Délation

19 mins

     Qu’est-ce qui m’était passé par la tête ? Un élan de gentillesse de ma part… Une faille, oui !
Ce n’était pas en procédant de cette manière que j’allais me faire respecter ! Les humains ont besoin d’être recadrés, et plus on s’y prend jeune, mieux c’est ! Ils ont oublié le respect qu’ils nous doivent ; ils sont devenus ingrats et présomptueux. Je ne finirai pas comme un de ces cracheurs de feu transformés en animaux de compagnie. Ils trahissent leur race. Nous sommes des dragons, que diable ! Des créatures supérieurement développées, pas des singes savants ! L’honneur de notre espèce était la seule chose qui nous restait à présent, et je comptais bien sauvegarder le mien.
     Autant dire que je n’étais pas d’humeur très amicale quand j’aperçus ce petit humain aux
cheveux noirs. Son visage n’était pas sans m’en rappeler un autre, mais mes pensées agitées
m’empêchaient de trouver la réponse. Il y avait quelque chose de grotesque dans sa situation qui me désarçonna et je finis par le prendre en pitié. Ce jeune humain, trempé par la pluie, se tenait raide et grelottant, un panier à la main. Il me fit penser à un jeune arbrisseau, à peine feuillu et qui résistait tant bien que mal à l’assaut du vent et de la pluie. D’un geste de la tête, je lui fis signe de me suivre mais il resta stoïque, comme pétrifié. Si le jeune Calligan ne m’avait pas assuré que son ami avait grandi au sein du clan, j’aurais pu croire qu’il voyait un dragon pour la première fois. Était-ce la peur qui le clouait au sol ? Je poussai un soupir d’exaspération et une légère condensation s’éleva de mes naseaux, ce qui provoqua enfin une réaction chez ce bipède passif. Il sembla se ressaisir suffisamment pour comprendre ce que j’attendais de lui. Avec une gaucherie qui semblait commune aux humains de cet âge, il me suivit d’un pas pressé.
     Quand je retrouvai mon antre, le jeune garçon que j’y avais laissé s’affairait autour des restes du feu.
     – Je suis désolé, me dit-il d’un ton sincèrement contrit, le feu est presque éteint. Je n’ai pas
réussi à le faire repartir. Jess, tu es là !
     La pauvre petite chose trempée que j’avais trouvée dans la lande se mit à l’abri de l’averse, non sans un certain soulagement. Je soufflai sur les braises qui se remirent à rougeoyer puis repris ma place près du feu, tandis que les dernières gouttes de pluie tombaient des mes écailles et s’écrasaient au sol. Ce n’était rien à côté du ruissellement qui s’écoulait des vêtements du dénommé « Jess ». Tous deux se tenaient un peu à l’écart, toujours près de l’entrée de la grotte, et ils parlaient à voix basse comme si, à cette distance, je ne pouvais pas les entendre :
     – Ouah, s’exclama le nouveau venu, je ne pensais pas que je pourrais le rencontrer si vite !
     – Moi non plus, à vrai dire …
     – Merci à toi de lui avoir demandé.
     Puis il fit un pas dans ma direction, et, comme il voulait visiblement s’adresser à moi, je
cessai de contempler les braises et me concentrai sur lui.
     – C’est un honneur de vous rencontrer, dragon.
      Il avait appris à mettre les formes lorsqu’il s’adressait à mon espèce. Cet humain semblait
avoir été bien élevé.
     Alors que je me faisais cette remarque, je réalisai enfin où j’avais déjà vu ce profil. La
couleur des cheveux était radicalement différente, ce qui m’avait tout d’abord abusé, mais les traits du visage ne trompaient pas : il était le fils de la femme rousse que j’avais déjà vue, arpentant les bois environnants, accompagnée d’une dragonne et de sa progéniture. Ce garçon était donc bien le fils d’un… d’une… comment pouvais-je mettre ce terme au féminin ? Je savais que des femmes, au travers des âges, s’étaient liées avec des dragons, devenant de ce fait des « chevaliers-dragons » mais je n’en avais jamais rencontré. C’était un phénomène qui ne survenait que rarement parmi la gente féminine humaine.
