Au bout d’une minute je me décidai à couper la sonnerie du réveil. Mon camarde de chambre s’étira en gémissant.
– Ça fait du bien une bonne nuit de sommeil ! Toi par contre on dirait que tu n’as pas fermé
l’œil… Sérieux tu as de ces cernes !
Je n’allais sûrement pas lui avouer que j’avais passé ma nuit à me poser des questions
déplaisantes sur ma famille, mon passé et mon avenir.
– Tes ronflements m’ont empêché de dormir, lâchai-je en sortant du lit.
– Oh, désolé. Je devais vraiment être claqué ! Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu une vraie nuit de sommeil.
Heureusement, Jess avait suffisamment d’entrain pour nous deux. Il semblait aussi désireux de me parler des dragons et du clan que moi d’en apprendre d’avantage, et pour une fois qu’il n’était pas en vadrouille dès le petit matin, nous pûmes prendre notre petit déjeuner ensemble. Il s’était alors lancé dans de longues explications sur l’éclosion des œufs de dragon :
– On ne peut pas vraiment savoir combien de temps va durer la période de couvaison, il y a plein de paramètres qui entrent en compte : la saison, la température extérieure, le cycle de la lune aussi je crois … c’est donc impossible de prévoir le moment de l’éclosion. Il faut que l’œuf soit réchauffé régulièrement par la mère, puis de moins en moins souvent tandis que le petit grandit dans la coquille. De nos jours, il est plus prudent que les naissances se fassent au sein du clan. Si les dragonnes font cela dans la nature, n’importe quel passionné de randonnée pourrait les découvrir.
C’est sans trop y prêter attention – j’étais absorbé par les explications de mon interlocuteur – que nous débarrassâmes les restes de notre petit déjeuner et nous dirigeâmes vers notre cours de littérature. Ce fut seulement au moment de rentrer dans la classe que je remarquai l’originalité de la situation : Jess m’avait précédé et se dirigeait vers la place qu’il occupait habituellement et moi, je restais immobile sur le seuil. Stan, assis au premier rang comme à l’accoutumé, me dévisageait la bouche entrouverte. Quand mon regard croisa le sien, il reprit contenance. Si je m’asseyais avec Jess au fond de la salle, Stan penserait que j’avais changé de camp. La situation avait peut-être changé – l’attitude de Jess à mon égard était différente et je voulais préserver notre bonne entente – mais je n’avais pas à tourner le dos à un ami pour autant. Que les relations humaines pouvaient-être compliquées ! Jess me regarda m’installer au premier rang et je lui fis un geste d’excuse de la main. Il haussa les épaules et s’installa à sa place habituelle.
– On dirait que le soleil s’est levé à l’ouest aujourd’hui… déclara mon voisin sans préambule.
– Comment ça ?
– Jess change ses habitudes, vous prenez votre petit déjeuner ensemble, et j’ai bien cru que tu allais t’asseoir avec lui au fond de la salle.
Il était vrai qu’habituellement je prenais mon petit déjeuner seul car j’aimais le silence le matin. Stan me rejoignait quand il était prêt et nous allions en cours ensemble. Mais aujourd’hui, je n’avais pas fait attention à lui au réfectoire.
– Hé bien Jess est un gars sympa, quand on apprend à le connaître.
– Tu m’en diras tant …
Notre conversation s’arrêta là car Mme Hopkrick entra et le cours commença. Cependant, je n’avais pas aimé le ton lourd de sens qu’avait employé Stan.
Puis nous eûmes deux heures d’histoire de la langue et je ne pus adresser un mot à Jess
pendant que nous nous y rendions, car Stan se montra particulièrement bavard ce jour là. Quand je pressais le pas dans les couloirs pour tenter de rattraper mon camarade de chambre, il faisait de même pour rester à mon niveau et me bombarder d’informations sur les évaluations de fin de trimestre. Il semblait obsédé par son avenir scolaire, ou bien par le mien …
Ce fut la même chose au déjeuner : Stan ne me quitta pas d’une semelle. Je lui marchai même sur les pieds à deux reprises dans la file d’élèves qui attendaient leur déjeuner, tant il me suivait de près. Je n’eus pas l’occasion de proposer à Jess de déjeuner avec nous car, une fois son plateau chargé de nourriture, il se dirigea à l’opposé de là où nous étions installés avec Stan.
Je devins de plus en plus maussade au cours de l’après-midi. Stan me tapait sur les nerfs avec ses jacassements incessants et il dut s’en rendre compte par lui-même, car il n’ouvrit pas la bouche lorsque nous nous rendîmes en étude. Bien entendu, Jess ne participa pas à l’étude du soir, sans doute flânait-il près du mur d’enceinte… Et, bien que cela ne fût pas une surprise, mon humeur chuta encore d’un cran. Pourquoi étais-je assis ici, sur cette chaise, entre ces quatre murs, alors que j’aurais pu être dehors ? Je pourrais retourner au village, voir à nouveau ce dragon. Je pourrais goûter une fois encore à cette réalité incroyable que j’avais découverte la veille. Et d’ailleurs, qu’est ce que je faisais ici ? Ici, dans cette salle d’étude ennuyeuse, et même dans cette école ? Pourquoi mon père me gardait-il loin de lui dans un pensionnat, mais si près du clan qui occupait tout son temps ? Le clan qui avait remplacé sa famille, qui avait pris ma place …
La pendule du mur d’en face égrenait les secondes d’une manière prodigieusement agaçante. J’avais l’impression que mes pensées se bousculaient, se fracassaient dans ma tête comme des débris arrachés qui tourbillonneraient dans une tornade. Et plus la tension montait en moi, plus cette salle me semblait oppressante. Comment était-il possible que je passe tant de temps, au cours d’une journée, enfermé entre ces tristes murs, sans respirer l’air frais, sans sentir le vent sur ma peau ? Même la pluie m’aurait semblé délectable en cet instant.
