A peine dix jours que Conrad était rentré chez lui, dix jours cloîtré à la maison, ne voyant l’extérieur que depuis la fenêtre de sa chambre. Il comptait les minutes, les heures qui passaient doucement et qu’aucun imprévu ne venait perturber. En effet, depuis sa rencontre avec Céline, il n’en avait pas fait de nouvelle, et pour cause, il était resté enfermé dans sa chambre, prétextant le besoin de repos, ou encore, feignant de respecter les indications du docteur quant à sa période de convalescence. Conrad s’était lui-même convaincu que s’il passait une période suffisante sans se servir de ses dons, ceux-ci finiraient irrémédiablement par disparaître, et bien que le temps lui semblait long derrière les rideaux pourpres de sa fenêtre, il s’obstinait à y rester. Il attendrait le temps qu’il faudrait, tout en espérant qu’il arrive vite.
Dehors, le jour s’était levé depuis longtemps, le ciel arborait une mine opaque et grisâtre, il suffoquait derrière l’amas de nuages sombres qui y flottait, de fines gouttes annonciatrice tombaient du ciel, portées par un vent frais. Comme depuis son retour au nid familial, Conrad observait l’extérieur de l’habitation, debout près de sa fenêtre, le regard ailleurs, souligné de cernes béantes. Il ne dormait pas plus qu’il ne mangeait, ne riait pas plus qu’il ne parlait. Le temps passait si lentement qu’il semblait ne pas s’écouler du tout. En dehors de son ennui profond, et de son stress perpétuel, le jeune homme devait affronter un ennemi encore plus terrible, le manque de sommeil. Ses nuits étaient faites de cauchemars sans visages, il lui semblait entendre des voix dans son sommeil, des sortes de murmures plaintifs qui résonnaient dans sa tête toute la nuit durant, répétitifs, comme émanant d’une foule qui scandait son nom, le suppliaient de les aider, des voix qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais entendu, et qui pourtant, l’imploraient.
Une fois la nuit passée, les voix cessaient, mais les souvenirs les remplaçaient, des souvenirs à la fois calme et brutes, qui le harcelaient, des visages, le plus souvent ceux du vieux Smith et de Céline, ces mêmes expressions sur leurs visages, puis, cette lumière, vive et aveuglante… Il se sentait plier sous l’angoisse, poursuivit par ce don qu’il n’avait pas souhaité posséder. Il aurait voulu pouvoir en parler à son père, mais l’idée ne l’avait qu’effleuré, chassée par une autre, une brève image de ce que pourrait-être la réaction de son géniteur, dans le meilleur des cas, il serait de nouveau obligé de voir un thérapeute, et dans le pire, il finirait chez les fous. Il devait donc souffrir en silence, attendant la fin de tout ceci, si elle venait un jour.
Conrad somnolait devant le cadre en bois de sa fenêtre, appuyé contre le mur qui la jouxtait, respirant goulûment l’air humide qui lui parvenait du dehors, épuisé par neuf nuits sans sommeil, lorsque son estomac, las de ne pas avoir été correctement rassasié depuis des jours, se mit à réclamer. Incapable de lutter plus longtemps contre la faim, il quitta sa chambre d’un pas lent et lourd, traînant les pieds et se tenant aux murs du couloir, encore plongé dans le noir. Affamé comme un loup, il aurait couru jusqu’à la cuisine s’il en avait eu la force, au lieu de cela, il y arriva comme une âme meurtrie, en rasant les murs. Là, il poussa les rideaux beiges qui ornaient la petite fenêtre au-dessus de l’évier, avant de marcher jusqu’au réfrigérateur. Il en sortit deux saucissons entiers, ainsi que du pain de mie, du beurre et des cornichons, avant d’aller s’assoir sur une chaise dans un coin du plan de travail.
Alors qu’il savourait doucement un énième sandwich, le dos voûté au-dessus du plan de travail en marbre de la salle à manger, Conrad entendit des cris affolés et plaintifs, venant de l’entrée de la cité. Comme soulevé de son siège par une main puissante, il se dressa sur ses frêles jambes et se rua à l’extérieur. Les cris venaient de la maison des Michelson, à environ quatre maisons d’intervalle de la sienne, d’où s’échappait un épais nuage de fumée noir. Pieds nus, à peine couvert de son pyjama et sans savoir pourquoi, il dépassa les limites de son jardin et longea le trottoir bétonné en courant. Il entendait les hurlements à la fois de l’extérieur et de l’intérieur de sa tête, comme s’ils y résonnaient par écho, alors qu’il courait, il sentait les cris s’intensifier au fur et à mesure qu’il approchait. Devant lui, le quartier tout entier s’était réuni autour de la maison de Christian et Viviane Michelson, qui était dévorée par les flammes.