     En silence, gardant mes pensées pour moi, j’observais longuement ces deux jeunes humains. Ce moment me fut profitable car il me permit d’en apprendre d’avantage sur la personne à laquelle j’étais lié. J’avais clairement en face de moi un dragoniste – en devenir – et l’autre non. Je pris plaisir à étudier de quelle manière Alexander avait mis à l’aise son ami, comment il le traitait en égal – ce qui n’est pas anodin quand on sait de quelle manière peuvent être vénérés les chevaliers-dragons au sein d’un clan, en particulier ceux qui sont amenés à diriger, affectant irrémédiablement leur caractère. Ce jeune humain aux cheveux bruns rêvait d’atteindre ce titre si convoité, je l’avais bien remarqué par la déférence et l’attention qu’il me portait. Il avait été élevé dans le respect des traditions et l’affection des êtres auxquels ceux de son clan se dévouaient.
      Il y a des années de cela, lors d’un des mes peu nombreux moments de socialisation, j’avais remarqué la considération de mes congénères pour cette femelle que j’avais revue dans les bois. C’était visiblement le membre dominant de notre groupe, en l’absence de la dragonne du chef de clan. La femelle humaine qui lui était attachée devait jouer un rôle important dans la communauté. Si la hiérarchisation nous était inconnue, à nous autres dragons – les membres de notre espèce se traitant généralement avec respect et civilité – notre fréquentation des humains nous avait obligés à reconnaître l’existence d’un dominant, celui qui serait lié au chef protecteur, car ces créatures ne savaient vivre sans organisation sociale.
     Cette place était autrefois occupée par une dragonne qui avait été prénommée Ella. Elle avait quitté le clan seulement quelques années après mon arrivée sur la côte. Je me souviens encore de la nuit où j’avais atterri sur lande qui bordait la forêt. Je me sentais terriblement las, sentiment que j’avais d’abord associé au temps éprouvant qu’il faisait dans cette partie du pays et aux longues heures de vol que je venais d’accomplir. Je ne savais pas alors qu’un clan protecteur s’était établi non loin. J’avais rapidement trouvé un abri – que je n’ai pas quitté depuis – et comptais repartir au crépuscule. Je fus cependant réveillé au moment où le soleil dépassait son zénith. En tant que représentante de la communauté de dragons et d’humains, elle était venue se présenter à moi et s’enquérir des raisons qui m’avaient poussé à m’établir dans ce lieu. Elle m’avait expliqué n’avoir pu se présenter plus tôt car son chevalier était sur le point de voir sa progéniture venir au monde. C’était un grand moment pour leur clan. Bien que jeune, elle était très civile et m’avait offert le discours typique, me ventant les mérites de son clan et de la région. Les communautés de chevaliers-dragons cherchent toujours de nouveaux membres de notre espèce pour gonfler leurs rangs, dans l’espoir que se créent des Liens, engendrant de nouveaux chevaliers-dragons qui perpétueraient l’ordre.
     Je me rappelle aussi clairement de la nuit où elle a quitté les siens. Pour une raison que je
n’avais pas comprise jusqu’alors, elle était venue me trouver dans ma tanière, avant de prendre le large. J’ignorais tout encore des relations que j’allais entretenir dans le futur avec le dernier né de la famille Calligan, mais son esprit subtil avait dû entrevoir ce qui arriverait. Elle avait deviné, sans que je le sache moi-même, pourquoi je n’avais pas continué mon voyage, pourquoi j’avais été pris d’une langueur une fois foulée cette terre, la nuit même de la naissance d’Alexander Calligan. Sachant tout cela, elle comprenait également le rôle que j’aurais à jouer au sein du clan protecteur. Un rôle qui avait été le sien. C’est sans doute pour cela qu’elle m’avait informé des raisons de son départ.
