De son côté, Tommy ne se réjouissait pas à l’idée de rentrer chez lui, il trainait le pas sur le chemin de pavés qui menait à sa porte. Au loin, le soleil s’installait doucement dans son lit, colorant l’horizon d’un orange clair qui, malgré sa beauté, ne parvint pas à apaiser la tempête qui faisait rage dans l’esprit de Tommy. Arrêté sur le seuil de la porte principale de sa maison, il tentait de calmer les battements frénétiques de son cœur, son corps tout entier tremblait au rythme de son angoisse, de la sueur perlait à grosses gouttes sur son front, comme de grossières perles de rosée. Paralysé par la peur, il se refusa à ouvrir la porte, souhaitant de tout son être que la foudre le frappe pour mettre fin à son supplice, les yeux tournés vers le ciel, à l’affut de nuages grisâtres. Malheureusement pour lui, ce ne fut pas le tonnerre, mais le grincement sinistre de la porte qui résonna en premier.
Devant lui, la silhouette arrondie de Carole se tenait dans l’embrasure, et le fixait d’un air compatissant. Elle le regardait tristement, comme si, tout comme lui, elle appréhendait la suite des événements. Sans rien dire, elle s’écarta après avoir jeté un rapide coup d’œil derrière elle, laissant passer Tommy qui, ne savait que trop bien ce qui l’attendait. Assis les bras croisés sur sa poitrine, le visage fermé, Gregory Ray fixait l’horloge du salon, accrochée au mur au-dessus de l’écran de télévision, face à lui, sur une table basse, reposaient plusieurs bouteilles de bières vides, ainsi que de nombreux mégots de cigarettes. En entendant la porte se refermer, il détourna le regard de celle-ci, et le posa sur l’adolescent apeuré qui se tenait non loin du porte manteau :
_ C’est à cette heure-ci que tu rentres ?
_ Je…je…je suis désolé, … je n’ai pas vu l’heure.
_ Viens t’assoir ! lui dit-il froidement.
Tommy avança d’un pas hésitant jusqu’à la place que lui avait faite son père, près de lui sur le canapé. Retenant sa respiration, il s’assit le visage tourné vers le sol :
_ Est-ce que tu as une idée du retard que j’ai pris au boulot à cause de tes conneries ?
_ Papa, je…
_ La ferme ! Putain Tommy, est-ce que tu pourrais te montrer un tant soit peu reconnaissant pour tout ce que je fais pour toi ? Tu n’es qu’un ingrat comme ton frère.
_ Papa, je te jure que c’est un mal entendu….
_ Tais-toi ! Alors comme ça tu batifole avec ce petit gosse de riche, hein ?
_ …ce sont des rumeurs…
_ Je t’ai dit de te taire ! Tu es sous mon toit, et tu te dois de suivre mes règles à la lettre. Je vais te rappeler qui commande ici. D’un coup, il projeta Tommy au sol d’un revers de la main, avant de retirer sa ceinture.
_ Non, je t’en prie, arrêtes ! Avait crié Carole d’une voix tremblante.
_ La ferme ! Hurla –t-il.
_ Je t’en supplie… chuchota –t-elle.
_ Tais-toi j’ai dit, c’est mon fils, j’ai le droit de le corriger quand c’est nécessaire. Alors tu ne te mêle pas de ça, sinon je vais me mettre en colère. Dit-il sèchement.
Tommy ne connaissait que trop bien cette scène, il se recroquevilla sur lui-même, le visage à l’abri près de son ventre, couché à même le sol, prêt à recevoir les coups que son père ne tarderait pas à lui donner, sous les yeux brillants de larmes de Carole qui étouffait mal des sanglots de ses deux mains, en se couvrant la bouche.
°°°
Le lendemain, après le cours d’histoire, le duo de choc s’était retrouvé à la cafeteria pour discuter. Les deux adolescents avaient parlé de leurs conversations respectives avec leurs pères, à quel point cela avait été embarrassant, Conrad avait même confié à son ami que cette pénible discussion avec son père avait été la plus longue qu’ils avaient jamais eu. Que ce dernier l’avait rassuré sur ses sentiments à son égard, qu’il pouvait compter sur son soutien, etc… Ils en avaient ri aux larmes, sans prêter la moindre attention aux regards des élèves tierces présents dans la salle, ils en avaient affronté assez la veille pour toute une vie, alors un ragot de plus ou de moins…
_ Non ! Je n’imagine pas l’enfer que ça a dut être.
_ C’était dur, j’avais l’impression de parler à un autre psy, tu te serais fendu la poire en nous voyant.
