Siv Livre 1er L’éveil des anciens Guerriers Chapitre 2 : Le regard des Ombres

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 1.3 Le regard des Ombres

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« Serre la poignée de ton épée, guerrier ; hâte-toi pour le combat, car il apparait comme ton destin »

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I

  Dans la maisonnée, Siv demeurait léthargique, consumée par la souffrance. Le visage boursouflé et la chair ensanglantée, elle y restait apathique… même. Et étrangement, après qu’un battement de cils survient, elle remua légèrement le bras… Ou plutôt, d’une impulsion machinale. Car son regard perdura, vide et froid… Pourtant, elle bougea de nouveau et replaça la chevelure de Jaal, avec délicatesse, ineffable… Mais, tout autour d’elle émanait un éclat grondant lorsque les flammes embrasèrent la toiture de la fermette. Or, Siv ne cessa guère son geste pour autant et… elle s’adonna à une animation particulière, celle à bercer son enfant, d’une élégance douce et maternelle…
  Survint un chant… Un chant d’une période lointaine et très ancienne… Un chant qu’elle fredonna à mi-voix et qu’elle entonna dans la langue des anciens, le vieux Norrois. Sitôt, elle se laissa emporter par ses paroles. D’ailleurs, elles étaient surtout les mots dont Rofrid ne faisait grâce qu’à son fils, de son vivant : « Ma mère m’a dit ça : que je devrais acheter »…
  — « Des navires et des bonnes rames ; Et voyager au loin avec les guerriers du Nord, voyager au loin avec les Marins du Nord… », continua-t-elle d’un regard bas, orienté vers son enfant, tandis qu’elle lui offrit un doux baiser au front. « Et la tête haute sur la proue, conduire des navires précieux ; Et arriver ainsi au port… », poursuivit-elle, sa main lui caressant la joue.
Sitôt, elle déplaça le corps inerte de Jaal, avec affection, tandis qu’elle l’allongea, placide et sereine.
  — … « en massacrant un ou deux aussi, massacrant un ou deux aussi… », chan-ta-t-elle sans s’interrompre.
  À l’évidence, ses yeux affichaient l’amour… L’amour d’une mère, attendrie, aux abords d’un berceau… Et elle apposa ses doigts sur la poitrine de Jaal, d’un soupir à lui parfaire sa tenue, d’un rictus ému lorsqu’elle vérifia la chemise de lin ensanglantée, tandis qu’elle y replaça l’encolure dissipée :
  — … « ma mère m’a dit ça : que je devrais acheter ; Des navires et des bonnes rames… »
 
Mais, ses paroles parurent s’estomper, avec lenteur, tandis qu’elle perdura son attitude avec un calme étrange :
  — … « ma mère m’a dit ça… »
 
Survint un brouhaha soudain qui s’entendit à l’extérieur. Car les guerriers, toujours présents, barricadèrent la porte à l’aide de bois et de fûts qu’ils remplirent de caillasse. Et ils laissèrent ensuite l’embrasement se fortifier sur toute la toiture de la maisonnée. Cependant, en l’intérieur, parmi les flammes, Siv s’agenouilla et se pencha vers son fils… Douce, bienveillante, elle lui positionna les mains, l’une sur l’autre, avec tact.
  Et le feu dévora les lieux… La literie s’enflamma et le toit se consuma dans une nuée de brindilles ardentes. Mais, Siv privilégia son attention pour son enfant… Et, paisiblement, elle closit le regard, éleva les bras vers le haut et s’adonna à l’offrande d’une oraison esseulée.
Ses mots résonnèrent, dans l’antique langue… Douce dans sa voix, sinon, fervente dans ses termes. Et ses paroles vibrèrent, tel le glas d’une supplique divine :
 
— « Ô Dieux anciens » entama Siv, la tête penchée vers l’arrière. « Entendez-moi… ce jour, je prétends à votre puissance. Mon âme souillée et mon corps écorché vous appellent à l’aide. Que vos étalons au crin pâle me portent », sollicita-t-elle d’une intonation sèche au prononcé de ses mots. « Que les ailes des oiseaux du crépuscule allègent mon tourment… Que puissent les loups de Guerre m’accompagner… Que ma fureur au combat égale à la vôtre… Que mon bras brandisse vos châtiments. Et que Dame Mort précède chacun de mes pas », termina-t-elle avec détermination dans son regard éborgné.
 
  Et elle resta figée, comme la glace, la respiration diminuée, estompée… Ses paupières devinrent lourdes et se fermèrent en douceur. Et elle s’enlisa vers une inconscience sombre, plongée dans le royaume des songes, tandis qu’émergèrent les limbes éternels. Ils l’envahirent, tel un appel lointain qui chercherait à l’accueillir, de ses bras grands ouverts…
  Et son corps s’affaissa…
II
  Survint la résonance d’une toux, brusque et discordante… Car Siv recouvra petit à petit ses esprits, allongée, gisante au côté de son fils. La voici toujours étourdie, la salive émétique, le visage boursouflé et le corps meurtri. Mais son œil encore valide s’entrouvrit sur l’effet de quelques battements de cils, une expiration brève sur le sol poussiéreux… Toutefois, d’une émergence à la réalité difficile, elle ressentit la chaleur étouffante qui la cernait, d’un regard vers le brasier.
  Survint un crépitement, qui résonna à l’écho dans sa tête… Et elle les vit, ces flammes dansantes, tandis qu’elles grésillaient dans un ballet à la chorégraphie particulière. Et où la moindre surface, que cela soit du sol au plafond, s’envahirent majestueusement, de leur voracité.
  Survint le fracas… Le fracas de quelques déversements embrasés qui tombèrent. Car il chut des bois de charpente, rongés par l’ignition et en pertes de force à leur soutenance. Et ils s’écrasèrent, çà et là, d’un bruit assourdi, tandis qu’ils furent guides d’une nuée brumeuse, grisâtre et étouffante. Sitôt, la toiture se fragilisa, et des craquètements en émanèrent avec plus de vivacité, pendant que Siv, elle, n’afficha que ce regard quasi… nébuleux. Mais, contre toute attente, elle se força à réagir…
  Et sa toux diminua précipitamment, sa vue s’améliora, par bribes, quand elle parvint enfin à se lever, son bras appuyé sur la table en chêne. Pour sûr, elle se dressa, puis s’éleva… Mais, non sans mal ! Car, elle vacilla, tituba avec un tournis nauséeux, jusqu’à ce qu’elle la repère… Là, ce métal brillant, un métal qui reflète la lumière vive du brasier. La voici obnubilée par elle… la hache de Rofrid… Cette hache qui trônait encore au mitan de la couche de Jaal. Car son esprit la martela, conseiller d’une survie toutefois possible… un chemin, une solution… Et Siv persévéra, dressée, essoufflée. Cependant, elle fit un pas, un second… et un troisième. Car, enfin, elle avança vers l’arme qui la subjuguait. Somme toute fragilisée, elle se crispa sous une douleur brève qui ressurgit du néant. Et elle se recroquevilla, comme au pas suivant, ainsi que durant tous les autres. Mais elle y parvint ! Elle atteignit l’objet de sa convoitise et elle souffla, tant l’effort, l’acharnement l’affligèrent. Car elle vacilla de nouveau dans sa peine. Pour sûr, elle ne rechigna guère, pas moins quand elle entrevit les flammes qui enveloppaient déjà l’arme, tel un défi de provocation. Que nenni ! Elle y alla avec franchise ! Et elle étouffa les combustions, de ses manches, avant de saisir le manche de hache à pleine main.