     Avec la naissance d’Alexander, la lignée était assurée : le garçon avait toutes les chances de se lier et il succéderait à son père en tant que chef de clan. La tradition se poursuivrait, les choses allaient de soi… sauf pour Georges Calligan. Ella avait tenté de le raisonner mais ils ne faisaient que se heurter. Le temps passa, le bébé grandit en bonne santé, mais la situation entre ses parents s’était dégradée. Les secrets devenaient de plus en plus difficiles à garder et les choses auraient été plus simples si Georges Calligan, qui était devenu le nouveau chef de clan à la mort de son père, s’était décidé à révéler la vérité à sa femme, comme le voulait la tradition. Un soir où la dragonne essayait une fois de plus d’exposer son point de vue à son chevalier, une dispute éclata entre eux. Beaucoup de mots furent échangés qui blessèrent leurs cœurs. Le chevalier quitta très en colère la grange où ils s’étaient abrités de la pluie. Quelle ne fut pas la surprise d’Ella de voir la porte se rouvrir, non pas sur son compagnon, mais sur une jeune femme trempée de pluie. Elle ne faisait pas partie du clan, elle ne l’avait jamais vue, et à la mine qu’eut la jeune femme, celle-ci n’avait jamais vu un dragon de sa vie. Il y eut un long échange de regards, en silence, et chacune dû prendre ses résolutions pour le bien de celui qu’elles chérissaient toutes deux. Ella m’avait expliqué, cette nuit-là, qu’elle avait quitté son chevalier pour lui laisser une chance de vivre sa vie telle qu’il le souhaitait, quand le Lien ne lui avait pas laissé ce choix. « On a toujours le choix » furent les dernières paroles qu’elle me laissa avant de s’élancer vers des cieux tourmentés.
      Tous ces souvenirs me revenaient en mémoire tandis que je me laissais bercer par la tiédeur du feu. Une fois encore, je portai le regard sur cet humain en train d’extirper de petites choses blondes et croustillantes d’un sachet. Il ne se doutait pas des sacrifices qu’avaient entraînés sa venue au monde. Il faudrait que je lui en parle. Maintenant que je pouvais communiquer avec un être humain, qui plus est impliqué dans l’histoire, je ressentais le besoin de livrer ce qui était resté secret trop longtemps. Oui, il devait savoir.

                                                                                  ***

     La journée pluvieuse ne nous avait pas permis de voler, et la chose fut remise au lendemain, qui devait être froid et venteux mais sec, d’après le Bougon. Cependant, cette journée n’avait pas été si désagréable : après avoir englouti les sandwiches préparés par Madame Flinn, nous avions attendu que la pluie faiblisse avant de retourner au clan. Le Bougon nous avait accompagnés jusque dans la lande où je lui avais assuré que nous nous retrouverions le lendemain, à la même heure. Je me sentais un peu mal à l’aise de repartir ainsi, alors que la moitié du temps qui était consacré au Bougon et à ses enseignements avait en fait été passé avec Jess. Cependant, mon « professeur » ne semblait pas l’avoir mal pris et généralement, quand quelque chose lui déplaisait, il ne se gênait pas pour me le faire savoir.
     C’est ainsi que Jess et moi reprîmes la direction du clan, à pas rapides, car la pluie n’avait pas totalement cessé. Jusqu’à ce que nous retrouvions le sentier de terre qui nous ramenait au village, j’eus l’impression de sentir dans mon dos le regard du Bougon, mais je ne cédai pas à la tentation de me retourner pour vérifier. Pourtant, c’était bien la première fois, depuis que je fréquentais cette étrange créature, que j’aurais souhaité que le moment passé en sa compagnie fut plus long.
     – Il est quand même drôlement sympa ton dragon, lâcha Jess tandis que nous dépassions les premières maisons du bourg.
      – Sympa ? repris-je, surpris du qualificatif.
      – Oui, enfin pour un dragon solitaire, je ne m’attendais pas à ça ! En tout cas il est attentionné envers toi.
     – C’est ton point de vue ! bougonnai-je.
     – Qu’est-ce qui te déplaît tant chez lui ? s’emporta alors Jess. Il t’enseigne des choses, te
permet de voler, il te garde même au chaud les jours de pluie !
     – D’accord, si tu veux, il est parfait, capitulai-je avec mauvaise humeur.
     Jess s’était posté face à moi et bloquait le chemin. La bruine s’accrochait à ses vêtements et à ses cheveux soigneusement ébouriffés de gel.
     – Ce n’est pas parce que tu l’as rencontré une fois, que tu sais ce que ça peut faire d’être son dragoniste, ripostai-je.
     – Oui, tu as raison, je ne le sais pas !
      Il avait prononcé ces dernières paroles sur un ton dur, mais je pouvais lire sa peine dans son regard.
     – Allez, viens, dis-je en le gratifiant d’une tape amicale sur l’épaule. Allons nous mettre à
l’abri. On aura tout le temps de parler de ça au sec.
     Il se décontracta un peu et nous conduisit chez lui.