Soudain, un grand fracas se fit entendre et je sursautai. Ce n’était que les chaises qui raclaient le sol et les élèves qui se levaient pour se diriger vers la sortie. L’étude était terminée. J’avais devant moi, posée sur la table, la feuille destinée à mes devoirs de maths, mais qui se trouvait recouverte de grands cercles dessinés au crayon de papier. Ils formaient une spirale qui se rétrécissait. J’avais visiblement appuyé de plus en plus fort à mesure que j’effectuais ce dessin inconscient, et la mine avait traversé le papier.
– Tu vas bien ? me demanda Stan. Tu as eu l’air de buter sur tes exos de maths.
– On peut dire ça, répondis-je froidement en refermant d’un coup sec mon manuel. J’ai mal
au crâne, je monte en premier.
– OK, répondit-il, quelque peu surpris.
Jess était déjà dans la chambre, assis sur son lit, tenant dans les mains l’un de mes livres : La Nuit des enfants rois.
– Il a l’air sympa ce bouquin. Les gamins là-dedans sont carrément flippants !
– C’est un de mes livres préférés.
Je le tenais de mon père et sa valeur à mes yeux résidait précisément dans ce fait. Malgré
son aversion pour la technologie, le super-ordinateur qui y était décrit lui plaisait.
– Mon genre de livres c’est plutôt le Moyen Âge, la chevalerie …
– Tu lis ?
– Tu me prend vraiment pour un bouseux inculte ?
– Non, pas du tout !
Ce n’était pas le cas mais, si j’avais moi aussi la possibilité de passer la journée avec des
créatures de contes de fée, je doutais de prendre du temps pour lire.
– Tu as lu Game of Thrones ?
– Non, parce que je regarde la série. J’avoue que la taille des volumes m’a un peu découragé.
– Tu as la télé ? demandai-je avant de pouvoir retenir ma surprise.
– Oui, s’amusa-t-il, et même l’internet haut débit.
– Pardonne ma surprise, c’est seulement que votre village a l’air très … traditionnel.
– Ton père l’a fait installer. Ça n’a d’ailleurs pas été simple de faire venir tous ces câbles enterrés jusque chez nous. Tu aurais dû voir la tête des ouvriers quand ils ont débarqué au village. Bien sûr, on avait évacué tous les dragons du coin, le temps des travaux.
Il s’interrompit un instant et se leva. Il traversa l’espace qui séparait nos deux lits pour
remettre en place sur mon étagère le livre qu’il y avait prélevé. Puis il reprit :
– On a vraiment de la chance de vivre sur les terres des Calligan. Notre secret est bien gardé : nous vivons à l’écart, sur des terres privées dont la seule route praticable en voiture est barrée d’accès. Mais ça nous éloigne aussi pas mal de la civilisation. Le plus dur c’est pour les jeunes… mais Georges veut que nous restions en contact avec le monde.
Je ne savais pas ce qui était le plus surprenant : que mon père fasse équiper cette étrange petite bourgade de l’internet – alors qu’il ne possédait lui-même, pour toute technologie, qu’une petite télé, un modèle vétuste dont il se servait uniquement pour regarder le rugby – ou entendre Jess appeler mon père « Georges ».
– Tu m’en diras tant, lâchai-je simplement.
Stan avait employé les mêmes mots plus tôt dans la journée et je n’avais pas bien saisi ce qu’il entendait par là. Maintenant je comprenais qu’on employait cette expression quand on ne savait pas trop quoi dire et qu’on était un peu sceptique.
Je me débarrassai de ma cravate et ouvris mon livre de maths. Il fallait bien que je les fasse, ces exercices !
– Tu n’étais pas en étude … dis-je innocemment.
– J’évite d’y mettre les pieds. Je trouve cette salle … oppressante. Difficile de se concentrer dans un silence si bruyant, plein de crayons qui tombent, de chuchotements, de reniflements …
– Et la pendule qui n’en finit pas avec ses tic-tac !
– À ce que je vois, je ne suis pas le seul à ne pas aimer l’étude ! Mais pourquoi tu travailles tes maths ? Tu ne viens pas de passer une heure à faire tes exos ?
– Impossible de me concentrer, justement.
– Je viens de les faire, demande-moi si tu as besoin d’un coup de main. On pourra comparer nos résultats pour voir si on tombe sur la même chose.
Puis il s’allongea de nouveau, cette fois avec son livre de géographie, et révisa ses leçons.
J’étais bien plus productif à travailler dans un environnement agréable, car oui, cette chambre commençait à me devenir agréable ! Ou tout du moins je m’y sentais mieux que dans le reste de l’établissement. Et puis, avec mon bureau en face de la fenêtre, je pouvais profiter de cette fin de journée, où quelques rayons de soleil venaient percer les nuages qui s’étaient amoncelés depuis le matin.
Les derniers devoirs du jour terminés, nous descendîmes dîner. Le réfectoire était presque désert et il ne restait plus grand-chose dans les bacs en inox qui maintenaient la nourriture au chaud. La plupart des élèves mangeaient directement après l’étude, avant de monter aux dortoirs. Il n’y avait aucune trace de Stan, et c’était tant mieux. Je n’avais pas envie de revivre la même scène qu’au matin, ni de subir son regard désapprobateur.
Le dîner fut plus animé que ce à quoi j’étais accoutumé : Jess me raconta comment se passait la cérémonie d’initiation. C’était un rituel ancestral qui était effectué une fois que le Lien s’était établi entre un être humain et un dragon. Cette histoire de Lien me paraissait encore floue, mais je n’osais l’interrompre tant il était emporté par son récit.