  Survint un cri, d’une douleur qui l’obligea à relâcher l’arme instantanément. Et elle chut, jusqu’aux genoux, les mains contractées, boursouflées et cloquées. Car en vérité, le métal d’argent qui ornait le manche de la hache lui brula sa chair, tandis qu’elle se crispa dans les traits de son visage. Et pourtant… Sans émettre d’autres plaintes, la voici consciente de son insécurité si sa voix portait un tant soit peu trop loin. Alors, elle s’obstina… davantage. Car sa résolution demeura inchangée, tant et si bien que dans un sursaut de réflexion, elle s’empara de l’une des couvertures intactes et en préleva deux sections qu’elle envida autour de ses mains. Et alors qu’elle parvint à se repositionner, debout, les jambes encore incertaines d’une réelle stabilité, elle empoigna la hache d’une main ferme, vigoureuse et de ses doigts bien serrés. Tandis que la crispation de douleur lui emplit aussitôt les traits de son visage. Toutefois, elle ne se livra guère à la renonciation. Que nenni ! Et elle traina l’arme, telle une charge ardue, pesante et encombrante qu’elle tira jusqu’aux murs arrière de la bâtisse. Et Siv chancela, à chaque pas, garnissant le sol d’un sillage derrière elle… un sillon tracé par la hache qui s’imprégna, d’un bruit, éraillant la poussière terreuse. Mais elle puisa autant d’énergie que nécessaire, chaque fois. Car le défi s’installait en son regard, affranchie de son corps outragé et de ses meurtrissures profondes. Pour sûr, elle en identifia aisément tout le sens du mot : témérité. D’ailleurs, elle recouvrit une certaine vigueur au demeurant et elle accéda dès lors à une petite trappe. Une trappe en bois solide, qui offrait une entrée au cellier situé sous la maison. Car il en demeurait un lieu où elle et Rofrid entreposaient le sel, les condiments ainsi que la viande pour l’enfumage… Et bien rapidement, rusée, telle une renarde, elle conçut que cela en serait son unique échappatoire. Ainsi, au ressenti de la violence d’une douleur constante, elle s’agenouilla, d’un abandon qui devint quasi incontrôlable. Le tournis, les nausées et son râle planèrent en ces lieux durant un instant. Mais d’un regard vers le brasier, d’une toux brève, elle se raidit, le visage contracté et tremblant de détermination.
  Surgit sa hargne, son acharnement… Et elle fournit l’effort, intense, de ses deux poings serrés à même le sol, tel un appui aussi dur que le roc… Car, oui… Oui, elle parvint à se soulever et à ouvrir la trappe. Et tout sembla bouger, tournoyer dans sa tête. Mais son attention alla pour son enfant et elle laissa choir l’arme, d’un soupir, essoufflée… Et pourtant… pourtant… La voici qui se dirige vers la dépouille de son fils, pas-à-pas, identique à une âme, errante, une coquille inerte, un fantôme aux défroques balafrées et ensanglantées. Une ombre folle, vacillante d’un tangage étrange, comme la brindille frappée par le vent…
  Survint le grésillement du feu… Un grésil nimbé de flammes, accompagné de débris incendiés et d’une pluie, aérienne, volage comme une nuée embrasée qui planerait autour d’elle. Et le corps de Jaal gisait toujours auprès de la grande table en chêne, tandis que les feux entamèrent une danse, triste et flamboyante à ses côtés. Les voici qui crépitent et deviennent avenantes durant leurs lamentations stridentes. Et lorsque Siv le rejoignit, elle l’agrippa sous les aisselles. Pour sûr, elle geignit quand elle le souleva et qu’elle amorça son second périple, à reculons et pas à pas. Mais son regard vers les flammes, vers Jaal… Jamais elle ne s’autoriserait à le laisser, à l’abandonner dans un tel enfer ! Et si le prix de sa vie en devenait la condition… qu’il en soit ainsi !
  Et elle réitéra son parcours, lente, titubante, tandis qu’elle soutint son enfant. Elle le traine dans cette traversée, là, au mitan de son propre tourment. Pour sûr, son épreuve en évolua vers le supplice ! Une géhenne accentuée de maux omniprésents, de chutes multiples… Et pourtant, elle déambula, entre sanglots et complaintes, des peines qui se muèrent en courroux et ardeur… jusque dans ses paroles :
  — Lève-toi ! vociféra-t-elle vers le corps de son fils, inerte. Aide-moi…, geignit-elle ensuite. Allez… ! ordonna-t-elle en trainant avec grande difficulté.
  Et elle tracta la dépouille de Jaal vers elle, jusqu’à se vautrer au sol. Mais, elle maintint son enfant contre elle, d’une larme sur la joue, tombante par-dessus la jeune chevelure blonde de Jaal, alors qu’elle effectua à nouveau ce bercement étrange et spasmodique. Car la voici douce, rassurante et… déterminée : « D’accord…, je vais y arriver… », marmonna-t-elle vers son fils. Et elle se força à sourire, tandis qu’autour d’elle, l’embrasement devint infernal. Car les flammes immergèrent la quasi-totalité de la maisonnée quand Siv se redressa, son regard compréhensif d’une fatalité qui surgissait. Et elle se leva, outre mesure, d’un appel vers d’anciens Dieux : « Donnez-moi la force… », demanda-t-elle d’un pas à reculons. Et elle y parvint… puis un second, alors que les autres suivirent. La voici qui traine son enfant sans vie, jusqu’aux abords de la trappe et à l’instant où elle y accéda, elle entama une descente difficile. Car les quelques marches qui la mèneraient au cellier demeuraient assez délicates pour quelqu’un qui tracte un corps. D’ailleurs, dès la première marche, elle ploya par l’instabilité, sa fébrilité et le poids de la dépouille de Jaal… si pesant. Pour sûr, elle l’emporta dans sa chute, bien malgré elle. Et elle trébucha dans la brume poussiéreuse et terreuse du sous-sol. Pourtant, la volition de Siv persista. Et elle émit un râle guttural, se redressa et plaça la hache sur le torse de son enfant. Elle ressaisit le corps sans vie de sous les aisselles, et elle le traina. Et la voici qui parcourt tout le soubassement d’un souffle répétitif, d’une grimace constante, jusqu’à atteindre l’endroit qu’elle espérait… Là où le muret s’en trouvait amoindri dans son épaisseur… Un coin non renforcé, stabilisé que d’une série de pierre… Et Siv s’écroula pour la troisième fois…
  Survinrent son cri strident et son visage assombri de teints ténébreux. Mais encore, elle s’éleva et s’efforça à se maintenir droite. « Fille du Nord… épouse Asgeïr », marmonna-t-elle d’un regard vers le corps de son enfant. Un appui sur le manche de l’arme, un simple geignement, la tête penchée entre les bras et la respiration ahanante… La voici meurtrie, vacillante et tremblante de spasmes importuns. Mais elle empoigna le manche de hache, entre ses doigts crispés, avec fermeté. Et elle prit un élan de côté, d’une grande expiration succincte, d’un visage grimaçant de volonté… et pour sûr, elle cogna. Elle asséna son premier coup avec le tranchant de hache sur le soubassement de pierres. Et elle répéta son mouvement, d’une seconde frappe… et une troisième, tandis qu’une fumée blanchâtre apparut soudain le long des échelons qui menaient à l’étage. Car la brume, à son tour, entama son incursion et s’aventura dans le sous-sol. Et elle approcha, mélancolique, tel un démon grisâtre, fureteur à l’ambition de quelques proies possibles. Pourtant, Siv ne s’en soucia guère. Car elle réitéra ses coups… Pour sûr, sa toux en devint asphyxiante ! Mais elle régula son aspiration au mieux d’elle-même, à plusieurs reprises, avant de perpétuer sa hargne… et elle y parvint. Enfin, elle généra un passage évasé. Un couloir qui lui permettrait de se faufiler au-dehors, là-bas, vers le lac… Et elle en soupira, soulagée, souriant d’une joie libératrice lorsqu’elle entraperçut les flots par la trouée. Toutefois, elle détourna son attention vers son fils, accaparée par le fait de le sortir hors de cet enfer. Alors, elle prit le temps et se pencha vers lui. Puis elle le hissa une dernière fois, tandis que son corps tout entier se contracta. Et bien que son visage s’altère de traits mortifiés face à la douleur, elle effectua ce pas… celui-là qui mène doucement à l’extérieur. Et elle parcourut les quelques mètres, jusqu’au sortir du cellier. Essoufflée, éreintée, Siv se laissa choir, allongée, son enfant contre elle, alors qu’elle contempla, amèrement, l’effondrement de l’armature du toit. Car tout s’écroula en l’intérieur de la maisonnée, un logis embrasé au beau milieu des flammes.
  Survint un brouhaha, suivi de crépitements succincts dans un bruit assourdi qui résonna en écho dans la petite vallée. Et le ciel, pourtant si bleu, s’encombra soudain d’une nuée… un essaim noirâtre et aux formes ouatées. Mais Siv, de son côté, se délecta d’un air, plus pur, et elle profita de la lumière du jour. Pour sûr, en voilà une piètre clarté au regard d’une telle brume grisâtre. Néanmoins, cela lui parut apaisant, jusque dans son regard éborgné. Et elle demeura assise, immobile un temps, face au brasier qui ravageait encore la bâtisse.