 
     Il faisait tout de suite bien plus chaud dans la maison des Flinn ! Les parents de Jess étaient tous les deux absorbés par l’écran de l’ordinateur du salon, Monsieur Flinn assis sur une chaise et sa femme debout, derrière lui, penchée par dessus son épaule, un torchon à vaisselle à la main. Elle se releva cependant en nous entendant entrer.
     – Ah, les garçons ! Juste à l’heure pour le thé ! Comment vas-tu Alex ? Ça se passe bien avec ton dragon ?
     – Alex Calligan ! s’exclama son époux sans même me laisser le temps de répondre à sa
femme. Content de te voir au clan.
     – Tu es toujours sur ce logiciel ? demanda Jess à son père après avoir jeté un coup d’œil à
l’ordinateur.
     – Oui ! J’ai cru avoir saisi son fonctionnement, mais… enfin non. Je ne comprends pas
comment cette chose est sensée nous simplifier la vie. Il faudra que je demande à Georges de passer pour m’expliquer tout ça.
     – Le thé est servi, lança Rosemary Flinn en reposant la bouilloire sur la cuisinière. Alex, tu
ne m’as pas dit comment se passait ton initiation. Tu crée des liens avec ton dragon ? me demanda-telle en poussant vers moi une coupelle de biscuits sablés.
     Comme d’habitude avec la famille Flinn, je n’avais pas eu le temps de placer un mot, ne
serait-ce que pour dire bonjour. Mais maintenant qu’elle me posait à nouveau cette question que j’aurais préféré éluder, un silence intéressé pesait sur la cuisine.
     – Oui, bien sûr. Ça se passe aussi bien que possible… enfin je crois.
     J’avais mâché les derniers mots de ma phrase dans une tentative pour cacher mon
scepticisme, mais la grande femme rousse qui se tenait face à moi, adossée au plan de travail, n’était pas dupe. Par-dessus la tasse de thé fumante qu’elle portait à ses lèvres, je pouvais discerner un regard plein de compréhension. Elle avait saisi que, contrairement à mes maladroites affirmations, tout n’allait pas de soi entre le Bougon et moi.
    Tandis que Jess et son père faisaient à eux seul la conversation sur un sujet que je n’avais pas saisi – j’avais seulement retenu les mots « mouton » et « pâturage » – je me demandais si Madame Flinn ferait part à mon père de ses soupçons. Je ne lui cachais rien et notre entente aujourd’hui était excellente mais, pour une raison que je ne parvenais pas à m’expliquer, je ne souhaitais pas qu’elle lui en parle. Je m’interrogeais sur le motif qui pouvait bien me pousser à vouloir cacher des choses à mon père, quand Jess me sortit de ma réflexion :
     – Ho hé, Alex, par ici !

     Je me dépêchai de le suivre jusque dans sa chambre. Il m’avait toujours semblé qu’un dortoir ne laissait que peu de place à l’individualité, quant à l’inverse, une chambre révélait beaucoup de choses sur son occupant. Celle-ci me parut d’abord assez petite, mais cet effet était dû aux nombreux meubles et objets qui l’encombraient. Malgré tout, elle me sembla chaleureuse. De petites bibliothèques dépareillées avaient été placées de-ci de-là au fur et à mesure qu’augmentait le nombre d’ouvrages pour les remplir. Le bureau était jonché de papiers, crayons, boîtiers vides de CD, mots griffonnés à la hâte sur des post-it. Le lit simple était recouvert d’un plaid en laine orné d’un dragon vert aux ailes déployées. Outre la quantité impressionnante de bouquins qui remplissaient cette chambre d’adolescent, les mobiles suspendus au plafond étaient l’autre chose qui attirait l’attention. Il y en avait de toutes sortes et de toutes tailles, mais tous étaient à l’effigie de dragons. Visiblement, il avait dû commencer sa collection étant tout petit, à en juger par les couleurs passées de certains modèles.
     – Pas du tout obsessionnel, le taquinai-je en touchant de la main une des créatures.
     – Ouais, je sais, me répondit-il en se frottant l’arrière du crâne, manie qu’il avait lorsqu’il
était gêné. Tu sais comment ça se passe : ça commence avec un mobile au dessus du berceau, puis on t’offre des maquettes aux anniversaires parce que tu aimes tellement les dragons, et puis en grandissant tu finis … Bon, OK c’est carrément la honte, je n’inviterai jamais une fille ici !
     – J’imagine qu’avoir des figurines de dragon dans sa chambre, ici, ça doit être assez
commun.
