Au détour d’une rue, alors que ses blessures étaient pratiquement guéries, qu’eux avaient oublié depuis bien longtemps ce qu’ils lui avaient fait, il croisa le regard d’un jeune garçon qu’il ne pouvait oublier.
A ce moment-là, les petits prédateurs devinrent proies. Il ne les lâcha plus des yeux. Lorsqu’ils agressèrent une femme et sa fille pour leur portable et qu’ils leur arrachèrent leurs sacs les laissant à terre sur le trottoir. Il ne broncha pas. Lorsqu’ils s’enfuirent. Il ne fit que les suivre. Lorsque marchant dans les rues ou traversant une friche industrielle, que l’un fanfaronnait, lui ne fit que les observer. Loin. Dans l’ombre. Il ne les quittait plus des yeux. Eux qui se croyaient prédateurs, forts et puissants n’étaient déjà plus que proies sanguinolentes et agonisantes.
Il les suivit jusqu’à un HLM de banlieue, aussi pourri que celui qu’il occupait avec sa fille. Ils y entrèrent en petits roquets et caïds. Il les y suivit et entra alors dans ce vaste royaume qu’était celui du Roi, du Seigneur Milclock.
Ils prirent l’ascenseur jusqu’au septième. Il attendit là au rez-de-chaussée sous le regard d’autres jeunes qui se demandaient bien qui il pouvait être et ce qu’il avait à les fixer comme ça. Mais aucun n’eut le courage de venir lui poser la question. Son regard était tellement froid, tellement vide qu’il aurait fait peur à n’importe qui, et surtout à la plus téméraire de ces petites brutes qui devait encore faire pipi au lit.
Aucun ne vint le voir. Aucun n’osa le regarder plus de deux secondes et lorsqu’il monta dans l’ascenseur, tous eurent ce sentiment d’avoir échappé à quelque chose. Mais cela ne les empêcha pas de rigoler en prétendant qu’ils lui auraient bien cassé sa putain gueule d’enfoiré.
Alors que cet ascenseur bringuebalant, grinçant, claquant, montait inexorablement, un autre que lui en aurait eu le cœur affolé, les tripes retournées. Et avant qu’il ne soit arrivé à destination, il serait redescendu pour faire machine arrière. Mais lui non. Ce n’était pas dans ses intentions. Depuis longtemps, il ne ressentait plus ce genre de chose. Plus de peur, plus de culpabilité, plus de regrets, pas de remords. Uniquement de l’amour pour sa fille et de la haine pour tous les autres. Et eux, ici, tous, quels qu’ils soient lui avaient fait du mal. Sa haine n’avait pas de nom, sa colère n’en était plus. Mais sa détermination grandissait à chaque étage comme son envie de les voir souffrir, saigner, hurler pour ce qu’ils lui avaient fait, à elle.
Il savait qu’ils n’auraient pas affaire qu’à des petits roquets surexcités. Certainement à des rottweilers dopés à la testostérone, sans doute à quelques pitbulls adeptes du combat de rue peut-être aussi. Mais ils étaient tous sous le contrôle d’un seul et même un maître. Ils ne faisaient qu’obéir comme des abrutis sans conscience à leur grand et bon Roi. Mais lui aussi était, désormais et depuis fort longtemps, un Roi.
Enfin, il arriva au septième. Un autre que lui ce serait sans doute dit que sortir de cet ascenseur serait un point de non-retour, qu’à partir du moment où il ferait un pas à l’extérieur de cette boite métallique, il devrait aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive et quoi qu’il lui en coûte. Mais lui non. Il ne se posait pas ce genre de question. Il n’avait pas ce genre de réflexion.
Lorsque l’ascenseur stoppa, il en sortit. Aussitôt, un petit aboyeur en survêtement et casquette retournée essaya de lui parler, de lui demander ce qu’il foutait là, putain !
Mais il n’en eut pas le temps. Comme il n’eut pas le temps de voir la lame qui lui trancha net la gorge. Il eut seulement le temps se sentir le sang jaillir de son cou, de sentir la vie le quitter aussi vite que le sang pissait hors de lui. Il s’écroula sur le sol baignant dans son propre sang.
Le jeune homme avança dans le couloir. Une voix hurla qu’on venait de buter l’un des roquets. Une ombre surgit derrière lui. Le jeune homme se retourna. La lame de son couteau se planta dans le visage de ce petit roquet-là qui en perdit aussitôt sa casquette. Le jeune homme regarda la lame de son couteau qui traversait les joues de ce jeune garçon, sa langue. Il le regarda dans ses yeux écarquillés. L’autre convulsait, tremblait de partout. D’un coup sec, il enleva cette lame de son visage. Avant que ce jeune roquet ne touche le sol, sa langue y tomba s’entortillant sur elle-même.
Lui, ce jeune homme, continua sa route vers cet appartement qui embaumait tout le couloir des effluves acres qui s’en dégageaient.
– « Tu veux quoi, toi ! Là ! » lui lança encore l’un de ces jeunes roquets.