– C’est super cool ! Ça dure la journée, il y a toujours un grand feu. Tous les habitants du clan et leurs dragons sont présents. C’est lors de ce rituel que le dragoniste nomme son dragon.
– Comment ça, le nommer ?
– Hé bien lui donner un nom… expliqua-t-il simplement.
Cela n’éclairait pas ma lanterne et je lui demandai pourquoi le dragon n’avait pas de nom avant la cérémonie d’initiation.
– Parce qu’avant, qui peut lui en donner un, d’après toi ?
– Sa mère, peut-être.
Il s’esclaffa.
– Le nom, c’est quelque chose de purement humain.
– Alors, pourquoi lui en donner un ?
– On ne peut pas tous les appeler « dragon ». Et les nommer « le dragon d’untel » est plutôt impoli. Ce ne sont pas nos possessions, et les dragons sont des créatures très fières.
– Comment faites-vous alors, pour parler d’un animal en particulier quand il n’a pas encore
de nom ?
– Quand se sont des jeunes qui ont vu le jour au sein du clan on fait référence à la mère, ou
au père.
– Donc seuls les petits sont sans dragonistes ?
– Non, il arrive que certains dragons sans attaches rejoignent le clan quand il en ont assez de la solitude. Beaucoup ont perdu leur dragoniste. Tu comprends, un dragon vit bien plus longtemps qu’un humain…
– Il ne peut pas y avoir de Lien une deuxième fois ?
– Non, le Lien est unique. Il n’y a qu’un seul humain dans la vie d’un dragon. Il arrive qu’ils
ne se rencontrent pas du tout d’ailleurs. C’est plutôt triste.
Quand nous remontâmes au dortoir, j’eus la surprise de découvrir Stan, se tenant devant la porte de notre chambre.
– Stan ? Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demandai-je.
– Tu as eu l’air d’avoir des difficultés avec les exercices de maths pendant l’étude tout à l’heure…
– C’est gentil, mais j’en suis venu à bout finalement.
J’essayais de paraître décontracté mais je pouvais sentir la tension dans l’air. Stan ne cessait de jeter des coups d’œil à Jess et affichait une expression complexe : il était visiblement contrarié, peut-être en colère, mais paraissait aussi nerveux, comme s’il s’attendait à ce que Jess se jette sur lui pour l’agresser.
– Bon … hé bien tant mieux, bafouilla-t-il. On se voit demain.
Puis il fila dans le couloir, longeant le mur pour nous éviter, et disparut dans sa chambre. Son attitude en face de Jess était pour le moins étrange.
– Un peu timbré le binoclard, commenta ce dernier une fois que nous eûmes passé la porte.
– J’avoue que je n’ai pas compris son attitude, mais ne le juge pas alors que tu ne le connais pas.
– C’est vrai, je n’aurais pas dû …. commença-t-il avant d’ajouter, moi aussi un jour, je
pourrais avoir besoin de lunettes.
Plus tard dans la soirée, alors que nous venions d’éteindre les lumières, Jess me demanda :
– Ça te dirait d’aller avec moi au clan ce week-end ? Peut-être que Mabelle aura eu son dragoneau.
– Tu ne vas pas retourner chez toi avant la fin de la semaine ?
– Non, il vaut mieux que je me tienne à carreau pour l’instant. Ma mère ne plaisantait pas
hier soir et j’avoue que j’ai un peu abusé ces derniers temps … Donc tu veux venir ?
– Oui, bien sûr.
Cette nuit-là, je n’eus aucun mal à trouver le sommeil, grâce à la perspective réjouissante que je pourrais sortir du pensionnat quelques jours plus tard, et découvrir de mes propres yeux tout ce que mon camarade m’avait raconté sur le clan.
Le lendemain était un mercredi, et comme chaque mercredi après-midi, je retrouvais le maître Stephano pour une séance d’escrime. Jess avait également choisi cette activité mais, pour la première fois, je n’étais pas inquiet à l’idée qu’il essaie de m’embrocher durant un exercice. Nous avions déjeuné séparément : moi avec Stan, lui seul. Je m’en voulais de le laisser prendre ses repas ainsi maintenant que nous étions en bonne voie de devenir amis, mais je doutais de toute manière qu’il veuille accepter mon offre si c’était pour se retrouver face à Stan . C’est donc seul que je me rendis à la salle des trophées.