_ Je compatie frangin…
_ Et de ton côté ?
_ Hein ?!
_ Avec ton père, comment ça s’est passé ?
_ Oh, rien de particulier, à peu près la même chose que toi…
_ Allez crache !
_ Je t’assure, on a presque pas parlé, tu l’as bien remarqué, mon père n’est pas du genre bavard, alors, il m’a juste posé deux, trois questions, entre de longs silences…
_ Et toi, tu lui as dit quoi ?
_ Juste que ce n’était que des rumeurs, qu’on était potes toi et moi, c’est tout.
_ Génial alors !
_ Oui…
Ils se turent un instant, laissant leurs regards respectifs aller et venir dans la cafeteria. Puis, ils entamèrent une tout autre conversation, et passèrent ainsi de longues minutes à discuter calmement, jusqu’à la sonnerie.
Pourtant, il semblait à Conrad que Tommy était plus distant, physiquement. Il ne lui faisait plus de tapes amicales, ne lui passait plus le bras sur la nuque pour le taquiner, ne feignait plus de lui donner des coups de poings dans l’estomac, toutes ces petites choses amicales qui faisaient sa vive personnalité. Conrad savait que ce changement brusque chez Tommy était le résultat de tout ce qui leur était arrivé récemment, et que même s’il le niait, il était touché par tous les commérages qui assombrissaient quelque peu leurs réputations, mais il ne lui en voulait pas, il savait son ami très susceptible et ne pouvait que comprendre sa position. De plus, la conversation avec son père avait dû être plus enflammée que ce que son ami voulait bien l’admettre, il ne s’était d’ailleurs pas attardé sur le sujet et était resté très vague sur les mots de son géniteur. Tout cela intriguait le jeune homme.
Lorsqu’ils rejoignirent leur classe pour la suite de la journée, Conrad remarqua presque malgré lui que les vêtements de Tommy étaient anormalement chauds pour la journée, en effet, le soleil était d’humeur accablante ce jour-là, et pourtant, Tommy était vêtu d’un pullover noir bouffant dont les manches dépassaient légèrement la limite des poignets, et d’un jean trop long, qui ne laissait pas entrevoir la coupe de ses baskets. Il pouvait voir perler des gouttes de sueur sur son front, et l’entendre suffoquer sous la chaleur, sans que jamais il ne se déleste de quelque habit que ce soit. A de nombreuses reprises, il proposa à son ami de lui prêter un des hauts qu’il gardait dans son casier, mais, ce dernier refusait à chaque fois, prétextant avoir très froid et de couver quelque chose et de ne pas vouloir le contaminer. Cela aurait expliqué son comportement, si seulement Conrad l’avait cru, ce qui n’était pas le cas. Mais face au peu de coopération dont faisait preuve Tommy, Conrad se vit obligé de s’incliner. Il se contenta donc de profiter de leurs bavardages incessants, espérant que tout ceci ne cache rien de grave.
Au bout de nombreux jours de comportements plus inquiétants que suspects, Tommy changea radicalement, loin de ne s’éloigner que de Conrad, il s’était presque totalement renfermé, il parlait à peine, gardait ses mains dans ses poches et semblait sans arrêt préoccupé. Parfois, il lui arrivait de regarder en arrière, comme s’il craignait d’être suivit, ou observé. Un jour, alors qu’ils arpentaient ensemble les couloirs de l’établissement, un mètre de vide entre eux, Tommy annonça à Conrad qu’il envisageait de passer l’examen de fin de secondaire en tant que candidat libre, et de poursuivre ses études à l’étranger, il allait donc prendre des cours du soir pour améliorer ses notes et augmenter ses chances d’obtenir une bourse. Conrad avait reçu cette nouvelle comme on reçoit une pierre, lui qui avait organisé sa semaine entière selon les activités qu’ils partageaient, devrait tout revoir, des journées au parc, au cinéma, en passant par les heures de fous rires au fast-food. Mais il ne pouvait pas y faire grand-chose, il prit donc sur lui, et rassura son ami. Au fond de lui, il savait que ce ne serait plus comme avant, mais ce serait toujours mieux que rien.