  Survint un guerrier… non loin, aux abords extérieurs de la fermette. Vive, d’un soupir bref, Siv s’abaissa sans attendre quand elle entrevit le cavalier, par delà le muret… Un muret qui séparait les enclos et qui par bonheur devint une cache pour elle. Car elle s’affaissa volontairement, avec hâte, et cessa tout mouvement, l’air craintif et la respiration rapide. Elle s’en trouva envahie par la résonance de son cœur, battant la chamade. Mais elle remua avec précaution, afin de déplacer doucement le corps de son enfant contre le muret de pierres. Pour sûr, les voici tout deux sauvés des flammes et débris de la maisonnée croulante. Mais, dans son malheur, l’errance du cavalier se voulut sécuritaire avant tout… sécuritaire d’un ordre donné, tandis qu’il commanda son cheval. Et il le dirigea, serein, vers l’arrière de la bâtisse. Car, à son tour, il remarqua une fumée plus grisâtre qui s’échappait, volatile, d’une possible percée… et il avança, intrigué, son regard plissé vers le muret. Sitôt, Siv se positionna accroupie, au côté de Jaal, quand le guerrier discerna la crinière blonde : « Cette garce vit encore… » balbutia-t-il, l’air pantois. Ahuri dans son regard, abêti quasiment, il prit un instant de réflexion avant de réellement laisser émerger sa réaction… Et il précipita sa monture !
  Survint le sable projeté, sous les sabots du cheval, endiablé, brusqué par son cavalier dans un galop farouche. Et la peur s’immisça en Siv, de ses traits froids et glaçants comme le gel. Pour sûr, elle hésita, d’un regard vers son fils. Mais, le choix ne consistait guère en d’autres options que la fuite. Et elle le comprit aisément. Car elle s’élança, à corps perdu, en direction du lac. Fuir… déguerpir face à l’inévitable et la fatalité…
  Survint la précipitation… Celle d’un cavalier, hardi à en découdre. Et celle de Siv, avide d’une échappée pour la survie. Alors, le guerrier, lui… hé bien, il força son galop, prompt, effréné de multiples talonnades. « Elle est en vie ! », hurla-t-il, sa main qui empoigna sa hache, tandis qu’il la brandit par-dessus la tête.
  — Tu vas mourir pour de bon ! Garce ! invectiva-t-il en ruant sa monture vers Siv, tandis que la frénésie lui inonda le visage.
  Et les débris de terre jaillirent sous le martèlement des sabots du cheval. Car l’animal piétina le sol sablonneux d’un élan puissant vers le triple galop. Et la bête haleta vivement d’une expiration qui retentit par ses poches gutturales, à l’instant où son hennissement fit écho. Mais Siv se précipitait déjà, le visage crispé par l’effort, d’une impulsion, une accélération… Pour sûr, lors de son premier pas, elle chancela et tituba, même. Toutefois, les suivants s’exécutèrent dans une contenance plus appuyée. Et elle géra son allure, assurée au cours de sa course. Car l’appréhension dans son regard se dissipa, tandis qu’elle décampa vers l’étendue d’eau, contrainte à taire ses souffrances par l’opiniâtreté d’une survivance. Sitôt, elle visa à gagner le lac… qu’elle rejoignit en quelques enjambées, surgissant parmi les flots stagnants. Et elle s’y projeta, de tout son être, d’un remous assourdissant dans les flots qui la recouvrirent en un bref instant. Mais, sur la berge, le cavalier, lui, ne se situait guère plus qu’à un court intervalle de sa proie. D’ailleurs, il se trouva si proche, que Siv en perçut le souffle et la vigueur dégagée par le galop de l’animal. Pour sûr, elle ne faiblit point ! Car elle atteignit son but et s’enfonça dans les eaux froides, d’un cri succinct. Et la voici qui entama une nage, ardue et précipitée. Et curieusement, elle détourna son regard vers le cavalier. Car, en vérité, elle connaissait le risque des profondeurs en cet endroit. Et elle escomptait d’une erreur… une erreur qui la survivrait. Une erreur que le guerrier ne prévoyait guère. Car, idiot qu’il est, il fonça tête baissée, forçant sa monture, tandis qu’il s’engloutit dans les flots. Pour sûr, son poids, celui de ses armes… tout devint bien trop imposant pour le cheval. Et bien que l’homme se hasarde à agripper la pauvre bête, et à tenter de demeurer émergé, il ne réussit qu’à accentuer plus fortement encore son désarroi. D’ailleurs, il se rendit compte de sa négligence… un brin trop tard. Et sa monture se dirigea vers les abîmes sombres, à l’instant où le cavalier lâcha ses rênes au plus vite, soufflant, s’essayant à se débarrasser de son ceinturon où le fardeau de son épée l’alourdissait toujours. Sitôt, il pataugea, de ses mains, de ses pieds, de multiples gestes qui en devinrent quasi spasmodiques. Et le voici obnubilé par cet air, celui qu’il tâche d’ingurgiter, tandis que sa cape l’entraine à son tour. Car il tentait un maintien à flot, espérant regagner la berge. Mais… cette cape lui recouvrit le visage et sa respiration devint asphyxiante d’un étouffement qui l’envahit.
  Survinrent la panique, la peur et l’angoisse lors d’un instinct incontrôlable. Car ses débattements s’accentuèrent, bruyants et vifs. Mais rien ne sembla permettre à ôter cette maudite cape ! Que nenni ! Et de fait ! Siv… Oui, Siv en figurait la cause. Car lorsqu’elle le vit en perdition, elle revint en arrière et enveloppa la tête du guerrier dans le tissu humide. Pour sûr, elle procéda avec malice ! Et elle serra, afin de garroter l’homme. Tandis qu’elle positionna bien vite ses pieds sur les épaules du guerrier et tira… tira, encore, avec force, d’un visage grimaçant et crispé quand elle tirailla d’un côté et le suffoquait de l’autre. Mais l’individu reste vigoureux et elle agit en conséquence. Acharnée, contractée, elle poussa de ses jambes vers le bas alors qu’elle le contenait toujours en immersion sous les flots. Et ainsi, elle plongea, avec lui, dans les profondeurs où elle fut compagne d’un moment sombre… et bourreau aux derniers instants. Car elle tint de cette façon sans faiblir, retenant sa propre respiration, tandis que sa coulée se poursuivit jusqu’à ce que sa proie en devienne inerte.
Et le bougre en découvrit de son Destin qu’un sort funeste. Car il sombra, tel un fantôme, voguant et s’enfonçant dans les obscurs abîmes d’une tombe inopinée. Et il s’y déroba sans cri, sous le regard effaré des deux autres cavaliers, déjà en bord de rive. Pour sûr, ils se manifestèrent avec hâte, dès lors qu’ils entendirent l’appel de leur camarade… mais, bien tard. Et les deux hommes se retrouvèrent donc sur la petite plage sablonneuse, sans pouvoir agir, certes…
  — Olaf…, hurla l’un d’eux d’un air pétrifié, tandis qu’il ordonna sa monture, par de vigoureuses talonnades. Olaf ! Par tous les Dieux…
  Néanmoins, sans ménagement aucun, son compagnon lui saisit immédiatement la bride d’un geste rapide et précis. « Franchis cette eau et tu rejoindras ce niais en très peu de temps ! », annonça-t-il en immobilisant le cheval.
  — Bougre d’abrutis ! Il va mourir ! rétorqua l’autre avec force dans sa voix.
  — Ne sois pas idiot, déclara-t-il d’un regard qu’il affirma. Ton équipement et tes armes, soutint-il en les désignant d’un geste de la tête. Ils causeront ta perte ! Tout comme pour lui ! Les eaux… Vois ! Cette furie l’a piégé ! Et si toi aussi tu t’obstines, les eaux t’engloutiront, telle la pierre sous son propre poids, pauvre sot !
  — Et pour Olaf…, annonça-t-il, incrédule. Peut-être est-il encore en vie…
  — Je sauve la tienne, assura-t-il en relâchant la bride.
  Sitôt, le premier guerrier s’avança, penaud, tandis que le second discerna Siv, qui émergea et flotta d’un débattement agité dans sa nage. Car elle geignit, à chaque brassée qui l’amoindrissait, tant ses efforts fournis s’en trouvèrent déjà intenses. Et son maintien… Hé bien, il commença, lui aussi, à péricliter. Mais, de son côté, le second cavalier observa les alentours, vers plusieurs directions, à dévisager l’horizon :
  — Il nous faut rejoindre le gué. Ensuite, nous remonterons vers les abords de l’autre rive, annonça-t-il, son attitude pensive. Voici une partie de chasse, mon ami ! Nous la débusquerons dans Kornlir… Et sa tête tombera pour de bon !
  — De quoi parles-tu ? Cette furie ne survivra jamais à la traversée…
  — Que tu crois ! N’oublie pas que cette garce a résisté jusqu’ici. Elle est aussi tenace qu’une tique sur le dos d’un chien ! grimaça-t-il d’un geste afin de contrôler son cheval agité. Non…, elle y parviendra… Mais, sa tête me tiendra compagnie jusqu’à Nordir ! Et cela, je peux te l’assurer ! Maintenant, dans tous les cas, cela ne nous nécessitera qu’une heure pour rallier le gué et un peu moins pour l’atteindre. Je te le dis, elle mourra avant que le soleil n’arrive à son zénith ! certifia-t-il d’un air obstiné.