Les couloirs dans cette partie de l’école étaient déserts puisqu’elle était réservée aux bureaux de l’administration. Chacun de mes pas résonnait contre les murs de pierre blanche. Avec tous ces tableaux, le lieu aurait pu être agréable, mais il me parut juste trop vide, trop froid, trop calme. J’allais emprunter l’escalier quand mon regard fut retenu par une peinture. C’était une très grande toile, et je l’avais déjà remarquée lors de mes passages précédents, mais son sujet ne m’avait pas captivé. Sauf qu’après ces derniers jours, la présence d’un dragon, même sur une toile peinte, retenait mon attention. Le tableau semblait ancien et représentait un chevalier dans une armure blanche étincelante, terrassant un dragon de son épée. La scène se passait sur un surplomb rocheux, devant une caverne sombre – sûrement l’antre de la bête. La légende sous le cadre indiquait « Saint Georges de Lydda et le dragon ». La créature était assez similaire à celle que j’avais découverte dans la grange l’autre soir. Mais plus je regardais l’œuvre, moins je voyais ce qui était sensé y être représenté. La composition aurait dû nous montrer un saint combattant un dragon, une créature effroyable et destructrice. Mais Saint Georges apparaissait comme un chevalier en armes, et le dragon en question n’avait rien de monstrueux. Il avait plutôt l’air … majestueux. Ses ailes étaient déployées vers l’arrière tandis que ses pattes antérieures inclinaient son corps vers l’avant. Si on y prêtait pas attention, on aurait pu croire que la créature ployait sous son adversaire, mais j’y voyais étrangement une sorte de révérence face à Saint Georges. De plus, l’épée de ce dernier n’avait pas embroché le dragon. S’apprêtait-il à le faire ? Si le maître Stephano avait remarqué sa posture, il aurait sûrement dit que ce n’était pas une manière de se tenir au combat. La pose du personnage était trop solennelle. Plutôt que de tuer le dragon, on aurait dit qu’il allait l’adouber. Je devais avoir l’esprit troublé par toutes ces histoires : comment un tableau de ce lycée pourrait-il représenter la véritable histoire de Saint Georges, celle selon laquelle il fut le premier chevalier-dragon ? Cette histoire n’était connue que du clan, selon Jess. J’avais trouvé étrange, quand il m’en avait parlé, que notre école porte justement le nom du premier des chevaliers-dragon. Mais, avec ce tableau représentant une légende si fondamentale pour la petite communauté qui vivait non-loin, comment croire à une coïncidence ? Quel lien y avait-il entre ce pensionnat et le clan ? Pourquoi mon père m’avait-il justement inscrit ici alors que j’aurais pu aller dans n’importe quel établissement de Glasgow ? Pourquoi m’avait-il fait venir justement à l’âge où les membres du clan deviennent dragonistes ? Je revins soudain à la réalité : mon cours d’escrime, Maître Stephano, Jess … Non, il ne fallait pas que je lui en parle. Je me faisais sûrement des idées. Il se moquerait de moi s’il se rendait compte que je commençais à entretenir une psychose au sujet du clan et des dragons. Alexander, devenir dragoniste ? Pff…. Moi qui avais été élevé à Londres, qui n’étais au courant de rien sur mes origines ou sur la véritable identité de mon père il y avait encore deux jours ? J’étais sûr que l’idée de devenir dragoniste était risible. Quel Lien pourrait-il jamais y avoir entre un dragon et moi ? Si j’émettais cette idée à Jess, il la trouverait certainement ridicule et en rirait jusqu’à la fin de l’année.
Il me fallut plus de concentration que nécessaire pour parvenir à exécuter les gestes que le maître nous apprit ce jour là. Lui-même s’en était aperçu et m’en avait fait la remarque.
– Alex, que t’arrive-t-il? Il faut te réveiller ! Les armes sont dangereuses pour ceux qui les
tiennent distraitement. Or le danger doit-être pour l’adversaire, non pour toi-même.
Tandis que les élèves s’exerçaient un par un avec le maître, je flânais dans la salle, observant les trophées qui étaient exposés dans les vitrines. Instinctivement, je remarquais mon nom sur la plaque polie apposée à une coupe. Elle avait été remise au vainqueur du tournois d’escrime en 1995. Une photographie se trouvait avec le trophée, représentant mon père à mon âge. Bien que je n’eus jamais vu de cliché de lui jeune, je ne pus me tromper : nous avions les mêmes yeux. Vêtu d’une tenue d’escrime similaire à celle que nous portions aujourd’hui, il brandissait une coupe, un grand sourire aux lèvres. Mon père avait donc été élève à Saint Georges, devrais-je en être surpris ? En ce moment je n’avais pas envie de contempler ses prouesses dans un sport que je pratiquais moi-même et je m’intéressais donc à d’autres objets. Mais je fus étonné de constater que le nom de Calligan revenait régulièrement sur les récompenses, à différentes dates. Combien de générations s’étaient succédées ici ? Suivais-je moi aussi une tradition familiale ? Est-ce que j’avançais sur une voie déjà toute tracée : étudier à Saint Georges, puis devenir dragoniste et passer ma vie au sein du clan ? N’avais-je pas le droit de faire mes propres choix ? Je n’imaginais pas ma vie ici. Je ne voulais pas reproduire les erreurs de mes parents et m’enfermer dans une tradition qui deviendrait une prison. J’aperçus aussi quelques fois le nom de Flinn. Visiblement, la famille de Jess avait aussi été pensionnaire de cette école. Je me sentais oppressé, acculé. On m’avait fait venir ici, non pour recevoir la meilleure éducation du pays, mais pour me former à devenir quelqu’un que je ne souhaitais pas être.
Finalement, le maître nous appela pour que nous nous entraînâmes par binômes et je fis équipe avec Jess, que je fuyais comme la peste habituellement dans ce genre de situation. J’avais l’impression d’être particulièrement lent et peu dégourdi lors de cette séance. J’étais trop occupé à ne pas songer aux sujets sur lesquels mon esprit voulait sans cesse m’entraîner.
Le jour suivant, j’avais pris la résolution de ne pas me laisser paralyser par toutes ces questions, tous ces doutes. Penser à mon père avait bien souvent cet effet-là sur moi … Il fallait que je me concentre un maximum sur mes cours, sur mes études … c’était ce que j’avais de mieux à faire.
