Escapade

8 mins

     Ce matin là, comme chaque jour, je m’éveillai avec le soleil, déployant avec délice les ailes
qui m’avaient maintenu au chaud durant la nuit. Je décidai qu’un vol matinal serait idéal pour
commencer cette journée, car la pluie n’avait pas encore fait son apparition et que le pâle soleil d’hiver tentait une percée héroïque au travers des nuages.
     Je me déplaçai sans bruit au dessus de la végétation dense qui constituait mon voisinage.
Une multitude de nuances de verts et de bruns défilait sous moi. Au détour d’une clairière, un détail attira mon regard : un cervidé. Je virai de bord pour revenir sur la zone en question. Le troupeau  était là, paissant tranquillement. Ce ne serait pas un repas d’une grande finesse, mais je m’en contenterais.
     Je savais que je n’avais qu’une seule chance d’attraper une proie ; après mon assaut, le troupeau se disperserait. Je me positionnai face au soleil pour que mon ombre ne me trahisse pas et, le plus silencieusement possible, je fondis sur les herbivores. J’avais été suffisamment rapide et discret pour que le troupeau ne se rende compte de ma présence qu’une fois trop tard. Je capturai une femelle entre mes griffes et l’emportai aussitôt, reprenant de l’altitude. Elle n’était pas bien lourde mais, une fois sa chaire rôtie par mon souffle, elle ferait un repas substantiel.
     Nous autres  dragons, avons une alimentation qui se veut raisonnée, et si nous sommes au sommet de la chaîne alimentaire, ce n’est pas pour autant que nous provoquons un carnage sur notre passage. Cette logique est particulièrement vraie lorsque nous vivons au sein d’une communauté comme celle-ci. Même si les humains possèdent un cheptel conséquent, il ne ferait pas long feu si nous ne nous contenions pas un peu. Il en va de même pour le gibier : si nous consommons sans vergogne toutes les bêtes bien portantes en âge de se reproduire, que nous resterait-il ? Il y a bien sûr des individualistes, certains membres qui ne voient pas plus loin que leur propre faim – aucune espèce n’est parfaite – cependant ces individus sont généralement nomades et leur gloutonnerie n’a que peu de conséquences sur l’écosystème. Ce qui est plus problématique, c’est qu’ils se servent sur leur passage sans se préoccuper d’où provient leur festin et les humains pourraient vite se mettre en quête d’explications. Par chance, avant qu’ils n’aient pu se rendre compte de quoi que se soit, le coupable se sera déjà envolé. Tout de même, par les temps présents, nous devons tous nous montrer vigilants. La belle époque où les dragons étaient crains et respectés par les humains est révolue. Les communautés de chevaliers-dragons ont entretenu le mythe mais, aujourd’hui, nous appartenons aux contes pour enfants. Notre existence reste un secret, cependant il n’est plus pensable d’être aperçu par un profane, le risque serait trop grand pour toute notre population. Ainsi, nous n’avons plus la même liberté pour nous déplacer ni nous nourrir. Le plus simple étant encore de faire partie d’une communauté de chevaliers-dragons même si cela impliquait de dépendre des humains, de se retreindre à un territoire défini. Et qu’est-ce que la notion de limite quand vous possédez des ailes et que tout le ciel est votre territoire ! C’est comme mettre un oiseau en cage, et cela même s’il est nourri et bien traité. Sans doute j’exagère car, somme toute, nos conditions de vie sont confortables, pourtant j’avais peur qu’au bout de quelques générations de ce mode de vie, notre espèce périclite.

