne seront pas de trop ! Nous fîmes connaissance avec le reste de l’équipe.

— Attendez-vous à un étonnant spectacle, nous dit-il ; nous-mêmes ne nous attendions pas à…  Mais je ne veux pas vous priver de la surprise. Remettez vos masques, on n’a que trois cents mètres à faire ! 

Il n’avait pas tort : nous arrivâmes au sommet d’une montée et là… LA ! le sol, soudain, semblait avoir disparu sous une épaisse couche de débris de toutes sortes, flottant dans une eau stagnante mais traversée, çà et là par des tourbillons de petites flammes dégageant une puanteur insoutenable ; et cette dépression s’étend sur  une cinquantaine de kilomètres, nous dit Lagoutte ; nous sommes au bord d’une faille qui entoure cet effondrement, comme sur les bords d’un entonnoir dont l’autre  est à une dizaine de km. C’est à la fois dangereux et excitant.Tout brûle ! Ce qu’il faudrait, c’est essayer, par hélicoptère, de voir s’il n’y a pas, dans cette immense vasière, des traces d’une civilisation quelconque. Mitchourine fut d’accord avec nous. Et au retour, il décida d’orienter les recherches en ce sens.

 

   C’est ainsi qu’un vol d’hélicoptère fut organisé, avec surtout un système de prises de vue qui puisse nous permettre de repérer le moindre signe d’une activité non naturelle. Nous pûmes donc observer minutieusement cette zone bien souvent obscurcie par fumées et flammèches.

Et nous voilà, semblables à ces gros insectes  maladroits titubant sur une lune dont le sol se dérobait sous nos pieds ; l’hélico nous avait déposé à moins d’un km de notre cible, mais il fallut presqu’une heure pour y arriver. C’était bien ce que montrait la photo, mais on ne pouvait distinguer si leurs crânes étaient cloutés. Il fallut faire appel à Alphonse et à ses ti-taa  pour voir s’il y avait un contact possible ; mais rien ne se passait. Aussi, tous les membres du groupe se mirent à fixer les crânes et à se concentrer en  faisant, chacun, ti-taa   ti-taa. Et ce fut soudain comme une détonation… le clou d’Alphonse se mit à briller, comme jamais encore, et le malheureux, comme frappé par un éclair, perdit l’équilibre et tomba comme une masse, tandis que nos deux crânes, comme par magie, se soulevaient dans un effort suprême, puis explosaient  – littéralement – en projetant une mince colonne de poussière ! Nous nous précipitâmes vers Alphonse, mais il n’était qu’à demi assommé, comme un somnambule, et ne se rappelant de rien.

Heureusement, on avait préparé des caméras, et ce fut au retour qu’on put regarder ce qui était arrivé, tandis qu’Alphonse reprenait ses esprits.

— Une chose est sûre, c’est que votre crâne, mon cher Alphonse, brille bien plus qu’à Moscou !

— Et comment procéder ?

— Reprenons notre carte, examinons-la à la loupe et on verra bien ! sinon, il faudra élargir le champ des recherches.

 

   Sitôt dit, sitôt fait… mais ces photos ne nous apprenaient rien… jusqu’au moment où le clou d’Alphonse se mit à luire, et lui-même à devenir comme un automate, le regard absent, et les gestes mécaniques : il saisit un crayon, le posa sur la carte et traça, d’une main sûre, un trait qui partait de notre camp et s’étirait sur une dizaine de km, sans aucune hésitation ; puis, comme cela lui arrivait, il reprit le cours normal de ses pensées, reposa le crayon et nous demanda « que s’est-il passé ? » nous lui en fîmes le récit puis regardâmes le fameux trait ; manifestement, les clous devinaient ce que nous voulions savoir et nous mettaient sur la voie ! c’était vraiment nouveau : ils commençaient à nous comprendre !  Sans hésiter, nous décidâmes de suivre le chemin tracé sur la carte.

   Il nous fallut plus de trois heures pour arriver à l’extrémité du trait et là, déception ! rien de plus que le même terrain affaissé, la même désolation d’un paysage dont rien ne venait modifier la triste monotonie… De ci de là, nombre d’animaux congelés semblaient s’animer, leurs crânes soudain se mettaient à luire comme si tous, semblant obéir à un signal, voulaient eux-mêmes nous avertir de quelque chose !