Conrad connaissait le couple Michelson depuis de nombreuses années, Viviane les avait de nombreuses fois déposé au lycée Merrill et lui, les jours où leur père ne pouvait s’en charger, ce qui, à cette époque, était assez fréquent. Et, lorsqu’il avait eu leur fille, Glory, ils les avaient tous invités pour ses trois mois, tout comme pour ses un an. Depuis l’accident de voiture durant lequel sa mère et son frère avait perdu la vie, Conrad, autant que son père, avait doucement coupé les ponts avec tous, ils ne croisaient que rarement leurs voisins, le plus souvent au supermarché. Mais, bien qu’ils ne soient pas restés très proches, il leur arrivait de se croiser, de se saluer poliment, certaines fois ils ne s’échangeaient que des sourires ou des gestes de la main. Sans plus. Le jeune Homme les revoyait donc réellement pour la première fois depuis longtemps.
Arrivé sur les lieux, Conrad se heurta à la foule qui s’était déjà rassemblée dans leur court plusieurs minutes plutôt, et faisait un brouhaha insupportable. Jetant incessamment de l’eau sur le brasier, qui semblait ne pas vouloir s’éteindre, la foule se hurlait à elle-même d’appeler les secours, tandis que d’imposants morceaux de plafond s’effondraient. De là où il se trouvait, Conrad pouvait voir le couple à qui appartenait la maison, Christian était allongé sur le dos, baignant dans son propre sang qui s’échappait des grandes marques de brûlures qui accablaient son corps, sa femme, Viviane, se tenait à ses côtés, du sang lui coulait sur le front, en un flot inarrêtable, mais elle se portait mieux que son conjoint. Tandis qu’il soupirait de soulagement en voyant la poitrine de Christian Michelson se mouvoir sous sa faible respiration, Conrad se mit à chercher leur fille de cinq ans, Glory. Son cœur s’emballa, suffoquant d’angoisse, il courut au hasard vers les membres du voisinage qui se battaient contre l’incendie leur demandant où se trouvait la petite, comment elle allait, et si elle était blessée, encore et encore, sans que jamais personne ne lui réponde. Des regards interloqués et des épaules haussées lui adressaient des « je ne sais pas ».
Las de ne pas obtenir de réponses, il se rua vers les abords de la maison en feu et se mit à crier le prénom de l’enfant, s’époumonant sans relâche en direction du brasier, soutenu par les multiples voix autour de lui. Alors qu’il fouillait les lieux du regard, il lui sembla apercevoir une silhouette, recroquevillée sur elle-même dans ce qui tenait, peu de temps au paravent, de séjour. Il allait s’approcher quand les sirènes des camions de pompiers retentirent derrière lui et que des mains le saisirent par les épaules pour le ramener. En un battement de cils, des hommes en combinaison se ruèrent sur la maison, des tuyaux dans les mains. De puissants flots d’eau s’abattirent sur ce qui restait de la maison, faisant tomber les murs encore debout. Conrad criait, les suppliaient de faire attention pour ne pas blesser Glory, qu’il l’avait vu dans le salon, les pompiers s’étaient alors couverts et avaient pénétré dans les ruines. Conrad suivait la scène, les yeux écarquillés, le cœur battant et les mains moites. Pour la première fois de sa vie il se mit à prier, de tout son cœur, souhaitant voir sortir des décombres les pompiers et la petite Glory qu’il espérait, toujours en vie. Il leva les yeux vers le ciel, l’implorant, de faire un miracle, comme celui qui avait été le sien… en les baissant, il se figea, son regard s’arrêta sur une fenêtre de ce qui restait du grenier, il y voyait une petite forme, une silhouette mince et affolée qui tapait frénétiquement sur les carreaux en verre des battants, il alerta les pompiers :
_ Au grenier, vite, elle va étouffer. Montez au grenier !
Soudain, il entendit des bruits de multiples pas qui frappaient le sol terreux du jardin, il amena son regard vers la source du bruit, et tomba à genou. Les pompiers ressortaient de la maison, un petit corps chétif et à peine reconnaissable, dans les bras, couvert de débris carbonisés, celui de Glory. Il fondit en larmes, son cœur lui martelait les côtes, il entendait la peine lui enfler les veines, alors que Viviane s’évanouissait près de son mari, à moitié inconscient. Sa vue se brouillait derrière les flots de larmes qui emplissaient ses yeux, il tremblait de tout son être, il hurlait, une main sur la tête et l’autre sur le torse, suffoquant.