J’étais résolu, ce matin-là, en sortant de ma chambre pour aller au réfectoire. J’attendais Jess dans le couloir, qui commençait à devenir bruyant à cette heure-ci. Il n’avait pas encore mis ses chaussures et se battait avec son tiroir pour dénicher une paire de chaussettes propres. Tandis que j’observais les pensionnaires du dortoir ouest se presser vers leur petit-déjeuner, mon regard tomba sur la tapisserie qui ornait le mur face à notre chambre. Je l’avais déjà vue maintes et maintes fois – je dirais même à chaque fois que j’avais ouvert la porte de la chambre pour sortir – mais je ne m’étais jamais attardé sur les détails, le couloir étant généralement un lieu où on ne fait que passer. La trame était sombre et les couleurs ternies. Elle représentait une jeune femme qui acceptait une rose blanche de la part d’un chevalier. Mais ce qui me surprit, ce que je n’avais pas encore remarqué jusque là, était le dragon qui se tenait en arrière plan, au loin, sur la montagne. Sa couleur claire avait attiré mon regard car il n’y avait que trois éléments lumineux dans cette composition : la robe de la demoiselle, la rose, et le dragon. J’approchai de la tapisserie pour contempler de plus près la créature, incongrue en arrière plan d’une romance innocente, mais plus je me rapprochais, plus la forme perdait de son sens, ce qui est logique pour les tapisseries : on ne peut admirer le motif que de loin, car de plus près il ne s’agit seulement que d’un enchevêtrement complexe de fils de couleurs.
– Tu fais quoi, le nez collé à ce machin ?
Je sursautai. Je n’avais pas entendu Jess sortir de la chambre ni refermer la porte derrière lui.
– Il y a un dragon représenté sur cette tapisserie, dis-je hébété.
– Où ça ?
– Juste là, précisai-je.
– Ah oui … Tu viens manger ?
Si Jess n’y voyait-là rien de surprenant, je n’avais pas à percevoir quoi que ce soit d’étrange. Du moins tentais-je de m’en persuader tandis que nous descendions au réfectoire.
La semaine m’avait paru incroyablement longue quand le samedi arriva enfin. J’avais attendu ce jour comme une lumière au bout du tunnel et je n’étais pas le seul : pour Jess, il avait été très difficile de rester confiné à l’intérieur tout ce temps. Alors, une fois notre petit déjeuner englouti, nous filâmes vers le lac. La journée promettait d’être agréable car, pour le mois d’octobre, le temps était particulièrement clément. Grimper à l’arbre et franchir le mur fut plus simple que la fois précédente puisque je ne portais pas mon uniforme. Je n’avais pas peur d’abîmer les vêtements que j’avais enfilés et j’étais plus à l’aise dans mes mouvements. Au fur et à mesure que nous avancions, Jess semblait de plus en plus euphorique. J’aurais bien aimé, moi aussi, que l’idée rentrer chez mon père me remplisse d’une telle joie. Nous en avions profité pour faire la grasse matinée et il était près de onze heures. Jess m’avait dit que nous pourrions déjeuner chez lui : comme il était sagement resté au pensionnat toute la semaine, le courroux de sa mère serait passé. Ces derniers jours, il n’avait cessé de me répéter que nous irions voir Mabelle et que je pourrais contempler un dragon au grand jour. Il souhaitait plus que tout que l’œuf ait éclos et que le dragoneau soit là : « Ce serait génial ! Tu pourrais voir un jeune dragon dans ses premiers jours. Ce n’est pas si courant que ça, tu sais ». Voir un véritable dragon, qu’il soit petit ou grand, n’était déjà pas courant pour moi, avais-je eu envie de lui répondre.
Nous approchions du village et l’on pouvait entendre l’agitation qui y régnait. En comparaison avec ma première visite c’était le jour et la nuit – ce qui était littéralement le cas ! J’entendis des voix d’hommes, des grincements, des bruits d’outils qui tapaient et coupaient. La vie au clan semblait très active. Dès que nous émergeâmes des bois je pus contempler ce qu’était vraiment le quotidien de ce lieu. Chacun s’affairait, tout le monde avait une tâche à accomplir. Des hommes déchargeaient un pick-up rempli de lourds sacs de toile qu’ils entreposaient dans une grange. Un autre amenait un cheval chez le maréchal-ferrant que j’avais aperçu auparavant. Un groupe de femmes sortait d’une autre grange au loin, avec des paniers sous le bras. Jess était parfaitement à l’aise et il saluait les gens qu’il croisait. Bien entendu, ici tout le monde devait se connaître.
Lorsque nous arrivâmes à la hauteur du pick-up, les hommes qui s’activaient me dévisagèrent.
– C’est la fameux fils Calligan, Jess ?
L’homme qui avait posé cette question était juché sur le plateau du véhicule et balançait les sacs aux autres. Il était blond aux yeux bleus et vraiment costaud. Il ne devait pas avoir plus de la trentaine. J’étais plutôt vexé qu’il ait interrogé Jess plutôt que de me demander directement. Je parlais la même langue, j’aurais très bien pu répondre moi-même.
– C’est lui ! répondit-il avec un grand sourire.
Je rêvais où il était fier de me présenter ?
– Tu sais si Georges Calligan est dans le coin ? reprit-il.
– Désolé mon gars. Ton ami ne pourra pas voir son paternel aujourd’hui, répondit un homme plus âgé et à la barbe bien entretenue, mais au physique bien moins athlétique que son comparse. Il est occupé pour la journée du coté sud. Encore des ennuis avec le vieux McFinley. Ce vieux bougre ne lui fichera la paix que lorsqu’il passera l’arme à gauche.
– Et encore, ajouta le troisième homme, il pourrait trouver un moyen de revenir hanter Georges !
Tous s’esclaffèrent et je me sentis légèrement déplacé dans cette conversation. J’avais du mal à réaliser que la personne dont ils parlaient était mon père … j’aurais dû le connaître mieux que ces hommes.
– C’est pas grave, reprit Jess. Si vous croisez ma mère, dites-lui que je suis dans les parages. Comme ça elle ne m’accusera pas de me faufiler en douce !
– Pas de soucis, répondit l’homme à la barbe.
À quelques mètres de là, nous faillîmes entrer en collision avec un garçon d’une vingtaine d’années qui maniait très mal la brouette. Quand il nous vit, il s’arrêta brusquement et un des outils qu’il transportait, posé au dessus d’un monticule de végétaux, glissa vers l’avant et vint se planter à nos pieds. C’était un de ces instruments qui servent à arracher les mauvaises herbes et qui possèdent une tête en deux parties : l’une plate et tranchante, l’autre à bout pointu.