                                                                                                  ***

     Le lendemain, notre plan d’évasion fonctionna comme prévu : descendre prendre le petit-déjeuner, puis simuler une promenade dans le parc – bien que le temps, plutôt venteux, ne soit pas l’idéal pour cette activité – un petit arrêt près des écuries pour s’assurer que personne ne nous prêtait attention, prendre la direction du lac qui nous rapprochait des limites du parc, puis bifurquer sur la gauche, droit jusqu’au mur d’enceinte.
     Jess était si heureux d’avoir un complice avec qui faire le mur, qu’il ne parvenait pas à marcher calmement, et des traces irrégulières marquaient à présent le champ qui s’étendait au delà du mur d’enceinte. Il semblait sautiller un pas sur deux – ce qui lui donnait une démarche étrange – et parlait en gesticulant. Je ne pus m’empêcher de sourire devant tant d’enthousiasme, alors qu’il ne faisait que retourner dans le village qu’il avait toujours connu, et je réalisais qu’il avait dû se sentir seul, lui aussi, à Saint Georges. Son cas était différent du mien, sa solitude n’était pas la même – contrairement à moi, il n’avait pas de problèmes pour s’ouvrir aux gens, tout du moins si leur compagnie lui convenait. Il était clair qu’il ne se sentait pas dans son élément à l’école car, dès qu’il quittait le domaine, il abandonnait totalement cet air de défi qu’il arborait comme un masque de combat.
     Lorsqu’il cessa de bavasser suffisamment longtemps pour que je puisse en placer une, je lui demandai sans détours :
     – Tu n’aimes pas les élèves de Saint Georges, n’est-ce pas ?
     – Ça se voit tant que ça ?
     – Un peu, oui, répondis-je en riant.
     – Je n’aime pas leur mentalité. Bien sûr, on ne peut pas tous les mettre dans le même sac. Dans le lot, il y a sûrement des gens très bien, mais ceux que l’on remarque, les élèves qui se mettent en avant, eux, ils ont vraiment une mentalité de chiotte ! Ce sont des fils à papa dont l’argent de poche mensuel comporte trois chiffres avant la virgule, et qui pensent tout savoir du monde parce qu’ils sont partis en vacances à Bali ou qu’ils ont visité New York. Ça me fait bien rire, parce qu’ils ne savent même pas ce qui se passe à seulement quelques kilomètres du pensionnat ! S’ils savaient, s’ils découvraient que des créatures qu’ils prennent pour de la fiction étaient bel et bien réelles, je me demande comment ils réagiraient !
     – Certainement comme moi ! Et moi aussi je suis un fils de riche, je dois le reconnaître. Avant de savoir qui était mon père, tu avais la même opinion sur moi.
     – Mais toi c’est différent… Et tu as bien réagis en découvrant tout ça !
     – En quoi est-ce que je suis différent des autres fils à papa de Saint Georges ?
     – Toi, tu es un gars sympa ! déclara-il en me donnant une bourrade amicale dans l’épaule. Et ton père est quelqu’un de bien. C’est aussi le type le plus respecté du coin, alors tu as de la chance !
     C’est vrai que c’était une chance pour moi, ça m’aidait à m’acclimater à l’endroit et rendait les gens bienveillants à mon égard. Cela m’avait aussi permis de me faire un ami.

     Nous nous séparâmes au village : Jess devait passer chez lui – sa mère tenait à savoir quand il s’y trouvait lorsqu’il faisait le mur – quant à moi, je ne fis que traverser la bourgade pour rejoindre la côte.
     La silhouette du Bougon était si imposante que je l’aperçus de loin au milieu de la lande déserte dont l’herbe humide ondulait sous le vent. Il regardait dans ma direction et semblait aussi m’avoir vu venir. Son air solennel, toujours si hautain, me rappela de le saluer par la courbette habituelle, avant d’entamer toute conversation.
     « Tu es en retard » lâcha-t-il pour tout salut.
     – Mais je ne vous avais pas donné d’heure précise !
     « Il va pleuvoir, tu as donc raté ta leçon de vol du jour. Suis-moi, nous allons nous mettre à l’abri en attendant que cela passe. »
     Je le suivis en direction de la forêt. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber autour de nous. Je fus un peu surpris de constater qu’il nous conduisait dans son antre, car l’endroit n’était pas vraiment confortable, mais à quoi m’attendais-je ? Me retrouver au chaud et au sec, assis sur une botte de paille dans l’une des granges du clan ? Non, bien sûr, cela aurait été plus surprenant encore ! Je m’introduisis à la suite du Bougon dans la cavité rocheuse, cependant cette fois, il n’alla pas retrouver les profondeurs obscures du lieu. Au contraire, il exécuta un demi-tour dans la partie sa plus vaste, puis revint vers l’entrée. Je m’étais mis à l’abri sous le couvert de la roche et attendais qu’il m’explique ce que nous faisions ici. Il s’approcha d’un petit amas de branches calcinées que je n’avais pas remarqué jusqu’alors. Il y eu un bruit, comme un raclement de pierres, puis un souffle sourd, et la relique de brasier reprit vie. Je n’avais pas vu ce qui s’était passé, mais soudain un feu joyeux dansait devant moi.
     – Vous… vous avez fait cela ? balbutiai-je. Vous avez allumé le feu ?
     « Les dragons génèrent leur propre feu, ne le savais-tu pas ? »
     – Si… si bien sûr.
     Si dans les contes les dragons crachent des flammes, il était toujours difficile pour moi d’intégrer que ce qui était écrit dans ces histoires pour enfants était réel. Je devrais pourtant m’y faire maintenant !