     Je pensais le rassurer mais visiblement, ma remarque ne fit pas passer sa gêne.
     – Tu as sans doute raison… à vrai dire je ne sais pas vraiment à quoi les chambres des autres ressemblent. Je n’ai pas beaucoup d’amis au clan…
     – Pourtant, tu sembles t’entendre avec tout le monde ici.
     – Oui, ce n’est pas le problème. C’est plutôt une question d’âge. Il n’y a personne qui ait le
même âge que moi ici. Ils ont tous quelques années de plus ou de moins et, y a pas à dire, question mentalité, ça change beaucoup de choses. Du coup, je me retrouvais à faire la nounou des plus jeunes ou à essayer de coller aux basques des plus grands, mais généralement ils ne voulaient pas de moi.
     J’essayais d’imaginer ce qu’aurait été ma vie si j’avais grandi ici. Jess et moi serions des amis d’enfance, toujours ensemble, par la force des choses. Je serais sans doute devenu quelqu’un de totalement différent. Aurais-je préféré devenir cet Alex là ? Moins solitaire car ayant grandi au sein d’une communauté soudée ?
    

     Le jour commençait à peine à décliner quand nous reprîmes le chemin de Saint Georges. Mis à part la décoration de la chambre de Jess, j’avais eu l’impression de passer un moment tout à fait normal, entre deux adolescents ordinaires, à discuter musique et jeux vidéo. Comme si ma vie d’avant arrivait à certains moments à rattraper l’existence étrange que je menais ici. Je ne pus m’empêcher de ressentir un sentiment de culpabilité en pensant à Zaac et Amy. Je leur donnais si peu de mes nouvelles !
     Nous n’eûmes aucun mal à pénétrer dans le parc du pensionnat qui était désert. Nous
montions tranquillement à notre chambre – Jess me narrait les commentaires spirituels d’un joueur en ligne sur le dernier jeu auquel il s’adonnait – quand nous tombâmes nez à nez avec Stan, accompagné d’un élève plus âgé qui barrait l’accès à notre dortoir.
     – Les voilà, annonça-t-il à son acolyte. Alexander Calligan et Jess Flinn.
     – C’est bien, tu connais nos noms au complet ! répliqua Jess en tentant d’accéder à la porte.
     Vous pourriez faire votre sitting ailleurs ?
     – Vous avez fait le mur ! nous accusa-t-il d’un air triomphant. Et au sens propre, je vous ai
vu ! Tobias, je les ai vus passer par dessus le mur d’enceinte !
     Le dénommé Tobias, un acnéique dégingandé qui se trouvait être notre surveillant de
couloir, resta impassible en présence de cette accusation mais je perçus dans son regard la lueur du délateur qui avait trouvé sa proie. Cette même flamme brillait dans les yeux de Stan, alimentée de surcroît par un sentiment de vengeance. J’étais sous le choc d’un tel comportement.
     – On est allé se promener dans le parc, c’est interdit ? se défendit Jess.
     – Dans le parc, non. Mais en dehors de l’enceinte de l’établissement, c’est une violation du
règlement qui vous vaudra une exclusion temporaire, répondit Tobias.
     – Je t’avais prévenu, Alex. Je t’avais bien dit que fréquenter ce Flinn allait t’attirer des ennuis.
     – En l’occurrence c’est de toi qu’ils viennent, mes ennuis, répondis-je entre mes dents avant
d’être conduit hors du couloir par le surveillant des dortoirs et son adjoint du jour.
     Nous fûmes escortés jusqu’à l’aile de l’administration où se trouvait le bureau du directeur. Si je comprenais pourquoi Tobias nous y accompagnait, je voyais mal pour quelle raison Stan nous suivait. Notre représentant de l’ordre scolaire dut se poser la même question car il marqua une pause devant la porte qui menait au bureau du proviseur Wilmet et se retourna, lui lançant un regard éloquent. Penaud, Stan recula de quelques pas tandis que nous pénétrions dans le bureau de la secrétaire du proviseur. Bien entendu, en ce samedi soir, Mademoiselle Archer était absente ; néanmoins, Tobias traversa la pièce avec assurance, en direction de l’imposante porte à double battants.
     – Monsieur Wilmet a été prévenu, il vous attend, nous informa-t-il avant de frapper deux
coups secs sur le panneau en bois.