– Je veux voir ton chef, j’ai quelque chose pour lui.
– Alors tu m’ le donnes ! Compris ! Là !
– C’est toi qui vois ».
D’un coup, ce jeune roquet sentit une douleur atroce venir se planter dans son menton. Il sentit sa mâchoire se serrer. Il sentit ses dents se racler les unes les autres. Il aurait voulu hurler mais il ne pouvait plus desserrer les lèvres. Il ne sentait plus que le goût du sang dans sa bouche. Il ne sentait plus rien d’autre que ce liquide épais et visqueux envahir sa gorge. Et la douleur fut encore plus insupportable quand il sentit cette lame tourner et l’attirer avec elle.
Dans cet appartement envahi par la fumée de mauvaises clopes, par les effluves de transpirations mêlées aux odeurs acres des pétards et des putes en chaleur dont la moiteur des cuisses aurait pu éteindre n’importe quel incendie, ce jeune homme entra. Là, dans ce royaume d’une quarantaine de mètres carrés, utilisant son couteau comme un joystick pour diriger le jeune roquet devant lui, il le jeta au sol, comme le présent d’un roi à un autre.
– « Ôh, mô quéske ! Putaine !… » s’écria le Roi Milclock qui, d’un coup, se pétrifia de voir le sang de l’un de ses jeunes roquets remplir ses vieilles savates trouées.
L’un des nombreux petits roquets présents dans cet appartement se jeta sur le jeune homme. Il s’empala d’un coup sec sur la lame du couteau. Le jeune roquet se mit à trembler de tout son corps avant qu’un flot de sang noir ne se dégueule de sa bouche, et qu’un flot de pisse ne se répande sur le sol.
Voyant cela, l’un des autres petits roquets se mit à reculer et d’un coup à fuir cet appartement. Bientôt, il fut imité par un autre, puis un autre, puis encore un autre jusqu’à ce que tous ceux qui entouraient le bon Roi l’abandonnent. Ce fut alors que, fuyant, croisant ce jeune homme, l’un d’eux, d’un coup, sentit une pression sur sa gorge. Il sentit ses doigts s’enfoncer dans son cou. Il n’arrivait plus à respirer. Il essayait d’happer de l’air. Mais rien n’entrait plus dans sa gorge.
– « Toi tu ne vas nulle part on va causer après » lui murmura alors le jeune homme juste avant de lui calquer la tête contre la table en formica sur laquelle trônaient bières, chit et clopes.
Le roi de ce vaste domaine sentant son pouvoir décliner et, d’un coup, ruisseler entre ses couilles, hurla au molosse encore à ses côtés d’aller mordre ce « pouti enefoiré ! ». Mais son regard se figea. Le jeune homme tendait la main droit devant lui. On aurait dit qu’il voulait attraper quelque chose d’imaginaire, peut-être même se prenait-il pour un Jedi. Était-il complètement taré se demanda le Roi Milclock sur le visage duquel commença à se dessiner un large sourire.
Mais soudain, il entendit des sortes de gargouillis qui venaient d’à côté de lui. Il tourna alors la tête, regarda son molosse qui se tenait la gorge. Des bulles de sang éructaient de sa bouche. Le molosse tomba alors à genoux devant son bon roi qui se recroquevilla sur sa chaise, son trône. Alors le molosse vomit la lame qui s’était plantée dans son cou, son sang ruissela jusqu’à ses pieds. Il s’écroula.
– « Quoua tou veusques ! Dje dône tou à toua !… » hurla sa royale majesté Milclock « quoua tu veusques ! Quoua que t’es !
– J’étais un petit pantin de bois et une petite fée a fait de moi un vrai petit garçon. Comme le génie de la lampe j’ai promis d’exaucer le moindre de ses désirs pour que jamais elle n’ait à souffrir. Mais toi et tes bébés chihuahuas, vous l’avez plongée dans les ténèbres. Sa douleur, sa tristesse ont réveillé le démon qui y sommeillait. Et je suis ce démon.
– Dje peux éder toua…si, si, dje assoure toua, dje peux éder. Dje peux éder toua. Je croua que toua tres melade dans tone tête !
– On a tout fait pour ça, Tovaritch ! ».
Le jeune homme laissa alors glisser la lame de son couteau sur la poitrine du Roi qui transpirait à grosses gouttes.
– « Fé pô sta ! Fé pô sta !… » lui implorait le Roi sentant cette lame appuyer contre sa peau « dje peux faire toua ritche, bôcoup ritche.
– C’est vrai ce que tu dis ?
– Oué, oué, dje montre à toua ! Dje montre à toua ! » acquiesçait frénétiquement Milclock repoussant doucement la lame de sa poitrine.
D’un coup, il hurla. Le sang gicla de sa main. Cette lame venait de lui sectionner trois de ses doigts.