  Sitôt, l’autre guerrier ôta son casque à protection faciale, et il se positionna plus avant, d’un regard froncé vers les eaux. « Là ! … que t’avais-je dit… ! », lui signifia celui-ci, d’un signe de tête vers Siv, tandis qu’il sourit amusé. Car Siv ne se situait plus qu’à quelques brasses de la bordure rocailleuse, ceux qui donnaient un débouché sur la grande forêt de Kornlir. Si proche et si compliqué pour elle à rejoindre. Mais, son souffle lui manqua et sa respiration se tarit bien vite sous l’énergie qu’elle déployait à chacun de ses efforts. Car le harassement, les résistances physiques et ses lésions réveillèrent à nouveau le tourment de son épuisement. Évidemment… elle stagna, émergée, les bras qui barbotent au cours d’un bref moment. Mais… lorsqu’elle dut pencher la tête vers l’arrière et s’essayer à maintenir une verticalité flottante pour se prévenir de la noyade… Elle savait ses limites atteintes. Pour sûr, elle accentua ses contractions et les effectua afin de préserver sa bouche hors des flots. Mais ils finirent par s’estomper, bien malgré elle. Ainsi, l’eau gagna son visage, ses yeux, son nez… et sans autres potentialités, elle fut contrainte à la laisser s’infiltrer.
  Survinrent l’essoufflement, l’expectoration succincte et la respiration ahanante… La voici envahie du fluide, si asphyxiant, pénétrant et s’invitant avec légèreté jusque dans sa gorge. Et elle faiblit, dans ses capacités, ses réactions, tandis que son corps glissa, avec délicatesse, d’un périple vers les profondeurs. Elle chut, au rythme de convulsions, incontrôlables et inéluctables. Silencieuse et avec le regard grand ouvert. Et ses iris, clairs, reluirent une dernière fois… vers une brillance au ton d’une frondaison verdâtre, pareille au jade rayonnant à la lumière du jour. Puis, sa vue se scella, petit à petit, de ses paupières qui devinrent pesantes et désireuses au voyage nébuleux. Et son inertie régna, tandis qu’elle la figea, étrangement, d’une beauté mystérieuse, lors de son incursion lente au monde paisible. Sa crinière blonde ondula, avec charme, d’un rythme envoutant, sous les conséquences d’un remous éthéré. Et ainsi, elle chavira, jusqu’au cœur d’un halo, fantôme errant et voguant avec murmure vers un rai… Un trait de lumière étincelant, qui parut dormir, sommeiller au sein des ténèbres. Une clarté, mêlée à la noirceur qui imbibait les eaux du lac.
III
  Et le « sombre » devint roi… Et le silence apparut divin… Car, en vérité, la beauté de cette nymphe subite s’illumina dans le halo. Pourtant, les abysses du lac ne s’en virent guère dérangés pour autant. Du moins, pas avant que leur solitude s’en trouva soudain perturbée d’un appel : « Siv… » s’entendit vibrer une voix au son caverneux. « Siv… » retentit en écho une seconde fois. Et elle se réitéra, encore, avec insistance, tandis que le corps à l’aspect ensorcelant de Siv parut stagner au mitan des flots.
  Survint une ombre, une silhouette émergeant doucement des fonds marins, qui se troublèrent à son apparition. Elle nageait, parmi les noirceurs encrées des eaux calmes du lac. Et elle s’avança en une brasse légère, fluette et volatile, vers celle qui demeurait en sommeil. Toutefois, elle se révéla être un homme, cerné d’une lueur qui trancha singulièrement la morosité des lieux, tandis qu’il chemina vers Siv. Le voici, vêtu d’une chemise de corps en lin blanc, de manchettes en cuir épais qui ornent ses poignets et au demeurant, les pieds dénudés. Il nageait avec le sourire, jusqu’à trôner face à elle… Une silhouette si étrange… et pourtant guère méconnue. Car elle ne fut autre que Rofrid. Rofrid qui se présenta au-devant de sa bien-aimée, tandis qu’il tendit son bras, léger, et il affectionna le visage meurtri avec dévotion, du bout de ses doigts. Et son regard bleuté parut passionné, au moment où il réitéra son invitation, sans âpreté et avec réconfort. « Siv… », prononça-t-il, avenant, d’un pouce, sur les lèvres de la belle qu’il câlina. Et brusquement, le corps léthargique frémit. Il réagit à l’appel qui résonne à nouveau. Car Siv tressaillit une seconde fois. Et le regard ensommeillé, éborgné, s’ouvrit avec délicatesse, alors que celui de Rofrid n’afficha qu’un sourire. Et il incita Siv à le suivre, d’une main tendue et rassurante. Aussitôt, elle l’admira, émerveillée et heureuse comme dans un rêve. Tandis qu’elle répondit à l’invitation, sa main offerte à celle de Rofrid qui devint guide en ce néant étrange.
  Survint un autre appel, intense, que Rofrid émit avec autorité :
  — « Respire… », fit écho la voix.
  Et lorsque ses doigts entrèrent en contact avec ceux de Rofrid, une vigueur, ferme, la happa, tandis qu’elle fut enlevée de la torpeur des ombres abyssales, hissée vers une clarté lénitive. Car la voix en devint plus énergique, telle une clameur hurlante.
  — « Debout, fille du Nord… ! »
  Survint l’éveil ! Et à ces mots, Siv émergea des eaux en un soubresaut, jusqu’à atteindre l’éclat du jour d’où elle surgit tout en expectorant avec véhémence. Ses bras se débattirent par réflexe et avec une grande vivacité, alors qu’elle agrippa désespérément les roches du rebord de rive. Pour sûr, la voici effrayée dans son regard. Mais, de ses deux mains, elle s’y soutint, tenace, tandis qu’elle tremblota de désarrois et toussota fortement. Et sa respiration s’ahana, pendant qu’un ressenti nauséeux l’envahit. Toutefois, elle parvint à inspirer cet air qui lui emplit les poumons d’une surdose salvatrice.
  Le facies tuméfié, les lèvres bleuies, taillées, et le dos lacéré accablèrent de nouveau Siv, qui se hissa sur les rocs dans des gémissements de douleur. Mais, étrangement, elle eut une appréhension et elle orienta son regard vers la rive adverse. Là, où elle discerna les deux cavaliers. Les deux hommes qui la dévisageaient non moins, d’ailleurs.
  — Là ! Elle est en vie ! hurla le premier individu d’un index délateur.
  — Cesse donc de brailler ! De toute façon, avec la température de cette eau, il ne lui reste que peu de temps, déclara avec désinvolture le deuxième guerrier.
  — Si tu en vois là autant que lorsque tu conjecturais sa mort…, je doute du résultat, indiqua le premier qui dévia son regard vers Siv, d’un soupir profond. Comme je l’avais prévu, elle s’en sort à bon compte ! Allez ! Nous devons regagner le gué et la retrouver au plus vite.
  — Elle a eu de la chance jusqu’ici… Le printemps se présente à peine. Et Kornlir demeure humide et froide… Il me semble que la nature fera son office sous peu, promit-il.
  — Hé bien… si tu te sens prêt à en assumer la décision, je te souhaite bon retour ! Mais si cette femme démon s’en sort… Il t’en coûtera la tête, mon ami ! Moi je préfère me risquer à l’assurance de sa mort…, précisa-t-il d’un hochement de tête. Agis selon ton envie… Mais moi, je dis : faisons route au plus vite jusqu’au gué, et retrouvons-la dans Kornlir. Ainsi les Dieux nous resteront propices, annonça-t-il avant de s’avancer un peu, d’une poussée de ses mains au pommeau de sa selle afin de se redresser sur sa monture : « Fuis, sauvageonne, cours seulement ! Rien n’est terminé ! », s’écria-t-il d’un gloussement de rire.