     – C’est simplement, continuai-je en reprenant contenance, que je ne comprend pas le
fonctionnement de ce phénomène.
     « C’est une excellente question » approuva-t-il. « Assieds-toi, je vais t’expliquer. »
     Lui-même se coucha devant le feu dans une position qui me parut un peu trop raide pour être véritablement confortable.
     « Nous possédons dans notre thorax, près de nos intestins, une poche où s’accumulent tous les gaz générés par notre corps. Par une contraction du diaphragme nous pouvons expulser ce gaz, qui remonte alors le long de notre trachée et s’enflamme au contact d’une étincelle, provoquée par le raclement des parois du larynx. »
     J’étais assez déconcerté par la précision anatomique de ce discours : dit comme cela, cracher du feu semblait presque normal.
     « Notre larynx est constitué bien différemment du vôtre » poursuivit-il sur le ton de la conversation. « Ses parois sont rugueuses et, en se frottant l’une contre l’autre, génèrent des
étincelles. »
     – Si votre feu provient d’un gaz accumulé, cela signifie que vous n’en avez qu’une quantité
limitée ?
     « Effectivement. Comme tout ce qui est précieux, notre feu doit être employé avec sagesse,
de manière parcimonieuse. »
     Soudain, le mythe du dragon ravageant un village sous un torrent de flammes s’effondra ; ils n’étaient pas ces adversaires invincibles que je m’étais imaginé jusqu’à présent.
      « Pourquoi sembles-tu si content de toi ? » demanda-t-il, m’interrompant dans mes pensées.
     – Mais… rien du tout, me défendis-je. Je pensais seulement : lors d’attaques, ou bien pour
vous défendre, vous devez économiser votre feu pour ne pas vous retrouver vulnérable ?
     « Des attaques ? Mais de quoi parles-tu ? Tu entends souvent parler d’attaques de dragon,
toi ? »
     – Non, en effet, admis-je. Mais il en est souvent question dans les histoires que l’on raconte
au sujet de votre espèce.
     « Tu parles-là d’un autre âge ! Nous ne pouvons nous permettre d’agir ainsi aujourd’hui et malheureusement, nous devons nous cacher du reste de l’humanité, de ces hommes à qui nous avons offert la connaissance dans bien des domaines, ces hommes qui, grâce à nous, se sont élevés au rang d’êtres civilisés ! Quelle place avons nous aujourd’hui dans ce monde ? »
     Il n’était pas difficile de ressentir l’amertume dans ses propos. Visiblement, la vie d’un
dragon n’était pas toujours joyeuse.
     – Dans ce cas, avançai-je prudemment, à quoi cela vous sert-il de pouvoir faire jaillir du
feu ?
     « Je dois avouer que la fonction première est de nous réchauffer. Nous naissons dans les flammes et nous aimons particulièrement la chaleur, même si nous résistons aux climats les plus rudes. Mais le feu est avant tout le signe de notre évolution. Nous sommes la seule espèce, avec les hommes, à avoir la capacité de le créer et de le maîtriser, ce qui nous place au même niveau que vous sur l’échelle de l’évolution. Pour être exact, c’est vous qui vous êtes élevés à notre niveau, si on reprend l’ordre des choses. »
     Nous restâmes silencieux un long moment, à écouter la pluie. Le feu crépitait joyeusement, tous les sons se répercutant sur les parois concaves. Je sentais la chaleur des flammes traverser mon épiderme, s’infiltrant par tous les pores, et compléter ma propre chaleur corporelle qui, toute seule, parvenait difficilement à se propulser jusque dans mes mains et mes pieds. La journée s’annonçait venteuse et pluvieuse, ce qui rendait bien confortable, finalement, ce petit abri, aussi sombre et dur soit-il.
     – Jess voudrait vous rencontrer, dis-je soudain tout fort, perturbant la tranquillité de ce moment.
     Le Bougon me fixa, surpris, comme si je m’étais tout à coup exprimé en une autre langue.
     – Mon ami Jess Flinn, repris-je plus calmement. Il a grandi au clan. Sa mère est dragoniste. Lui, par contre, il ne s’est encore lié à aucun dragon. Enfin ça viendra certainement un jour… quand il aura trouvé le bon…
     « Quel est le but de cet afflux verbal ? » m’interrompit-il d’un ton las.
     – Mon ami souhaiterait vous rencontrer. Seulement si vous le souhaitez, et quand vous le
voudrez.
     « Quand dois-tu le revoir ? »
     – Il doit apporter de quoi déjeuner. On devait se retrouver dans la plaine, mais avec cette
pluie…
     « Dans combien de temps ? » demanda-t-il simplement.
     Je regardai ma montre avant de répondre :
     – Plus ou moins maintenant, en fait…
À ces mots, il se leva, étira ses membres postérieurs, agita un peu ses ailes et sortit sous la
pluie battante, sans un mot. Quand je fis mine de vouloir le suivre, toujours abasourdi qu’il ait accepté sans rien objecter, il me dit alors :
    « Toi, reste ici. Avec cette pluie tu pourrais attraper froid ».
    Puis il s’éloigna dans la forêt, aussi silencieux qu’une ombre.

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