En regardant de nouveau la fenêtre du grenier, il la vit de nouveau, elle se débattait toujours avec le verre renforcé qui lui barrait le chemin, Conrad se figea, son corps tout entier se mit à trembler, il revivait pour la première fois depuis dix jours, ce moment si étrange. Sa conscience lui hurlait de rester pour aider Glory, de la seule façon dont elle en avait maintenant besoin, mais ses membres le suppliaient de partir, partir en courant s’il le fallait. Il tentait de trancher entre les deux quand des mains derrière lui le saisirent, en se retournant, il vit Mr Clay, son épaisse barbe blanche pleine de suie, sa chemise à carreaux trempée de sueur et ses fines lunettes de lecture, brisées :
_ Hey mon petit, tu ne devrais pas rester là, tu n’as pas besoin de ça, vu ton état, allez, rentre chez toi.
_ Mais, et Glory ?
_ On ne peut malheureusement plus rien faire pour elle…
_ Et Mr et Mme Michelson ?
_ Ils ont été conduit à l’hôpital, des médecins vont prendre soin d’eux, toi rentre à la maison. Ton père ne trouverait pas ça raisonnable que tu sois dehors dans cette tenue… Disant cela, il lui adressa un sourire tendre qui se voulait réconfortant.
Conrad ne lutta pas plus, il se leva doucement, tous ces jours sans manger convenablement le rattrapaient, la tête lui tournait et le sol semblait se dérober sous ses pieds. Voyant qu’il peinait à marcher, le vieux Mr Clay, le raccompagna jusque devant la porte d’entrée avant de lui donner une petite tape sur l’épaule, et de s’en aller.
Épuisé et au bord des larmes, Conrad s’était assis sur le perron et y était resté de nombreuses heures, sans voir le temps passer. Quand il se releva, la nuit allait tomber, la lune se promenait dans un coin du ciel, déjà accompagnée de quelques étoiles. La foule s’était dissipée, les lumières et les sirènes des camions de pompiers et des ambulances, avaient disparu à l’horizon, emmenant avec elle les Michelson qui avaient été conduits à l’hôpital, et le corps de Glory, à la morgue. L’esprit soumis aux plus grands questionnements, Conrad s’était battu contre cette peur qui l’avait harcelé tout ce temps, cette peur de l’inconnu, il avait mis face à face, sa peur et sa conscience, se demandant s’il se pardonnerait un jour de ne pas avoir aidé Glory, de l’avoir abandonné à sa future errance, il l’imagina à la place de Céline, seule et apeurée, piégée dans une semi-existence que nourrirait le dénie et la solitude. Finalement, il s’était dit que non, et avait aussitôt rebroussé chemin.
La grande maison, devant Conrad, n’était plus qu’un amas de poutres et de morceaux de toiture, carbonisés. De la fumée s’en échappait encore, par fines volutes, et une odeur de carbonisé persistait tout autour. Conrad s’avança vers les décombres, nourrissant un ultime espoir. Une fois à la hauteur des ruines, il appela doucement :
_ Glory ? Tu m’entends ?
_ …
_ Glory, est-ce que tu es là ?
_ Oui.
_ Oh mon Dieu ! Glory ? Où es-tu ma puce ?
_ Ici !
La petite voix provenait du sommet des décombres, à l’endroit où était le grenier, là où Conrad l’avait aperçu plutôt. Il escalada les débris chauds et fumants, retenant des cris de douleurs sous le douloureux contact des braises. Debout sur un tas de tuiles désolidarisées, il fouilla les briques noircies et les tas de charbon fumants, plissant les yeux pour y voir plus clair dans l’obscurité qui grandissait, il parvint à isoler une forme dans le noir, assise sur des briques, les yeux rivés sur le sol, elle pleurait :
_ Glory ? C’est toi ?
_ … Oui, qui est là ?
_ Je m’appelle Conrad, je n’habite pas très loin.
_ Comment tu connais mon nom ?
_ Ta mère nous a ramené à la maison plusieurs mon frère et moi, quand mon père était retenu au travail, et elle nous avait invité aux fêtes qu’elle avait donnée pour tes premiers anniversaires.
_ Ça veut dire que tu sais où sont mes parents ? Tu vas m’emmener les voir ?
_ Non ma puce, je ne peux pas faire ça malheureusement.
_ Pourquoi ? J’ai peur ici toute seule, je veux mon papa et ma maman.