  Sitôt, Siv se réfugia derrière les rocs et elle attendit, quelques instants, cachée et recroquevillée sur elle-même à l’abri de la pierre. Pour sûr, elle frissonnait, mais sous l’effet du froid qui l’envahissait de plus en plus. Et ce furent de petits mouvements involontaires de crispation musculaire, tels des spasmes incontrôlables qui la firent trembler. Toutefois, elle ne bougea guère et demeura à l’affut, persévérante, jusqu’à voir les cavaliers s’éloigner, dans un galop, vers la piste qui sillonnait Kornlir par le nord. « Le gué », soupira-t-elle immédiatement. Et elle se redressa, titubant entre les galets qu’elle s’efforçait de traverser pieds nus. Car elle souhaitait avant toute chose joindre l’orée de la forêt, là où elle s’enfoncerait à la recherche d’une cache possible. « Disparaitre… fondre dans Kornlir et patienter, survivre… », songea-t-elle d’un regard qui visualisa les alentours. Et elle y chemina, vacillante dans ses pas, avec faiblesse… Mais, non loin, une ombre attendait… Elle guettait, impassible…
IV
  Une silhouette…, sombre et inquiétante, épiait cependant la jeune femme qui s’enfuyait au travers de la grande forêt. Et celle-ci trôna un instant, sur l’un des hauts surplombs, d’une colline située sur les abords pentus de Kornlir. Étrange… dans son apparence obscure, tandis qu’elle laissait remuer, au gré d’une brise, sa chevelure nattée et tressée en une disproportion quasi ébouriffée. Car elle possédait une crinière sauvage, qui se recouvrait également d’une carnation noirâtre. Et cela lui donnait un aspect aussi funeste que le ramage ombreux d’un corbeau de nuit. Surtout, qu’elle s’affuble d’une pelisse aux identiques tons maussades. Une pelisse usée et haussée d’une capuche qui lui cachait la quasi-totalité du visage. Toutefois, l’on ne pouvait guère échapper aux effets pâles de sa peau, blafarde, même. Sans compter qu’elle apparaissait grimée d’un fard laiteux et opaque. Tout comme son regard s’avéra des plus foncé… D’ailleurs, ses yeux s’ornaient d’un kohol à la teinte de brou de noix et son front, lui, hé bien, il arborait une marque à l’effigie d’une rune mystérieuse, obscure comme l’ébène. Bref, un personnage plus qu’étrange…
  — Rattrape-la ! annonça-t-elle d’une main émaciée et livide qu’elle apposa sur l’encolure d’un cheval sombre à ses côtés.
  L’animal était monté par un cavalier, un homme, semble-t-il. Un individu de cuir vêtu et de fourrure en aspect aux épaules. Mais il apparaissait esseulé, de dos, sans pouvoir en déceler les traits d’un possible visage quelconque. Et lorsque l’étrange femme fit un pas plus avant, elle dressa le visage. Un visage, usé par le temps, à la pâleur identique à Dame Mort… Froid, austère, pareil au gel d’un hiver rude. Et soudain… ses yeux se révulsèrent. Ils muèrent vers un aspect vitrifié et blanchâtre comme le lait. Sa voix devint caverneuse. Sa bouche, recouverte d’une peinture noire de jais, se mit à proférer quelques mots, des termes anciens, ceux d’une sentence dogmatique. Et elle les émit en vieux Norrois :
  — « Serre ta hache avec poigne, guerrier ; empresse-toi pour la bataille », prononça-t-elle d’un regard vide vers le lointain, tandis que survint un croassement strident. « Lorsque ton combat naîtra, tu le baptiseras : destin », continua-t-elle sous l’attention de l’oiseau sombre en survol. « Trouve-la… ! », ordonna cette dernière, de ses doigts, pointés vers Kornlir. « Elle est Louve et le Corbeau de celui qui voit tout son guide », précisa-t-elle d’un relevé de tête vif, à l’instant où le volatile au ramage obscur plongea en direction de la grande forêt. « Marche vers celle, qui déterrera les chemins et élèvera tes pas, guerrier. Rejoins-la ; rallie la ténébreuse et les ombres qui la conduiront… Va ! »
V
  Anciens centenaires… Les grands Chênes-Noirs… Ils s’érigeaient vers un pinacle à l’aspect colossal, et une clarté, délectable, vint à les abreuver de sa vitalité. Et la brise s’en trouva soudaine. Elle errait au gré des feuillus, virevoltant dans une chorégraphie voluptueuse et légère. Car en ces lieux, la quiétude et la vénusté s’embaumaient d’une fragrance aux effluves d’ébène. Toutefois, une ombre troubla cette « absolue » dans la forêt de Kornlir. Un être esseulé, fantomatique, qui déambulait étrangement d’un râle guttural expressif. D’ailleurs, il résonna plus encore lors de son approche. Ses pas restaient incertains et sa chair parut meurtrie. Car elle n’apparut qu’en une silhouette titubante. Siv, qui progressait durement sous la charge des douleurs omniprésentes. Et elle peinait sous le froid avilissant de son corps trempé par la moiteur des eaux du lac. Malgré tout, elle cheminait, inlassablement, tandis que son visage tuméfié, éborgné d’une bouffissure ensanglantée, demeura hagard, et néanmoins résolu. Et quand la tunique déchirée de Siv ne parvint plus à dissimuler un sein à la peau blanchâtre… Cela s’avéra l’indisposer avec pudicité. Car elle le couvrit en y replaçant le tissu tant abîmé, d’un geste qu’elle effectua telle une ascète désireuse au monopole unique d’un combat de l’esprit. Pourtant, il s’en trouvait tout aussi dévasté par les tourments… Mais lorsqu’elle orienta son attention vers l’arrière, puis aux alentours, par réflexe… Elle se figea, apeurée tandis qu’elle tournoya et virevolta à la réponse subite d’échos, de craquements…
  Survint la panique… l’effroi au bruit d’un envol, ou encore, le regard affolé à la fuite inopinée d’une mésange ennuyée par cette intrusion. Et elle se pétrifia, au son furtif d’un écureuil, qui se hasardait d’une branche à l’autre, avec un peu trop d’entrain… Aussitôt, cela l’enivra, et ces anxiétés, ces craintes… Hé bien, elles devinrent la cause de son hurlement strident lorsqu’elle chut par négligence. Et la voici qui larmoie sur son propre désarroi, dévastateur. Pourtant, après quelques instants, elle s’immobilisa dans un profond silence. Les yeux clos, elle songea et se concentra avant de rouvrir son regard éborgné. Et elle le porta vers un sentier terreux, un chemin qui apparaissait au détour d’un chêne, immense et proéminent. Mais cela la fit déglutir, à l’instant où elle expira succinctement. Et bien vite, elle recula de quelques pas, avec prudence. Car l’appréhension perdurait sur son visage. D’ailleurs, elle réitéra son mutisme, et elle parvint à ouïr la quasi-imperceptibilité d’une répercussion… Un son qui lui glaça le sang. Et sa respiration s’ahana, tandis que son regard fouilla les alentours d’un air affolé. Une cache, un endroit qui l’assisteraient à se dissimuler durant un temps. Voilà ce à quoi elle songeait… un lieu opportun qui pourrait la soustraire d’un éventuel danger. Car, à l’évidence, elle ressentit un frisson, froid, qui parcourut tout son être, avec célérité. Et au détour de son attention, elle discerna une souche surplombante et creuse d’un géant de Kornlir. Elle la vit, cette nuée de racines qui s’enchevêtraient et pouvaient la dérober aisément. D’ailleurs, elle s’y précipita sans attendre. Elle s’y engouffra et finit par s’y allonger, sur un sol qui demeurait humidifié par les ombres éternelles des anciens centenaires. Pour sûr, Siv se fit discrète au pied du Chêne-Noir qui dominait le sentier terreux. Et dans ce creux inopiné, elle se subtilisa au mieux, telle une enfant effarouchée. Sitôt, elle commença à réguler sa respiration, afin de la rendre moins résonnante, moins bruyante et détectable. Bref, la voici obnubilée par la nécessité de camouflage… D’ailleurs, quand elle remarqua les feuilles parsemées autour d’elle, elle les ramena en toute hâte, de manière à s’en couvrir les jambes. Et dans sa réflexion, elle poursuivit son geste de façon optimale, avec son torse, sa poitrine, ses bras et ses épaules. Et elle se blottit entre les immenses racines et les herbes envahissantes à souhait, tandis qu’elle se pétrifia à nouveau… à l’entente d’un bruit qu’elle craignait tant, un écho qui ressurgit à son écoute.
  Survint le résonnement du pas d’un cheval, qui se fit plus compendieux lorsqu’il émergea d’un renâclement fort. Et voici un cavalier qui cheminait avec assurance, avec calme, tandis qu’il immobilisa sa monture. Là, non loin du refuge où se cachait Siv. Pour sûr, elle ne bougea point ! D’ailleurs, elle se plaqua les mains sur la bouche afin d’en éviter le moindre gémissement incontrôlé. Et elle dressa ensuite le regard, par le haut, curieuse de l’approche. Et elle entrevit alors l’un des paturons de l’animal, celui longé d’un sabot qui martela le sol de quelques coups. Mais dans son attitude immobile, elle ne distingua que la gorge, les épaules et l’ars de la bête qui la surplombait. Et elle en découvrit de même, la robe blanchâtre d’un second cheval, qui apparut au côté du premier.