– Hé, Josh, fais attention, tu vas blesser quelqu’un avec ce machin ! Ou tout du moins abîmer ses chaussures …
Il ramassa l’engin et le reposa sur le tas d’herbe, la tête à l’intérieur de la brouette et le manche dépassant vers l’avant. Ainsi, il n’y aurait plus d’accident.
– Désolé Jess, j’étais absorbé par la musique et je ne t’ai pas vu.
Je remarquai alors les fins câbles blancs pendants de ses oreilles et qui disparaissaient sous sa veste : des écouteurs.
– Tu dois être venu voir le petit de Mabelle … supposa le dénommé Josh.
– Ça y est, il est sorti de l’œuf ?
– Il y a deux jours … ta mère ne t’as pas mis au courant ?
Jess ne prit pas le temps de répondre et courut en direction de la grange où se trouvait la
créature. Je pressai le pas pour le suivre mais la nouvelle ne m’enthousiasmait pas au point de courir. Je le vis faire coulisser une des lourdes portes, puis il s’engouffra dans le bâtiment. Quand j’y entrai à mon, tour je fus surpris par la lumière qui y régnait. En effet, les portes de l’autre côté de la grange étaient grandes ouvertes et laissaient largement entrer le jour. Pas de trace de mon colocataire, mais je pouvais l’entendre, au dehors. L’intérieur sentait la paille. Le petit brasier entouré de pierres était toujours présent, mais éteint. Quand j’atteignis l’extrémité du lieu, je découvris qu’un enclos était construit contre la grange. S’y trouvait le dragon – ou plutôt la dragonne – que j’avais déjà aperçu et que je pouvais réellement apprécier à présent. Elle était couchée dans l’enclos, les ailes repliées dans la même position, me semblait-il, que la première fois que l’avais vue. Près d’elle s’ébattait – était-ce le bon terme pour ce genre de créature – sa progéniture. Il était de la même couleur que sa mère mais dans une teinte plus vive, la même que son œuf. Ses ailes, qu’il agitait au dessus de lui comme pour se grandir, étaient d’un vert plus sombre que le reste de son corps. À l’inverse du modèle adulte présent à côté de lui, il n’avait pas de cornes sur la tête, ni sur le dos. Pas encore du moins. Cependant, il possédait déjà des griffes acérées et des crocs tout aussi dangereux. C’était comme dans « Jurassic Park » : le vélociraptor était peut-être plus petit que le tyrannosaure, il n’en restait pas moins extrêmement dangereux.
– Bravo Mabelle, tu as fais du bon travail. Il est magnifique !
Jess ne cessait de s’extasier devant le dragoneau et il était vrai que la bête était magnifique … d’une certaine manière.
– Approche Alex. Il ne va pas te manger, plaisanta-t-il.
Je n’en étais pas aussi sûr ! Il y a un âge, petit, où l’on veut goûter à tout ce que l’on trouve … En réalité ce qui m’inquiétait vraiment, c’était la mère. Dès le moment où je m’étais tenu dans l’encadrement de la porte, elle avait posé son regard sur moi et ne m’avait plus lâché. Qu’est-ce qu’il y avait qui clochait chez moi ? Était-ce un comportement normal pour un dragon ou pensait-elle que j’allais faire du mal à son petit ?
Comme si elle avait deviné mes inquiétudes, elle détourna le regard et reporta son attention sur sa progéniture. Celle-ci était aussi intéressée par Jess que lui par elle. L’animal tendit le cou pour sentir la main que lui présentait le garçon, puis remua la tête et les ailes en poussant de petits cris perçants. Il ne devait pas lui sembler appétissant.
– Viens, approche, qu’il te sente, m’encouragea-t-il.
– Non, vraiment, sans façon. Ce n’est pas des manières de se faire renifler quand on ne se
connaît pas…
J’essayais de faire de l’humour mais en réalité je n’en menais pas large…
– Allez, ne fais pas ta chochotte, me taquina-t-il en m’attrapant par le bras pour me traîner
vers le centre de l’enclos.
J’accepterais volontiers d’être qualifié de « chochotte » si cela m’évitait d’avoir à m’approcher de la gueule terrifiante d’un dragon. Mais Jess me retenait par l’avant-bras, exposant ainsi ma main. L’animal s’approcha comme précédemment avec Jess, et huma délicatement ma peau. C’est alors que la dragonne émit un faible son, une sorte de mugissement sourd. À cet appel, le petit renifla à nouveau, plus longuement cette fois-ci. L’espace d’un instant, il délaissa ma main pour me regarder dans les yeux. C’était un acte délibéré : ce n’était pas mon visage qu’il regardait, il avait bien planté ses yeux dans les miens. Il y avait une telle concentration dans ces pupilles vertes, et non jaunes comme celles de sa mère, qu’il me semblait presque pouvoir comprendre les idées qu’il voulait me faire passer. Je vis dans son regard la même incrédulité qu’il voyait dans le mien. Je ne savais pas ce qu’il attendait de moi et, visiblement, il se posait la même question à mon égard. Puis il s’en retourna sous l’aile protectrice de sa mère.
– Pourquoi m’a-t-il sentit deux fois ?
– Je ne sais pas. Je crois que c’est Mabelle qui lui a demandé … Alors ?
– Alors quoi ?
– Qu’est-ce que tu en as pensé ?
– Je ne sais pas … qu’il est gentil de ne pas m’avoir dévoré la main ?
Jess allait continuer, mais on nous rejoignit dans l’enclos. C’était Rosemary Flinn, visiblement de meilleure humeur que lors de notre première rencontre.