     Un simple « Oui, entrez » nous parvint, mais je pus déjà sentir que nous n’étions pas
vraiment les bienvenus en ce jour de repos du directeur.
     La pièce, vaste pour un simple bureau, était plongée dans la pénombre, éclairée uniquement par une élégante lampe de bureau au pied d’étain. Le proviseur Wilmet voulait-il donner à cette entrevue l’atmosphère d’un interrogatoire ? On trouvait dans cet endroit tout ce que je m’étais attendu à trouver dans le bureau du proviseur d’un établissement tel que Saint Georges : murs coûteusement lambrissés excepté un, qu’occupait une grande bibliothèque emplie de livre à la reliure soignée, un imposant bureau et, bien entendu, exposé derrière celui-ci, des diplômes amoureusement encadrés.
     Le proviseur Wilmet était un homme bien portant, comme le suggérait le renflement de son costume pourtant impeccablement taillé. Il avait cet air respectable qui s’acquiert avec l’âge, renforcé par des cheveux blancs et une courte barbe, soigneusement taillée. Après une pause solennelle durant laquelle il jugea de notre aspect – qui était loin d’être sec – il s’adressa enfin à nous.
     – Messieurs, vous-êtes ici pour un manquement au règlement. J’espère que vous en êtes
conscients. L’on m’a rapporté que vous aviez quitté l’enceinte de l’établissement. Reconnaissez-vous les faits ?
     – Oui monsieur, répondîmes-nous en chœur mais d’un ton assez pitoyable, je dois l’avouer.
     – Bien, répliqua-t-il alors, satisfait de ne pas avoir à démêler le vrai du faux, dans le cas où
nous aurions affirmé être innocents. Vos parents vont être mis au courant de cette affaire et j’aurai un entretien personnel avec eux. Je déciderai par la suite de la sanction qui vous sera attribuée pour avoir enfreint le règlement. Monsieur Grant, vos trouverez sur le bureau de Mademoiselle Archer la liste des parents d’élèves ainsi que leurs coordonnées. Veuillez m’arranger des rendez-vous au plus tôt.
     – Bien sûr, monsieur, répondit-il avant de quitter la pièce.
     J’espérais que Tobias préférerait un appel local et ne prendrait pas la peine de contacter ma mère car, tout d’abord, elle ne ferait pas le déplacement depuis Londres pour une convocation chez le proviseur de mon lycée, ensuite parce qu’il me serait impossible de lui donner une explication sans mentir.
     Monsieur Wilmet n’en avait pas terminé avec nous et il passa à la partie « sermon » de
l’entretien :
     – Sortir, sans autorisation, des limites de l’établissement est une faute grave. Vos parents
vous ont placés sous notre responsabilité. Nous garantissons votre enseignement tout comme votre sécurité mais pour cela, vous devez rester à Saint Georges. Le parc n’est-il pas assez grand, n’avez-vous pas assez d’espace ? Et bon sang, qu’y-a-t-il d’attrayant pour deux jeunes gens au delà de ces murs ? Il n’y a que des terres agricoles et des bois !
     Il s’adossa contre le bureau. Visiblement, un tel degré de perplexité le fatiguait.
     – J’ai eu plusieurs cas de pensionnaires qui franchissaient l’enceinte du parc. Généralement, ils recommençaient, malgré les mesures disciplinaires. Ça pouvait aller jusqu’à l’exclusion temporaire ou au renvoi. Je ne comprendrai jamais une telle obsession…
     Jess et moi échangeâmes un coup d’œil, comprenant mieux que le proviseur ce qui pouvait
attirer certains élèves au delà du mur.
     – En ce qui vous concerne… reprit Monsieur Wilmet avant d’être interrompu par de
nouveaux coups frappés à la porte.
     – Oui, Monsieur Grant, entrez, s’impatienta notre interlocuteur.
     – Ça y est, c’est fait, monsieur. Les parents sont prévenus et ils arrivent. Ils seront là d’ici une demi-heure.
     – Aujourd’hui ? s’étonna Wilmet qui semblait regretter de ne pouvoir en finir rapidement
pour retourner à son jour de repos.
     – C’est que j’ai insisté sur le caractère important de l’affaire…
     – Bon, très bien, consenti alors le proviseur. Ainsi ce sera réglé au plus vite.