_ Hey ma puce, ne pleures pas… écoutes je sais qu’ils te manquent, mais même si je pouvais t’amener les voir, eux ne te verraient pas…
_ Pourquoi ?
_ Tu n’es pas vraiment là… Oh Seigneur… je ne sais pas comment te dire ça. Tu es parti au paradis mon cœur.
_ Là où sont allés mamie et papy ?
_ Oui, c’est ça !
_ Alors ça veut dire que je ne rentrerai pas à la maison, et que je ne reverrai jamais papa et maman ?
_ Bien sûr que si, parce que tu vas devenir un ange, et tu veilleras sur eux, tu seras toujours dans leurs cœurs et ils ne t’oublieront jamais, moi non plus, comme tous ceux qui t’ont connu.
_ Je vais devenir un ange, avec des ailes !
_ Oui, avec des ailes
_ Hun ! C’est quoi ça ?
_ Quoi donc ?
_ Cette lumière là-bas ?
_ C’est le Paradis, c’est là-bas que tu dois aller.
_ Mais j’ai peur !
_ Il ne faut pas, tu vas revoir ton papy, et ta mamie…
_ Et mon chat Moustache ?
_ Oui, il t’attend, ils t’attendent tous.
Il murmura ces dernières paroles, un sourire à la fois triste et heureux au bout des lèvres. Il resta là jusqu’à ce que la silhouette de Glory ait complètement disparu. Puis, il fondit de nouveau en larme. Il ne parvenait pas à contenir sa peine, tout son corps était secoué de sanglots, il s’en voulait de na pas avoir fait plus, de ne pas avoir été là à temps, de ne pas avoir sauvé Glory. Il eut tout de même un sourire, lorsqu’il repensa à ses paroles, innocentes et naïves, il ne savait pas si elle deviendrait réellement un ange, mais il l’espérait, il éclata de rire en se disant que les ailes et la longue aube blanche lui iraient comme un gant. Scrutant les ruines autour de lui, il réalisa son rôle et la portée de ses capacités, il aurait certes préféré revenir d’entre les morts avec des pouvoirs de super héros, et comme ses homologues, sauver des vies, mais, en repensant au sourire de Céline et l’enthousiasme qu’il avait décelé chez Glory, il se dit que ce n’était pas si mal, et que sauver des vies après la mort, était un assez grand privilège. En se relevant, il prit un air sérieux et d’un ton solennel, il se jura à lui-même que plus jamais, il ne fuirait, n’ignorerait ou n’abandonnerait qui que ce soit, mort ou vivant.
Lorsqu’il rentra chez lui, la maison était aussi vide que lorsqu’il l’avait quitté plutôt dans la journée, l’obscurité régnait dans le salon, le jeune homme n’y voyait pas à cinq mètres. Les yeux rougis par le chagrin, Conrad marcha à tâtons jusqu’à l’interrupteur et alluma les lumières du séjour, il se rendit dans la salle à manger où il rangea les quelques aliments qu’il avait sortis et il tira les rideaux de la cuisine ainsi que ceux de sa chambre, avant de se résoudre à prendre une douche. La journée avait été pleine d’émotions, il avait besoin de s’en remettre. En entendant la porte principale s’ouvrir et la voix de son père dans le salon, il prit une profonde inspiration et s’allongea sur son lit. Il se laissa bercer par le souffle du vent qui se promenait doucement de l’autre côté de sa fenêtre. En moins de temps qu’il lui fallut pour s’en rendre compte, il s’endormit.
°°°
Trois semaines s’étaient succédées depuis la sortie de Conrad de l’hôpital, de longues journées que père et fils avaient senti passer. Entre le stress du travail et ses inquiétudes par rapport au rétablissement de son fils, Édouard se sentait comme comprimé, il pouvait presque sentir ses os se briser sous le poids de l’angoisse, bien qu’il ait allégé son emploi du temps, il vivait chaque minute passée dans son bureau comme un calvaire. Entre son dos douloureux, ses pauses trop courtes et les piles entières de dossier que ses supérieurs prenaient plaisir à lui déléguer… Il ne tarderait pas à en être à bout. Il voyait si peu l’extérieur de son bureau qu’il se perdait lorsqu’il devait porter un dossier ou se rendre à une réunion. Il avait besoin de repos, indéniablement. Néanmoins, sa vie lui était plus supportable, depuis qu’il avait failli perdre Conrad, le courage qui lui avait manqué jusque-là, avait finalement fait surface, et le quadragénaire profitait désormais de chaque minute qu’il passait avec son fils. Que ce soit devant un écran de télévision, à table, ou dans la cour le matin, lorsqu’ils se disaient au revoir, Édouard, était le plus heureux des hommes. Il avait de peu échappé à l’enfer de la solitude, et il remerciait le ciel d’avoir épargné son fils.