– Alors comme ça, mon fils est au clan et il ne prend même pas le peine de venir me saluer ! lança-t-elle tout haut.
– On t’a cherchée mais on ne t’a pas trouvée.
Nous n’avions pas vraiment cherché …
Rosemary s’approcha de Mabelle et posa une main sur la tête baissée de l’animal, en attente de ce geste qui leur semblait familier. L’espace d’un instant, leurs regards s’étaient croisés, mais avec une telle intensité qu’elles semblaient communiquer ainsi. Puis Rosemary me jeta un bref coup d’oeil avant de reporter son attention sur le dragoneau.
– Vous devriez aller manger. J’ai fait des sandwiches, ils sont sur la table de la cuisine.
– Tu as faim ? me demanda Jess.
J’acquiesçai et nous nous apprêtions à tourner les talons quand Mme Flinn ajouta :
– Jess, McAllistair m’a dit qu’il aurait du temps à t’accorder cette après-midi.
– Très bien, merci m’an.
La maison des Flinn se trouvait un peu plus loin dans le village. Elle n’était pas très différente des autres logements du clan qui avaient la particularité de se ressembler sans être vraiment identiques : le revêtement des façades était de la même couleur, les toits faits du même matériaux, même les volets étaient du même bois non teinté. Cependant leur forme variait un peu de l’une à l’autre.
– C’est ici, m’indiqua mon guide.
L’accès à la maison se faisait par un petit chemin de pierres plates qui jalonnaient l’herbe jusqu’à la porte d’entrée. Celle-ci était grande ouverte, mais quel cambrioleur s’aventurerait dans un pareil hameau ? On entrait directement par la cuisine, qui me sembla chaleureuse : suffisamment spacieuse mais basse de plafond, ce dernier étant orné de poutres. Une longue table en bois brut occupait le centre la pièce, fichée de bancs de chaque côté, tandis que le plan de travail était situé le long du mur.
Jess se jeta sur l’assiette préparée par sa mère comme s’il n’avait pas mangé de la semaine.
– Tu sais, parvint-il à articuler en entamant son troisième sandwich, j’ai vraiment cru qu’il
allait se passer un truc spécial tout à l’heure, avec le petit de Mabelle.
– Qu’est-ce que tu entends par « un truc spécial » ?
Mais Jess ne répondit pas. Il semblait soudain gêné et frappé de mutisme.
– Tu croyais qu’il allait se passer quelque chose entre ce dragon et moi ? Tu pensais que
j’allais avoir un lien avec le premier dragon rencontré ? m’écriai-je.
– Pourquoi tu t’énerves comme ça ?
Pourquoi me mettais-je dans cet état ? C’était plus fort que moi, je ne voulais pas de cette vie, je voulais choisir. Mais il n’y avait plus aucun choix possible quand tu te liait à quelqu’un d’autre pour la vie. Cependant, comment le faire comprendre à Jess ? Nous n’avions pas la même vision des choses sur ce point, nous n’avions pas les mêmes rêves … Je ne voulais pas aborder ce sujet avec lui, je n’avais pas envie de m’expliquer.
– Laisse tomber, lâchai-je.
Je reposai mon sandwich à moitié entamé et sortis. Mais être dehors ne m’aidait pas à réprimer les sentiments qui m’envahissaient. Je me sentais menacé au sein du clan, il fallait que je le quitte au plus vite. En me retenant de courir pour ne pas attirer l’attention sur moi, j’empruntai le chemin qui serpentait dans le village et menait à l’opposé de la forêt. Je ne voulais pas retourner en direction du pensionnat car j’avais le sentiment que le même destin m’y attendait. Je passais devant différentes maisons et bâtiments dont je n’aurais su dire à quoi ils servaient. Après un enclos et un verger, la route pavée se transforma en chemin de terre. Une fois hors de vue, je pris littéralement mes jambes à mon cou. Mon cerveau me criait de prendre la fuite, de quitter cet endroit sans me retourner, mon corps lui obéit et je me mis à courir. Les muscles de mes cuisses devinrent vite douloureux tandis que je traversais les vastes étendues d’herbe, mais cette douleur apaisait l’instinct qui m’avait poussé à fuir. Au bout de quelques minutes de course soutenue, je ralentis l’allure. Puis, quand j’eus l’impression de me retrouver au milieu de nulle part, je me mis à marcher. J’avais filé tout droit sans me préoccuper de suivre le chemin qui menait vers le sud, à la sortie du village, car je ne voulais rencontrer personne. Maintenant j’étais totalement perdu, mais cette perspective me semblait moins effrayante que ce qui se trouvait derrière moi. Mais que fuyais-je ? Le clan, les dragons, mon père ? Ou les trois à la fois ? Maintenant que mon cœur reprenait un rythme normal il fallait que je réfléchisse, que je réussisse à comprendre ce qui me mettait si mal à l’aise, m’effrayait et me révoltait en même temps. De prime abord, les histoires de Jess m’avaient séduit, c’était vrai. Mais cela impliquait trop de choses me concernant, et il y avait de nombreuses de zones d’ombre. C’est une chose de découvrir un incroyable secret, c’en est une autre de savoir qu’il va bouleverser toute votre vie. Jess semblait persuadé qu’un avenir de dragoniste m’attendait et qu’au prochain dragon que je rencontrerais, un Lien indéfectible se créerait, nous liant jusqu’à la mort. Mais si cela devait m’arriver, si c’était dans mes gènes comme il le pensait, pourquoi mon père ne m’en aurait-il pas parlé? Georges Calligan, dragoniste et chef de clan, ne mettrait pas son propre fils dans le secret et le garderait ignorant de l’avenir qui l’attend ! Il était si distant avec moi depuis des années, si réservé … Je n’avais pas été surpris qu’il m’ait caché des choses – même si j’avais été choqué par l’ampleur des révélations ! Seulement, l’homme qui vivait avec le clan était différent : il était admiré, sinon respecté de tous. Je me sentais trahi. Non à cause de l’attitude qu’il avait envers moi, mais par le comportement qu’il avait avec eux. Pourquoi avait-il choisi le clan et pas moi, son fils ?