Les deux premières semaines furent très longues pour Conrad, il sentait de nouveau passer chaque minute, il était bien sûr moins seul qu’auparavant, mais paradoxalement, plus aussi accompagné. Il voyait rarement son ami en dehors du lycée et ne pouvait pas l’appeler aussi souvent qu’il le désirait à cause de ses cours, ce qui avait eu pour effet de rappeler ses vieilles habitudes. Il passait de nouveau ses moments de solitude à dessiner. Avant sa rencontre avec Tommy, ses dessins étaient toujours sombres et tristes, des paysages morts, des déserts… puis des jours après, il s’était surpris à représenter des paysages plus gais, des étendues vertes, des forêts… et là, ses doigts laissaient tomber sur le papier des traits ternes et éparpillé qui allaient et venaient sur la page vierge comme des idées confuses, représentant des formes abstraites, comme si son désarroi tentait de prendre une quelconque apparence.
Il savait qu’à cette allure il aurait vite fait de redevenir l’ermite qu’il avait été par le passé, mais il ne savait pas comment se défaire de cette situation, il ne voulait même pas penser à se faire un autre ami, il ne supportait la présence de personne d’autre. Une copine ? Jamais de la vie. Et l’écran donnait plus de plaisir à regarder lorsqu’on était bien accompagné. Il avait bien pensé à passer plus de temps avec son père mais ce dernier était souvent occupé et quand il ne l’était pas, il était épuisé comme après un marathon, et surtout, il ne voulait pas l’inquiéter, il le savait observateur, et lorsqu’il se rendrait compte de tout ceci, il le renverrait chez le psy ni une ni deux, et se remettrait à stresser. Cela n’échappait pas au jeune homme que son père buvait plus qu’avant, avait perdu du poids et s’enfermait dans son travail pour ne pas penser. Un jour qu’il avait demandé conseil au docteur Nelson, ce dernier lui avait dit de laissé son père faire son deuil à sa manière, et qu’une fois ceci fait, les choses iraient mieux et que leurs vies à tous deux s’amélioreraient. Cependant, Conrad avait plutôt l’impression que les choses allaient en s’empirant, mais que faire ?
Adossé à son siège de bureau, les yeux fixés sur l’écran de son téléphone, il se disait maintenant qu’il aurait mieux value pour lui qu’il n’ait jamais fais la connaissance de Tommy, il aurait eu moins de soucis, moins d’appréhensions sur plusieurs sujets, il n’aurait jamais eu aussi peur de perdre une amitié, on ne pouvait manquer de ce qu’on ne connaissait pas, mais en repensant à la mine réjouie et rajeunie de son père, il changea d’avis.
Il pensait toujours ainsi quand son téléphone sonna, c’était Tommy :
_Hey Tommy, alors, ton cours est terminé ?
_ Ouais, je me disais qu’on pourrait aller marcher du côté des restos asiatiques, on s’arrêterait chez Tino prendre une bière.
_ Cool, t’es où ?
_ En bas de chez toi, manque plus qu’à te grouiller !
_ J’arrive ! avait répondu Conrad sur un ton enthousiaste.
Le bar de Tino se trouvait au croisement des rues septième et huitième, il trônait au milieu d’une multitude de restaurants étrangers, asiatiques pour la plupart, c’était un petit bar conçu à l’ancienne avec du mobilier en bois et des lumières tamisées pour l’ambiance, le duo aimait ce bar en particulier parce qu’il était l’un des rares à servirent des mineures et qu’on y trouvait paradoxalement rarement des « racailles ». Après le stand de hot-dog qui se trouvait à la sortie du quartier qu’habitait Conrad, il fallait tourner à droite et continuer tout droit sur une trentaine de mètres puis prendre à gauche, patienter sur deux cent mètres et deux ou trois pâtés de maisons et on y était. Ils étaient presque arrivés à destination, quand, absorbés par une interminable conversation à propos de la chute ridicule qu’avait faite Thomas Miller durant l’entrainement de l’équipe de foot, imaginant ensemble à quel point son orgueil avait pris un coup, qu’ils ne virent pas arriver deux jeunes filles devant eux et Tommy les bouscula malencontreusement :
_ Oh mince, désolé, je ne vous avais pas vu. S’était excusé Tommy en remarquant la glace à la vanille qui avait fini par terre.
_ Ça vous arrive de regarder où vous allez ? Avait grondé l’une des jeunes femmes.
_ Il s’est excusé non ? Et puis personne n’a été blessé, pas la peine de râler. Avait répondu Conrad, agacé.
_ Ok, ok, on se calme, on est désolé, on peut vous inviter à prendre un verre pour se faire pardonner si vous voulez. Proposa soudain Tommy.
_ Quoi ?! Et pourquoi pas leurs acheter des cartes et des fleurs, non mais. Protesta Conrad
_ C’est d’accord ! Si c’est le grincheux qui paye. Reprit l’autre jeune femme comme pour titiller Conrad.