Puis, lentement, elle reprit son chemin sur sa poitrine tandis que le Roi hurlait suppliant, assurant le jeune homme qu’il pourrait faire de lui un homme riche. Mais il n’en avait rien à faire de son fric. Ce qu’il voulait c’était que ce lâche qui utilisait des enfants pour obtenir ce qu’ils voulaient, qui avait été jusqu’à blessé sa fille pour ça, pour une console de jeux souffrait autant qu’elle. Elle, qui avait espéré ces dernières semaines, elle qui avait fait des efforts à l’école pour ça. Il voulait qu’il souffre comme elle avait souffert. Et rien au monde n’aurait pu le détourner de ça.
Sa lame alors s’arrêta sur la gorge du grand et bon Seigneur qui, désormais, n’en était plus un. Il pleurait et pleurait, suppliait et suppliait.
D’un coup, la lame s’enfonça dans sa joue, racla ses dents, déchira la chair de son visage en un flot de sang. Le bon Seigneur tomba alors de son trône essayant de crier, de dire quelque chose. Il se traina sur le sol, vers sa cuisine que sa petite cour avait déserté. Il n’y avait plus, là, que la douleur pour lui.
Il se mit à ramper sur le sol. D’un coup, il sentit la lame du couteau s’enfoncer dans son dos, le labourer comme une charrue un champ. Une fois. Deux fois. Encore et encore. Et pourtant, malgré ses gémissements sourds, il continuait à ramper sur ce sol qui se couvrait de son sang.
Peut-être voulait-il attraper une arme. Peut-être voulait-il autre chose. Peut-être y avait-il là-bas dans cette cuisine quelque chose qui, pensait-il, pouvait encore sauver sa vie.
Tout à coup, il sentit un poids peser sur lui. Il sentit alors entre ses jambes la froideur de cette lame se glisser, s’insinuer. Et le Roi pleura. Il hurla alors d’un coup sentant ses couilles se détacher de lui.
– « Pleures pas. elles ne te servaient à rien de toute façon…[le jeune homme se souleva de lui, fit quelques pas pour s’accroupir devant ce roi hurlant]…je crois que tu as compris maintenant : c’est ton dernier jour. Tu vas mourir. Ta souffrance va bientôt s’arrêter. Mais celle que tu as infligée aux autres va te survivre. Elle va vivre en eux très longtemps, peut-être même toute leur vie…c’est ce que tu laisses au monde, tu crois que ça en valait le coup ? Dis-moi ?
– Dje…Aaaah !…Dje…
– Les gens comme toi ne comprennent jamais même quand il est trop tard. C’est sûr ils regrettent…sur leur lit de mort. Ils demandent pardon. Ils crient. Ils pleurent. Mais ils ne méritent rien de tout ça parce qu’ils pètent de trouille. Tu n’es qu’un lâche, un pauvre lâche de merde qui se traine sur le sol d’une cuisine minable où il va crever tout seul ».
Le Roi Milclock pleura alors à chaudes larmes, pleura toutes les larmes de son corps, pleura sa souffrance, hurla sa douleur.
D’un coup, la lame du couteau se planta dans sa tête, cassa ses os, déchira sa chair jusque dans cette bouche qui avait ordonné et fait tant de mal. Sur le sol de cette cuisine, le Roi s’affala, son corps inerte déversant le peu de sang qu’il contenait encore.
Le jeune homme regarda la vie s’enfuir hors de lui, éteindre son regard.
Enfin, comme Souffrance juste avant elle, Vengeance fut satisfaite. Il n’éprouva rien d’autre que du soulagement devant ce corps inerte. Jamais plus ce triste roi ne ferait de mal à quiconque. Plus jamais.
Tout à coup, le jeune homme sentit un poids se ruer sur lui. Gunz tenta de le frapper mais cette fois le jeune homme était prêt. Il bloqua son coup et le retourna contre lui. Il l’envoya valdinguer. Son corps se fracassa contre les vieux éléments de cette cuisine. Gunz tomba alors au sol. D’un coup, ces éléments se décrochèrent du mur. Ils déversèrent des liasses de billets de cinquante euros. Ces liasses grâce auxquelles Milclock pensait avoir la vie sauve. Mais elles ne firent que se répandre dans le sang et la pisse.
Le jeune garçon se releva du sol, attrapa un couteau et regarda le jeune homme devant lui qui lui dit :
– « Réfléchis bien à ce que tu vas faire maintenant. Soit tu lâches ce couteau et tu vis pour tenter de devenir quelqu’un de bien ou de pas trop mal dans ton cas soit tu finis comme lui. Ici et maintenant. A toi de choisir ! ».
Il resta là à le regarder, à lui laisser le choix. Gunz regardait ce fric. Tout ce putain de fric par terre. Il pourrait l’emporter. Il pourrait être, lui aussi, un roi. Un roi putain ! Il leva les yeux vers ce jeune homme, devant lui, qui le regardait, froid, dur, prêt à le terrasser, prêt à le détruire. Gunz soutint alors son regard, serra la main sur le manche du couteau qu’il tenait. Prêt.