  Survint un renâclement bruyant, sourd et bref, tandis qu’émergea leurs nasaux au regard de Siv. Ils se dressèrent au haut du talus orné de son Chêne-Noir protecteur. Mais Siv maintint son inertie, malgré son corps qui tremblota nerveusement. Et sa patience sembla gratifiante… Car, après un court moment, le cavalier poursuivit son chemin, emmenant la deuxième monture dans son avancée. Somme toute apeurée, Siv appliqua encore, avec plus de fermeté, ses mains sur sa bouche. Et elle se retint avec obstination d’un souffle possible, tandis qu’elle guettait l’éloignement des pas de sabots.
  Survint le silence… Roi apaisant… Et elle découvrit enfin le soulagement d’une expiration, forte, et néanmoins lénitive. Mais, dans son attitude, elle remua légèrement son corps. Et elle en activa l’éveil de douleurs profondes. Pourtant, et étrangement, elle éprouva une sorte de bien-être soudain. Et cela l’enivra d’une souffrance qui parut s’anesthésier avec plaisir. Car les maux, si puissants, lui donnèrent le tournis d’un ressenti à la relaxation surprenante de ses muscles. Et elle se rasséréna, tandis que sa vue s’estompa, peu à peu… Ses yeux se fermèrent avec la subtilité de quelques battements de cils, à l’instant où elle accueillit le vertige envoutant. Une ivresse qui la borda inéluctablement d’un évanouissement régent. D’ailleurs, il transporta Siv jusqu’à l’inconscience, tel un voyageur muni de sa brume vaporeuse et léthargique.
VI
  Kornlir, brumeuse, sans ses centenaires boisés… Et son sol apparut accablé, empli d’un froid austère et agressif.
  Surgirent de terres les arbres géants, en un essor brutal et assourdissant. Et ils s’ornèrent de leur ramage touffu, aussi rapidement qu’ils s’effeuillèrent en l’instant. Car ils s’agrémentèrent alors d’une écorce calcinée, et naissante comme une plaie purulente.
  Ainsi, les bois, Chênes rois de Kornlir, se dépossédèrent de toute frondaison. Et ils se laquèrent d’un noir charbonné profond, et ils se maculèrent du gris des cendres… des cendres qui les envahirent du pied jusqu’à la cime. Sitôt, le ciel si bleu et lumineux d’une clarté de printemps mua à son tour. Et il s’obstrua à foison d’une nuée nocturne et nébuleuse. Et cela se fit à la promptitude d’un cheval au galop. Une bête pâle qui possédait un regard à l’aspect incandescent, vermillon… et de sabots nimbés de flammes lorsqu’il prit son élan céleste. Il occlut le firmament de ses ténèbres les plus obscures, tandis que le son d’une respiration soudaine ahana en un écho caverneux.
  Surgit une silhouette qui s’encourt sur le sentier terreux. Là, où la piste en évolua cramoisie, au rythme de braises ardentes qui jaillirent sous ses enjambées précipitées. Et cette silhouette en émergea brouillée dans son apparition. Mais elle devint plus distincte à son approche. Et la voici, Siv, vêtue d’une longue tunique de lin aux teintes immaculées. Elle courait, à en perdre haleine, et sa crinière blonde s’ornait de tresses nattées qui branlaient sous ses pas agités. Et dans sa course, elle souleva le bas de sa robe d’un geste prompt afin de fournir plus d’aisance à ses cuisses pour un parcours effréné. Enjouée et tonique, dans son allure, tandis que son rire résonna à tue-tête. Surtout lorsqu’elle orienta son regard vers l’arrière, vers son poursuivant, qui sembla le divertir et l’égayer plus encore. Rofrid… qui au demeurant, parut tout autant amusé de leur randonnée exaltée. Surtout qu’il cavalait avec pareille joie, culotté de cuir noir et nu-pieds. Il portait également une chemise de corps en lin, non moins blanche que les neiges éternelles des Pics du Nord. Et elle flottait dans ses mouvements par une brise soudaine qui désirait l’animer. Aussi, il tendit une main vers Siv, sans prendre le temps d’un arrêt dans sa course. Et elle accepta l’invitation avec sourire, tandis qu’elle poursuivit sa traversée entrainante. Car les voici tous deux, égayés et errant sur le sentier. Une sente qui s’embrasa sous chaque foulée de Siv…, et cependant, sans qu’aucun ne s’en inquiétât pour autant.
  « Siv… », survint une voix aux sonorités métallique. Sitôt, le visage de la jeune femme mua à son écho. Et sous ses pas, la terre se fissura, s’effondra, craquela d’une gerçure qui fureta à la poursuite de Siv. Alors que des monceaux de pierres jaillirent au désir à la surprendre ! Et ils s’épaissirent dans leur éruption soudaine ! Et ils lui enlisèrent les chevilles ! Ils grimpèrent progressivement sur sa chair ! Jusqu’à figer ses genoux… Car, la voici, pétrifiée et immobilisée, tandis que son regard parut étrangement stoïque.
  Survint le changement… le bouleversement qui mua les sols environnants en une sorte de marécage boueux… à la viscosité et aux apprêtés noirâtres comme l’encre d’ébène. « Siv… » s’entendit une seconde fois la voix, avec résonance. Et la respiration de Siv s’ahana quand elle se débattit, affolée par le fluide obscur qui remontait le long de ses jambes, ses cuisses… Car il la solidifia en définitive. La chose agit avec autant de sinuosité qu’un serpent, mystérieux, visqueux, alors qu’il la gravit à la manière d’une liane puissante, serrée. Et elle chemina le long de ses cuisses, jusqu’à étreindre sa taille, sa poitrine. Et elle eut beau tendre une main suppliciée vers Rofrid. Rien n’y changea. Que nenni ! Son regard le héla pourtant d’une aide, à l’instant où son corps et ses bras se maculèrent à leur tour du fluide noirâtre. Sa peau se recouvrit jusqu’aux abords du menton… Et la chose teinta sa chevelure si claire, virant aux couleurs des ténèbres. Ainsi sa crinière s’enveloppa du bourbier. Un bourbier qui se métamorphosa. Il mua en mare sanguine et odorante comme le cuivre ! Et voici Siv qui geignit du bout de ses doigts, bras tendu vers Rofrid, pendant que ses lèvres s’amalgamèrent du liquide âpre, pareilles à la feuille qui en boirait l’encre sans fin. Car, en vérité, sa bouche mourut dans la chair de son visage, et il se pétrifia, quand elle raidit son index crispé vers Rofrid. Mais il ne s’en émut point. Car il arbora un rictus franc. Et il afficha un cynisme étrange qui s’accompagna d’un rire sardonique. Puis, il s’abaissa lentement. Là, aux abords de l’abîme qui tournoyait telle une marée cyclonique. Un gouffre aux marécages sanguinolents… Et Rofrid se tapit sur lui-même, d’un regard qui se convertit en des tons colorés, disparates, et d’un mouvement bref, il redressa la tête. Sitôt, son visage tremblota… Tandis qu’advint une série de craquements. Des craquements osseux, des contorsions insolites, convulsives, et il se recroquevilla, d’un gémissement guttural et puissant. Aussitôt, sa chair se scarifia de sillons meurtriers. Et la peau de ses mains se déchira d’une ridule qui vogua comme l’eau, imprégnant et lui creusant l’épiderme jusqu’en son torse.
  Survint la violence de sa poitrine qui s’écartela, d’un bruit sourd, sans plainte… Quand soudain il arracha lui-même sa chemise de lin. Et le voici à naître nullement humain et pas moins bête, d’un râle au son caverneux. Et si strident que ciel et terre en tremblèrent ! Il hurla, sa carcasse ensanglantée, et son visage se lacéra, s’écorcha dans une mutation morphologique. Car il craquela et se convertit. Il se convertit en une bête… Il se changea en un facies de loup, un loup qui émergea de son museau long et à la toison blafarde. Un loup au regard qui se combla d’une hétérochromie claire.