     Il nous regarda et soupira, avant de reprendre :
     – Vous deux, vous allez mettre ce temps à profit pour me rédiger chacun une lettre d’excuse. Veuillez passer dans la pièce d’à-côté. Monsieur Grant, restez avec eux.
     Puis il contourna son bureau, attrapa le téléphone qui s’y trouvait et composa un numéro,
comme si nous n’étions déjà plus là.

  
     Sous le regard de Tobias, nous nous installâmes à une table près de la fenêtre, dans le bureau de Mademoiselle Archer. Nous n’avions pas nos affaires de classe, alors Tobias nous dénicha deux stylos ainsi que des feuilles blanches. Jess et moi nous regardions, aussi gênés l’un que l’autre par la nature du devoir qu’on nous imposait. Comment formulait-on une lettre d’excuses ? Dans mon précédent lycée je n’avais jamais eu besoin d’en rédiger, mais je n’avais pas non plus commis d’actes qui m’avaient envoyé dans le bureau du proviseur. Tobias, quand à lui, discutait par la porte entrouverte avec celui que je supposais être Stan, toujours présent dans le couloir. Si ce dernier ne remarquait pas le ridicule de la situation, moi si : il était toujours relégué à l’extérieur alors que c’était lui, l’informateur, le témoin qui pouvait apporter la preuve que nous avions enfreint le règlement ! Pourtant, notre surveillant de couloir se montrait intransigeant : s’il discutait avec lui pour passer le temps, il ne lui permettait pas en revanche de passer le seuil.

 
     Les minutes s’égrenaient lentement et cette journée semblait ne pas vouloir se terminer.
J’avais fini ma lettre d’excuses mais n’étais pas certain qu’elle convienne, étant personnellement plus repentant de m’être fait prendre que d’avoir fait le mur, d’autant plus que la délation venait de mon – ancien – ami. Soudain, sans que j’aie entendu le moindre bruit de pas venant de l’extérieur, l’attitude de Tobias changea. Il prit une posture formelle, échangea quelques paroles rapides avec son interlocuteur, puis ouvrit en grand la porte. Mon père entra, suivi de Madame Flinn. Mus par la crainte, Jess et moi nous levâmes, affrontant avec gêne le regard parental. J’avais largement eu le temps de penser, tandis que je rédigeais cette fichue lettre, aux conséquences de mes actes sur les relations encore fragiles que j’entretenais avec mon père. En me voyant, il lança d’un air amusé :
     – Quelle tête tu fais Alex ! Tu as fais exploser le couloir des sciences en cours de chimie ?
Remets-toi ! me rassura-t-il en me gratifiant d’une tape sur l’épaule.
     Tandis que je reprenais quelque peu confiance, et qu’une ébauche de sourire se formait sur
mes lèvres, Tobias prit la parole d’un ton impérieux :
     – Vous êtes ici car votre fils a manqué au règlement de l’école ! Il a …
     – Oui, oui je sais tout ça, le coupa mon père en balayant ses objections de la main. Vous
m’avez expliqué la situation tout à l’heure au téléphone, et comme ma mémoire fonctionne encore très bien, je n’ai rien oublié de ce que vous m’avez dit.
     – Je…. , se contenta de répondre Tobias décontenancé.
     – Vous alliez sûrement nous introduire auprès du proviseur Wilmet ? Il est dans son bureau
je présume ?
     Le jeune homme bafouilla une réponse affirmative, cependant mon père se dirigeait déjà
vers la porte du bureau en question. Maintenant que j’étais rassuré sur l’état d’esprit de mon père, j’étudiais l’expression de Madame Flinn pour savoir comment elle prenait le fait d’avoir été convoquée, elle aussi, dans le bureau du proviseur. Cependant, elle gardait un masque impassible et les traits de son visage ne me révélèrent rien de ce qu’elle pouvait penser. Peut-être en était-il autrement de son fils qui connaissait mieux que moi les réactions de sa mère. Je voulais poser discrètement la question à mon ami, mais déjà Georges avait toqué à la porte et était entré, suivi par Rosemary. La porte était restée ouverte et Tobias attendait, avec une impatience mal dissimulée, que nous entrions à notre tour pour pouvoir la refermer.
     – Richard, bonsoir ! lança mon père sans se départir de sa jovialité.
     Il traversa la pièce en quelques rapides enjambée et présenta sa main à son interlocuteur.