_ Même pas en rêve ! répondit-il froidement.
_ Je crois que ça ne sera pas possible, dit Tommy sur le ton de la rigolade, comme pour détendre l’atmosphère. Je vais m’y coller plutôt, alors ?
_ Ok, de toute façon on n’a rien d’autre de prévu, et puis c’est si gentiment demandé… fit la jeune femme en face de Conrad en le toisant, un sourire taquin aux lèvres.
Tout cela ne pouvait pas plus mal tomber, pour une fois depuis le début de la semaine qu’il sortait avec son compère, il fallait qu’ils tombent sur deux allumées, décidément, le destin aimait lui en mettre plein les…
Le cours de la soirée n’aurait pas pu être plus assommant pour Conrad, il n’apprit rien durant la soirée qui aurait pu alléger le poids de son ennui. Les deux jeunes femmes étaient sœurs, la plus âgée, une nunuche trop souriante, aux cheveux blonds coupés courts, le teint aussi pâle que la brume, les yeux couleur écorce de chêne, assez grande et la taille fine, se nommait Elisée. Sa sœur, beaucoup moins supportable, plus bronzée, avait les cheveux teints de tellement de couleurs différentes que Conrad évitait de la regarder, de peur de se voir atteint d’aberration chromatique, c’était Monica. Une sorte de lilliputienne punk. Elles vivaient non loin de là avec leur père, près de l’un des nombreux restaurants chinois que comptait le quartier, et de ce que Conrad avait cru saisir de l’interminable conversation, un chien mâle, ironiquement nommé Hot-dog.
Pour le reste, Conrad n’avait pas tendu l’oreille, trop occupé à maudire cette soirée et à compter les mouches qui allaient et venaient entre le bar et les tables. Cependant, il remarqua sans trop de mal que Tommy échangeait des regards complices et des sourires nigauds avec l’ainée des sœurs, un dégoût sans égal lui frappa l’estomac, encore deux dadais qui se faisaient de l’œil, il espérait au fond de lui que ce ne soit qu’un flirt, il ne voulait pas se retrouver à se coltiner les frangines durant ses rares sorties avec Tommy, c’était bien assez dure comme ça. Alors qu’il se soustrayait volontairement à la conversation, Conrad fut tiré de son isolement mental par Tommy :
_ Ce serait cool non ? Hey, Conrad ?
_ Hein ? Tu as dit quelque chose ?
_ Oui je disais que ce serait cool de les inviter au lac mardi prochain après mes cours, t’en penses quoi ?
Cette question résonna comme un coup de marteau dans les oreilles de Conrad, lui qui priait depuis leur entrée dans le bar que cela passe vite pour se débarrasser de ces deux intruses, il comprenait maintenant que son ami avait le béguin pour la nunuche blonde aux allures de none et qu’il allait donc se coltiner les deux sœurs pendant un moment, sacré coup dur. Il n’en n’avait aucune envie, mais il savait aussi que s’il s’éclipsait de ces sorties, il verrait encore moins son ami, il se dit donc qu’il ne perdait rien à attendre que leur petit jeu de charme cesse, après tout, les amours d’ados n’avaient pas la réputation de durer, bien longtemps.
_ Si tu veux, pourquoi pas ? Il avait soufflé ces paroles du bout des lèvres avant de se retirer de nouveau de la conversation.
Loin de ne penser maintenant qu’à cette fin de soirée, Conrad appréhendait tout bonnement les semaines à venir sans trop d’enthousiasme. Heureusement pour lui, les deux jeunes femmes étaient elles aussi mineures et avaient donc un couvre-feu, ils en eurent donc bientôt fini de s’attarder sur des sottises, puis de s’échanger des politesses, puis de se dire au revoir et à mardi, mais comme toujours, le sort s’acharnait sur Conrad, en sortant du bar, il vit le ciel déjà assombrit par les nuages, les premières étoiles qui prenaient leurs marques dans le ciel couleur nuit, et la lune paresseuse qui flânait dans l’immensité céleste. Plus question d’aller ailleurs qu’à la maison, Conrad en avait le moral dans les chaussettes. Il salua Tommy en passant les limites de chez lui, la nuit serait longue après une telle journée.
Ces deux là sont aussi différents qu’ils se complètent. Conrad reste le faible, dépendant et maintenant jaloux. Marrant cette rencontre avec les deux "nunuches" (c’est pas moi qui l’ai dit).
Tommy reste un mystère, trop fier pour se confier, à moins qu’il ne continue à essayer de protéger son ami. Vivement mardi!