  Ainsi naquit la bête. Bestiale, animale… Et dont les déchets d’une enveloppe humaine tombèrent d’eux-mêmes. Le Loup se manifesta dès lors auprès de Siv, qui s’en épouvanta aussitôt, tandis qu’il se secoua, remua afin de débarrasser la chair et le sang de son pelage pâle. Et il entama le tour de l’abîme lugubre à petits pas, avec aisance et dans un fier royal. Car le voici guetteur vers la jeune femme, de ses yeux vairons, pendant qu’il perpétua son allure… Et son regard s’imbiba d’un sombre, reflet d’une nuée qui éclot dans les cieux. Car, par-dessus leur tête, arriva une brume mouvante, qui tournoya en survol des marais et de Siv. Une armée de corbeaux, ces Dieux de la nuit éternelle, tandis qu’advinrent de multiples croassements tapageurs. Puis les oiseaux sombres planèrent tristement, flirtant avec la voute céleste. Un ciel qui devint ardent et crépusculaire. 
  Survint le silence… Et la nuée ténébreuse se figea au firmament. Et… ils se ruèrent brusquement en un déluge assourdissant ! Un flot exterminateur qui arbora becs et serres ! Un essaim obnubilé par la chair de Siv ! Et elle ne put crier, elle ne put bouger, tandis que les Oiseaux de Nuit s’en délectèrent ! Ainsi, les becs cornus et acérés entamèrent leur lacération, violente et imparable. Car les volatiles ténébreux s’acharnèrent…
  — « Éveille-toi… » s’entendit brusquement une voix au son strié. « Éveille-toi… » réitéra-t-elle avec plus de fermeté. « Éveille-toi, Fille du Nord… Le Chien de Lune doit renaître… »
VII
  Siv tressaillit ! Et elle s’éveilla d’un sursaut d’effroi ! Figée, elle ouvrit les yeux sous un effet qui la glaça à la torpeur de ses rêves. Malgré cela, elle se contint d’un second gémissement. Surtout, quand elle entrevit une silhouette errante entre les feuillus et les grands Chênes-Noirs…, au loin, peu loin devant elle.
  Survint un guerrier, qui progressait sur sa monture avec nonchalance et s’abaissait à maintes reprises afin d’examiner de la pointe de son épée quelques feuillus trop drus. Mais un hululement l’attira tout à coup, aigu… Et il se redressa et dirigea à l’instinct son cheval d’un mouvement de la main sur les rênes. Toutefois, imperturbable, il s’affaissa légèrement dans l’évitement d’une branche au passage qu’il prit, et il rejoignit alors un deuxième cavalier qui s’avançait parallèlement sur le petit chemin terreux. Cependant, celui-ci parut plus discret. Car il exploitait le décor naturel tel un renard, tapi à la vue de certains. D’ailleurs, Siv ne le discerna qu’à l’approche de son compagnon. « Ne pas bouger… » songea-t-elle en se persistant à maintenir sa quasi-imperceptibilité. Car une frondaison la couvrait égale à une étoffe protectrice. Et elle s’aventurait jusque dans sa chevelure. Mais Siv déglutit, et elle régula sa respiration afin de la rendre moins sonore. Pour sûr, la crainte d’une trahison d’elle-même la submergeait. Pourtant, même son regard clair, apeuré et éborgné s’apparia naturellement avec les tons fleuris. Mais son visage enflé, meurtri, se figea, lorsqu’elle guetta ses poursuivants, incertaine. Et de leur côté, les deux cavaliers ne dirent mot. Car ils agirent par simples gestes, d’une main aussi éloquente que les paroles elles-mêmes. De même qu’avec la tête… ou encore d’un dialogue facial. Bref, ils illustrèrent une parfaite concordance dans leurs attitudes respectives. Conséquemment, ils s’inclinèrent donc chacun leur tour vers le sol humide. Et ils y entrevirent un repérage discret. Nul autre que celui des signes d’un passage avéré de leur proie. Alors, l’un pencha vers la droite des feuillus et le second se plaça à l’inverse, basculant un peu sur sa gauche. Ainsi, ils gardèrent une continuelle concentration sur la besogne qui leur incombait. D’ailleurs, ils détectèrent les traces laissées par Siv assez aisément. Et l’homme qui rôdait plus avant s’immobilisa tout à coup. Il démonta et appuya une main sur l’encolure de son cheval, pour le rasséréner, tandis que celui-ci semblait farouche sous un renâclement bruyant. Donc, le cavalier, après ce geste, octroya une attention aléatoire sur les lieux… Et il en sourit succinctement. Sitôt, d’un bref sifflement, il rappela son compagnon à l’ordre, à l’instant où il s’abaissait d’un air amusé et posait le genou à terre. Pour sûr, Siv, statique de son côté, le ressentit bien à proximité d’elle. Si proche qu’elle pouvait en étudier les moindres détails dans son regard anxieux. Et elle le dévisagea, celui qu’elle reconnut comme l’un des cavaliers de la berge… L’homme affichait une chevelure blonde, nattée de différentes tresses tombantes jusqu’aux clavicules. Siv remarqua également sa barbe courte, drue et ornée d’une perle de maintien, alors que ses yeux au teint sombres lui concédaient une allure sectaire. De cuir vêtu jusqu’au pourpoint, il arborait une toison au pelage de loup sur les épaules, tandis qu’il étudiait les moindres recoins d’un regard froid. Et il scruta chaque parcelle, jusqu’à l’emplacement approximatif de Siv.
  Survint le second cavalier, qui arriva et s’avança avec apathie, gardant son assise sur sa monture. Puis, il s’appuya d’un coude sur la cuisse afin de s’abaisser légèrement. Car il pista à son tour les traces laissées. Et il guida son cheval de manière nonchalante vers l’avant, d’une pression de ses jambes. Pour sûr, ils s’approchèrent de la cache… D’ailleurs, le premier, avec instinct, empoigna sa lourde hache et se redressa. Et il maintint l’attention rivée sur la zone où se dissimulait sa proie. Même son regard s’en trouva perçant. Comme s’il pouvait pressentir Siv sans difficulté. « Il ne te voit pas… » songea-t-elle, la respiration forte. Et elle se força à croire en sa chance. Car elle régula son souffle en silence et les paupières closes, à la recherche d’une quelconque invisibilité. Et pourtant… oui, pourtant, le cavalier progressa, encore, jusqu’à se situer à quelques pas de sa cible. Et le voici à saisir à son tour sa hache, la retirant de la gaine qui la maintenait le long de la selle. Le guerrier agissait avec assurance, sans empressement. Et il arbora tout à coup un rictus, étrange et au cynisme éloquent :
  — Sors de ta tanière, exigea-t-il d’un regard froid. Ne m’oblige pas à te quérir par la force, déclara-t-il en s’abaissant afin de mieux la discerner. Obéis ! Surtout si tu aspires à une mort soudaine… Une seule frappe franche et brève, précisa-t-il avec fermeté dans sa voix.
  — Nous procèderons avec minutie et clémence afin que tu puisses rallier les tiens promptement, annonça le second qui vint à rejoindre son compagnon, tandis que l’autre démonta à son tour.
  Aussitôt, il repoussa son cheval d’un coup du plat de la main sur son arrière-train. Et il fit signe au premier guerrier, l’invitant à contourner la position convoitée.
  — … sache que nous ne t’offrirons nulle opportunité…, promit-il en fronçant le regard.
 Et tandis qu’ils n’accueillirent aucune réponse à leurs ordres, l’un soupira succinctement, s’abaissa avec assurance et ramassa une caillasse qu’il décocha avec vigueur au travers des racines entrelacées. Précis… ou chanceux, il atteignit la tempe de Siv, qui geint immédiatement après coup. « Sors, te dis-je ! », exigea-t-il. Il en sourit de satisfaction. Car la chair au ton blanchâtre d’une épaule traitresse vint à bout de la cache naturelle offerte à Siv. Et ainsi, après que les deux guerriers la repérèrent par les brindilles rompues, ils la suivirent dès les abords des Grands-Lac. Car cette maudite piste qu’elle leur octroya, bien malgré elle, leur fournit une voie tout indiquée… jusqu’à son abri. D’ailleurs, résolue, Siv closit les yeux un instant… Et elle soupira brièvement, avant de se redresser, résignée et obéissante à l’injonction du guerrier. Toutefois, elle garda une certaine appréhension. Une crainte qui l’envahit, tandis qu’elle émergea, titubant de douleurs au sortir de son refuge naturel. Et elle se manifesta au-devant d’eux, et elle prit de suite appui de ses mains contre les racines, et s’accula sur les branches disparates du vieux chêne protecteur. D’ailleurs, elle en ahana d’anxiété, à l’instant où l’apparence d’un sein dénudé sous une tunique déchirée provoqua une réaction libidineuse dans le regard des guerriers. Pour sûr, le premier dut en déglutir d’un ravalement de bave, alors qu’il en affichait la rétine aussi brillante que la clarté du jour. Quant au second, lui, hé bien, il se mordilla les lèvres, d’une salive abondante, tandis que Siv, la poitrine rebondissante sous sa respiration accélérée, comprit aisément leur allure lascive.