Monsieur Wilmet, quant à lui, sembla ne pas comprendre la raison de la présence de ce nouvel arrivant, mais lui serra néanmoins la main dans un geste machinal.
     – Georges, que faites-vous ici ?
     – Mais vous m’avez convoqué ! Pour parler des méfaits de mon fils.
     – Votre fils…
     Lentement, ses traits affichèrent son degré de compréhension lorsque Georges abattit ses
mains paternelles sur mes épaules, présentant ainsi au dénommé Richard sa délinquante
progéniture. Tobias, quant à lui, avait nettement pâli en quelques secondes.
     – Richard, ne me dites pas que vous n’avez pas pris la peine de demander son nom de famille à ce jeune homme ?
     – C’est que… enfin, j’ai été un peu bousculé… je veux dire que je n’avais pas fait le
rapprochement.
     – Cela n’a pas d’importance de toute manière. Alex n’est qu’un élève parmi tant d’autres à
Saint Georges. Expliquez-moi plutôt la raison de notre présence ici.
     Le proviseur Wilmet exposa l’affaire à nos parents, s’appuyant sur le témoignage de Tobias. Mon père demanda à entendre le récit des faits de la bouche même du témoin, et on demanda à Stan, qui avait finalement bien fait d’attendre non loin, de venir raconter sa version de l’histoire. Après le réquisitoire, ce fut au tour de la défense de parler. Le principal Wilmet demanda à voir nos lettres et, comme nous nous y étions excusés pour nos erreurs, nous reconnaissions alors notre culpabilité. L’heure du dîner était passée depuis longtemps quand la sentence fut prononcée : nous aurions une retenue de deux heures tous les samedis jusqu’aux prochaines vacances. Wilmet ne rappela pas devant nos parents la menace d’exclusion, et nous en fûmes quittes pour la soirée. Il conclut enfin l’entretien en se levant de son siège, dans le but visiblement de nous raccompagner à la porte. Mon père se leva à son tour et annonça, comme si cela allait de soit à la fin de cette conversation :
     – Alexander, tout comme le jeune Flinn, disposeront à présent d’une dispense régulière pour sortir du pensionnat le week-end.
     Le vieil homme resta interdit devant cette requête qui n’en était pas une.
     – Comment ? Mais, pour quel motif ?
     – Disons qu’ils ont besoin de cours particuliers… Ils seront autorisés à sortir tous les samedis après leurs heures de retenue, et rentreront le soir avant l’heure de fermeture du parc. De même pour le dimanche. Ils passeront donc leurs journées en dehors de l’établissement, mais dormiront à l’internat.
     Pris de cours par une telle entorse au règlement, le proviseur resta immobile. Aucun son ne
sortait de sa bouche, et son visage laissait à deviner qu’il ne parvenait pas à former une pensée cohérente face à tant d’audace.
     – Je suis heureux que nous nous comprenions, Richard, ajouta mon père en lui serrant la
main. Mes amitiés à Bettie.
     Puis, sans lui laisser le temps de se ressaisir, il s’engagea vers la sortie. Trop content de mon sort, je ne me fis pas prier et le suivis, aussitôt imité par Jess. Nous remontâmes les couloirs en une délégation jusqu’au hall de l’administration. C’était le moment de dire quelque chose avant de nous séparer, mais ni Jess ni moi n’osions briser le silence. Finalement, ce fut Rosemary, qui s’était abstenue de tout commentaire jusqu’à présent, qui prit la parole.
     – Si tu ne fais pas preuve de plus de discrétion et de prudence, tu ne mérites pas de sortir,
Jess Allan Flinn !
     Elle n’avait pu se retenir de me jeter un bref coup d’œil mais, même sans cela, j’avais
compris que cette remarque m’était également adressée.
     – Imagine que ce garçon vous ais suivi ! Mais non, attends, tu n’as pas besoin de l’imaginer, c’est déjà arrivé par ta faute !
     Cette fois-ci, je ne pouvais ignorer qu’elle parlait de moi, et rentrai la tête dans les épaules,
me ratatinant sur moi-même pour minimiser l’espace que j’occupais dans la pièce.
     – Hum… intervint alors mon père avec éloquence, la situation est arrangée et ils pourront
désormais sortir du pensionnat pour le week-end, ce qui les préservera de problèmes de ce genre à l’avenir. Mais en tous les cas, faites attention à votre entourage, car je crois que ce mouchard à lunettes vous aura à l’œil, lui.

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