Je comprenais maintenant pourquoi j’avais maintenu loin de moi toutes ces réflexions. Je ne pouvais pas laisser libre-court à mes émotions à Saint Georges où je n’avais jamais un moment de solitude. Le contre-coup fut intense et je dus m’asseoir sur un rocher car mes jambes menaçaient de me lâcher. Pour essayer de me vider l’esprit je fixais les herbes hautes agitées par le vent. Je ne parvins pas cependant à stopper totalement le flux de mes pensées et certaines d’entre elles tournaient en boucle, comme si elles cherchaient désespérément la sortie et se heurtaient aux parois de mon crâne.
Le vent se levait et les nuages noirs qui s’étaient amoncelés étaient synonymes de pluie. Il avait fait anormalement chaud pour un mois d’octobre et l’air semblait s’être alourdi au cours de la journée. L’atmosphère était électrique. Mes cheveux se dressaient sur ma nuque et tout dans la nature était annonciateur d’orage. Quelques gouttes commencèrent à tomber autour de moi et je pressentis l’averse. Je me levai d’un bon lorsqu’un grondement retentit au lointain. L’orage arrivait et je n’avais nulle part où m’abriter. Dans cette lande, j’étais exposé à la pluie mais surtout à la foudre. Au cas où l’orage approcherait, il faudrait que je m’allonge sur le sol en position fœtale pour éviter d’être touché. Si les cours de physique pouvaient me revenir dans les moments comme celui-ci où j’en avais besoin, je devrais sans doute réviser mon jugement sur cette matière, ainsi que mon attention en cours ! Cependant, à cet instant, je préférais trouver un lieu où m’abriter de la pluie avant que celle-ci soit diluvienne, plutôt que rester recroquevillé sur le sol à attendre que l’orage passe. Je décidai de me diriger vers le nord où je pouvais voir la lisière de la forêt qui devait délimiter les terres du clan sur plusieurs kilomètres. Je savais que s’abriter sous les arbres lors d’un orage était une très mauvaise idée mais, avec un peu chance, il ne s’approcherait pas. La pluie s’intensifiait rapidement et collait mes cheveux à mon visage. Le temps de rejoindre le couvert des arbres, j’étais trempé. Je continuais plus avant dans les bois, espérant que la densité de la végétation me protégerait davantage des gouttes. Cette partie de la forêt était ponctuée de blocs de granit dont certains, amassés, formaient des constructions étranges. L’une d’elles me parut former un bon refuge et je m’y abritai. Malheureusement, je devais me tenir accroupi et il n’y avait pas assez de profondeur pour que je puisse être vraiment à l’abri de l’averse portée par le vent. Un coup de tonnerre retentit tout près et je commençais à regretter de ne pas être tranquillement resté au village, ou tout du moins de ne pas être rentré au pensionnat. Maintenant que je ne courais plus, je commençais à ressentir le froid en raison de mes vêtements mouillés. Un éclair zébra le ciel sur ma droite et attira mon attention. C’est alors que je perçus une formation rocheuse bien plus vaste que celle où je m’abritais. Prenant une inspiration comme si j’allais plonger en apnée, je sortis de ma pauvre cachette et courus vers cet abri plus prometteur. J’étais encore un peu plus trempé – si cela
était possible – quand je m’engouffrai dans la caverne. La roche avait remplacé la terre sous mes pieds. L’écho de la pluie était amplifié dans cet endroit qui, à première vue, était vaste puisque je n’en distinguai pas l’extrémité. Un homme de deux fois ma hauteur aurait pu y entrer aisément. Il y faisait aussi étonnamment plus chaud que ce à quoi je me serais attendu d’une grotte. Sans trop savoir pourquoi – m’éloigner du déluge bruyant, peut-être – j’avançai vers les profondeurs de la caverne. Soudain, un autre éclair fendit le ciel et éclaira la pénombre du lieu durant une fraction de seconde. Ce fut assez pour que je puisse distinguer deux grands yeux jaunes dans le noir. Puis, la seconde d’après, le tonnerre se fit entendre dans un bruit assourdissant. J’étais figé, glacé d’effroi.
Une créature se tenait ici, dans les ténèbres. Était-ce déjà la saison de l’hibernation ? Y-avait-il des ours dans ces forêts ? Je sentis un déplacement d’air dans le noir et entendis une sorte de frottement contre les parois rocheuses : la bête se déplaçait.
« Que fais-tu ici ? » tonna alors une voix grave.
Je me retournai pour en être certain, mais il n’y avait personne derrière moi. M’étais-je
trompé ? Étais-ce un homme qui se tapissait au fond de cette grotte ? Impossible, ces yeux n’étaient pas ceux d’un homme.
« Je t’ai posé une question ! » insista la voix avec une autorité menaçante.
– Je … je me suis abrité de la pluie, bégayai-je pitoyablement.
Il y eu un nouveau déplacement d’air, accompagné d’un raclement du sol de pierre. Puis je
vis apparaître devant moi deux énormes pattes pourvues de griffes impressionnantes. Le corps ailé qui les surmontait ne laissait aucun doute quant à la créature à qui elles appartenaient. Une fois de plus je me trouvais face à un dragon, quand j’essayais justement de m’en éloigner.
« Je t’avais dit de ne jamais revenir ! » m’annonça-t-il alors.