  Sitôt, le regard bas, elle remonta le tissu abîmé et cacha le sein interdit, à tenter de détourner leur attention :
  — Que vos haches fassent office…, déclara-t-elle. Voici le temps, pour moi, de rejoindre mon enfant, annonça-t-elle en leur tournant le dos sans empressement.
  Car elle s’essaya à une mort rapide et sans souffrance. Elle scruta l’arbre centenaire, ses racines, sa cime… Et en l’instant, il devint pour elle une sorte d’admiration dans son abandon.
  — … et pourquoi ? Pourquoi seul un seigneur profiterait-il d’une pareille perfection ? prétendit l’un des guerriers, son regard vers les courbes prononcées de Siv.
  Pour sûr, l’effet de crasse terreuse mêlé au sang coagulé qui souillait le dos de Siv ne sembla guère engendrer quelques désagréments aux désirs abjects des deux hommes. Que nenni ! Ils en salivèrent plus encore ! Et elle en devina leurs concupiscences. Car ses yeux s’embuèrent… Ses lèvres se crispèrent et tremblèrent, tandis qu’elle remua la tête avec une pitié cachée, tel un refus à la fatalité que nul ne distinguerait.
  — En vérité… ou plutôt, entama l’un des individus d’un sourire excessif. Le fait de t’envoyer rejoindre les tiens au plus vite, me parait une idée quelque peu saugrenue, précisa-t-il, tandis que son compagnon et lui s’accordèrent dans leurs regards. Allez…, tu nous concéderas bien quelques moments d’intimité, déclara-t-il, la lippe ironique. Deux de plus n’y changeront guère grand-chose.
  Et le silence régna, brièvement… Car tout évolua très vite ! Bien qu’elle déglutisse en un premier temps, Siv réagit aussitôt ! Et elle se pressa, vive, animée comme l’envol d’un oisillon apeuré. Elle se lança dans une escalade, une grimpe aux racines imposantes du grand Chêne-Noir dressé au-devant d’elle. Mais, la précipitation des hommes ne se fit guère attendre ! Et celui situé plus avant l’empoigna à la hussarde par la cheville, d’un geste précis, tandis que Siv se débattit avec vigueur. Fougueuse, elle lui asséna un coup de pied au visage et elle l’exécuta avec tant de puissance qu’elle réussit à le repousser farouchement. D’ailleurs, le coup sonna le guerrier si fortement, qu’il porta la main au niveau de sa bouche, par réflexe, à tâtons de sa gencive ensanglantée. Et il en laissa apparaitre plusieurs dents cassées, tandis qu’il les recracha d’un râle vociférant :
  — Espèce de sorcière ! s’exclama-t-il avec la lippe maculée. Fais le tour ! ordonna-t-il vers son comparse. Toi ! Tu vas pâtir de ma hache, démon ! précisa-t-il vers Siv pendant que l’autre se hâta vers son cheval et le monta en un bond, enhardi.
  — Empêche-la de rebrousser chemin ! demanda ce dernier en précipitant l’animal de manière bourrue.
  Et l’homme qui demeurait sur place eut la barbe dégoulinante de son propre sang. Et son visage s’emplit d’une haine sépulcrale, tandis qu’il ramassa son arme et s’élança à son tour sur les racines grimpantes. Fou de colère, il frappa du tranchant de sa hache vers Siv, bien résolu à l’occire. Mais elle en évita le coup décisif de justesse. Pour sûr, elle gémit d’une crainte expressive ! Un cri qui s’entendit à l’écho, se répercutant dans la forêt. Pourtant, elle s’accrocha avec force aux branchages qu’elle gravit, avec peine, jusqu’à leurs cimes. Et sa respiration s’ahana sous l’effort, et les heurts de son cœur semblèrent lui perforer la poitrine tant son anxiété la submergeait. Toutefois, elle conserva l’espoir d’une fuite. Et elle accéda ainsi au pinacle du talus qui la dominait, elle… ainsi que le guerrier qui s’élança sans réflexion, résolu à rattraper sa proie. D’ailleurs, il parvint à son tour au sommet, tandis que son compagnon barrait déjà le passage au sentier terreux avec sa monture. Pour sûr, Siv ne pouvait s’encourir au-delà ! Et elle s’abaissa bien vite, sous la menace des sabots de l’animal qui s’érigea en un hennissement strident. Car elle dut se contraindre à un recul sans concessions. Et elle s’en trouva cernée, alors que son poursuivant avançait le long des feuillus. Ainsi, le cavalier assiégea Siv de tout retrait possible. Et il démonta ensuite, la main brandissant sa hache tel un bâton d’obéissance vers elle.
  — Dussé-je te rendre cul-de-jatte, je te garantis que tu vas nous divertir, furie ! annonça-t-il, la lippe contractée, à l’instant où il saisit Siv, avec force, par la chevelure. Allez ! Pie-grièche ! ordonna-t-il en la hissant avec fermeté, tandis qu’elle tenta de défaire les mains du guerrier. Et cesse de gesticuler ! vociféra-t-il en la plaquant au sol avec violence.
  — Avant que tes yeux ne se cèlent du voilage de la mort, femme maudite, tu vas nous satisfaire de bien des plaisirs, assura l’autre d’un air sombre.
  Sitôt, ils la bloquèrent de toute avancée ou fuite possible. Et alors que les menaces semblèrent inéluctables, les paroles ne s’achevèrent guère… Et le cynisme de son regard trépassa. Car, il demeura coi, bouche bée même.
  Survint le sang, dégoulinant de son front, jusqu’à emplir ses joues et souiller sa vue. Puisque le voici, son crâne pourfendu d’une épée, tandis qu’il s’écroula dans un silence pesant. Et il s’effondra, pareil à une masse léthargique, sur le sol bourbeux de la forêt. Sitôt, le deuxième virevolta en réaction à cela. Et il brandit sa hache, les muscles raidis et crispés jusque dans son visage. Car, il devint bien désireux d’occire celui qui parut surgir du néant. Lui, l’inconnu qui agit telle une ombre assassine, rapide et précise. Et alors que le tranchant de la hache fendit l’air avec force, celle-ci manqua son but. Mais l’homme, acharné, s’essaya à une seconde frappe ! Néanmoins, il se rendit bien compte qu’il ne disposa guère d’une quelconque opportunité à sa réussite. Vu qu’il resta là, d’avec une apparence abasourdie. Et il ne ressentit que la brève perception désagréable d’une nausée, intense et inopinée. Car, il ne parvint qu’à expectorer un fugace râle, sordide et assourdi, au moment où son torse fut pourfendu d’une lame… Un fer maculé qui lui traversa l’abdomen et lui déchira les viscères. Et le guerrier se pétrifia, les yeux écarquillés, et il décramponna son arme, bien malgré lui. Ainsi, la hache chut au sol, à l’instant où les doigts du guerrier se crispèrent sous la douleur envahissante. Pourtant, son attitude sembla stoïque, jusqu’à ce qu’une main ferme le saisisse à l’épaule et que le métal s’enfonça plus profondément encore dans sa chair. Car le voici percé de part en part, tandis qu’il émit un long râle guttural, d’un appui contre celui qui le maintint tout en l’abattant. Le pauvre bougre s’agrippa, se cramponna au fer de l’épée… Celle de son bourreau, l’exécuteur, l’assassin qui accentua son geste meurtrier une fois de plus. Et il lui enfouit les derniers pouces d’une lame dévastatrice… Avant de l’ôter pendant que le corps sans vie s’effondre. Aussitôt, à la vue de la scène, et surtout dans une réaction instinctive, Siv, recula d’un pas vers l’arrière… Et elle en effectua un second, qui la fragilisa par l’effleurement d’une souche. Car son talon cogna le branchage et elle en perdit son maintien au résultat d’une chute directe. Elle trébucha, sans cri, le regard sidéré vers l’inconnu. Et elle retomba à la diable entre les racines épaisses, de sa tête qui heurta le sol…
  Siv, blessée et meurtrie, son souffle lui manqua tout à coup. Et sa vision devint brumeuse au regard d’un ciel qui lui apparut étonnamment incolore. Car elle gisait désormais à la merci d’un étranger. Un guerrier dont elle entraperçut vaguement une corpulence massive et grande taille… Mais, la forêt de Kornlir se mit à hanter les perceptions olfactives de Siv. Et son regard s’avéra vaseux, tandis qu’elle accueillit la noirceur subite du vertige. Ainsi, ses paupières s’affaiblirent… Et la voici en voyage, avec délicatesse, sur les chemins obscurs qui mènent vers les abîmes mystérieux de l’inconscience.

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