Alors, comme dans un théâtre où les décors, soudain, se mettent à modifier la scène,  un rideau sembla se lever, dévoilant un panorama qui nous stupéfia : au lieu de cette triste plaine faite de glace et de boue mêlées, apparut un plateau sur lequel de gigantesques rouleaux  de terre dorée, comme si elle avait été cuite par le soleil, formaient d’étranges méandres qui parfois se bousculaient en un point, se ramassaient  en blocs formidables un peu  plus loin – rien qui ressemblât à quelque chose d’ordonné ! rien qui fît penser à une ville ! et pourtant ! à certains points, d’immenses Moaïs se dressaient, bref, un monde inconnu et incompréhensible. Et, çà et là, des amas de clous brillaient, formant comme un éclairage aux lueurs dansantes et colorées.

 

    Nous mîmes en route caméras, appareils d’enregistrement, car tout sembla se figer ;  la nature elle-même paraissait attendre… Soudain, le silence tomba comme un plomb sur notre groupe et  la lumière perdit son éclat comme on voit parfois, lors d’une veillée, sur le visage d’un mourant.

    Et, de tous les creux et recoins  qui creusaient cette plaine de glace resurgirent les étranges animaux qui la peuplèrent, chacun portant sur son front la pâle étoile des clous aux couleurs dorées ; le jour devint opaque, et, comme éclairées par les chandelles autour d’une veillée funèbre, les ombres agitèrent les silhouettes du temps passé. Alors, rompant ce silence  glacé, depuis  les profondeurs monta comme une plainte ; et la terre, semblable à une mâchoire immense,  parut avaler, en une lente glissade, ces vestiges d’un monde passé qui s’engloutit sous nos yeux tandis que nous crûmes entendre un long et déchirant gémissement…

    Soudain la lumière et les sons revinrent comme avant, éclairant d’un jour vif la plaine redevenue une houle de glace et d’herbes mêlées. Nous nous regardâmes, sans un mot, comme les spectateurs de grandes catastrophes, écrasés par quelque chose qui semblait  être le châtiment de quelque faute.

 

 

— Eh bien, je crois que nous n’avons plus rien à faire ici, dit Alphonse, tout a été dit !

— Heureusement que nos caméras ont tout filmé ! on nous prendrait vraiment pour des fous ou  pire, des affabulateurs ! ajouta Raoul.   Hélas ! tous nos appareils avaient été déréglés, aucun son, aucune image ne restait de cette scène fantastique.

Nous marchions lentement, la tête baissée, comme au retour d’un enterrement.

— Mais, dit Alphonse, il nous reste encore le moyen de communiquer et il posa sa main sur son clou. Il n’y est plus, s’écria-t-il !

Plus aucun contact n’est possible !

— Vous savez, dit Raoul, ce qui a été une fois peut revenir ! Au fond, ce sont eux les maîtres du jeu ; ils ont réussi à nous faire venir jusqu’ici grâce à leurs indications !

— Mais pourquoi se sont-ils soudain manifestés ? Car ces clous, ce ne sont que des outils ; nous ne savons même pas comment ils sont faits ;  ils sont au service de… ? Il y a quelque chose qui nous échappe totalement !

— A qui allez-vous raconter cette histoire, dit Raoul, et qui vous croira ? Rien, il ne reste rien de notre aventure ! on aura vite fait de nous traiter de fous ! Ce que nous savons, personne d’autre ne le saura !

— Bah, dit notre ami Lagoutte, Et alors ! ces clous se sont montrés très compréhensifs à notre égard ; leur message est clair : nous existons, nous sommes vos amis, nous reviendrons un jour… En attendant, suivez votre route, et ne vous souciez plus de nous. Vivez avec ce mystère au creux de votre existence.

— Comme toujours, cher ami, vous ajoutez de la poésie en oubliant ce que fut le « règne » de ces clous pas si enchantés que ça : ils ont asservi une partie des êtres vivants pour instaurer  leur domination. Venus d’ailleurs, allant je ne sais où, ils vont, viennent, font ce qu’ils veulent. Pour eux, le temps, l’espace semblent ne pas exister. D’ailleurs, qui sait si nous ne sommes pas déjà leurs créatures ? Pour qui ignore le temps, pourquoi n’auraient-ils pas ensemencé notre bonne vieille terre,  fait œuvre de création, puis, déposé  en nous, à notre insu, bien sûr,  grâce à quelque clou  indétectable, la marque de leur pouvoir et, de notre servitude ?

  Nous ne savons qui ILS sont ; mais nous-mêmes, qui sommes-nous vraiment… ?

 

FIN

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