Conrad, lui, n’avait toujours pas reprit les cours, les médecins avaient conseillé à son père de lui laisser quelques jours de répit après toute cette aventure. Même s’il travaillait moins, son père n’était cependant pas toujours aussi libre qu’il le souhaitait, Conrad, qui s’était vu assigné à résidence, passait de longues journées seul dans leur grande maison ou dans le jardin, confortablement installé dans une chaise longue en attendant son retour en après-midi, ou en soirée selon son planning. Il avait arrêté le dessin, n’accordant plus grande confiance à cette méthode de thérapie…
Il avait compris énormément de chose dernièrement, prit consciences de bien d’autres, et ça lui avait changé la vie. Son moral était au mieux, si bien qu’il n’avait pas eu besoin de convaincre son père de ne pas de nouveau lui imposer un psy. Il s’était certes attaché au Dr Nelson, mais il en avait assez de se sentir aussi assisté, et surtout, d’être victime de toute cette attention qui ne reflétait en réalité que la pitié qu’il inspirait.
La télé ne faisait plus partie de ses passe-temps, du moins pas en journée, il trouvait qu’il n’y avait aucun plaisir à la suivre seul. Par contre, il s’était mis à écrire, il écrivait des textes pour des cartes de vœux, celles qu’il avait lui-même reçu l’avaient inspiré. Il les remettait ensuite à une de ses voisines, Connie, pour qu’elle les vende dans le petit magasin de jouet de ses parents. Et ça ne marchait pas trop mal, il avait de l’argent deux fois par semaines, pas de quoi partir en vacance à Hawaï, mais largement de quoi se faire plaisir et combler ses quelque besoins. Mais aussi des histoires, inspirées des quelques rencontres étranges qu’il avait faites depuis son réveil à l’hôpital, Mr Smith, Céline Sullivan, mais aussi Elisabeth Richmond qui errait dans les allées de la bibliothèque Henry Schiffer, depuis son décès, survenu après une chute d’une échelle, alors qu’elle rangeait des ouvrages. Conrad l’avait rencontré alors qu’il cherchait un endroit où déposer ses cartes ; ou Symon Bell qui cherchait désespérément son alliance entre les rails du métro… Il avait fait cette rencontre alors qu’il accompagnait son père rendre visite à sa tante Edna, une vielle maniaque de la propreté qui habitait la ville voisine. Et cette pauvre petite Glory.
Cela restait incompréhensible pour lui, il n’était toujours pas capable de faire une stricte différence entre les vivants et les morts, les recherches qu’il avait effectué à ce sujet, n’étaient pas très approfondies, ne s’étant jamais vraiment intéressé au sujet, il ne savait pas où chercher ni même comment. Mais il se réjouissait, tout de même, d’aider tant de personnes à aller de l’avant. Il aurait aimé pouvoir se confier à ce sujet, mais il savait bien que peu de gens étaient susceptibles de le croire ou même de le laisser terminer un seul de ses récits avant de le faire enfermer. Il le savait mieux que quiconque, pour avoir lui aussi fait partie de ces personnes. Pour ne pas perdre le nord sous la pression, il s’était alors rapproché des vivants.
Lui qui, plus tôt, évitait tout rapport avec autrui, se surprenait chaque jour à échanger des politesses et des familiarités avec le voisinage qui l’entourait depuis des années et qu’il ne connaissait pourtant que très peu. Il avait fait ami-ami avec la fameuse Connie alors qu’il se prélassait dans le jardin sous un parasol, elle, sortait les poubelles, et elle lui avait fait signe de la main, sans s’en rendre compte, il lui avait répondu, presque par reflex, et ça avait suffi. En dehors des jours où elle passait récupérer les textes pour les utiliser pour ses cartes, elle passait souvent le voir, elle apportait de quoi grignoter et Conrad faisait de la limonade, ils passaient des heures à discuter de tout et de rien, parfois elle venait accompagnée, par ses deux sœurs, Anna et Lisa, ou avec une de ses amies, Leila. Et puis, lorsque son père rentrait en soirée, ils dînaient, se racontaient leurs journées, ils regardaient la télé ensemble, riaient, se retrouvaient.
Le jeune homme se réjouissait d’autant plus qu’il n’avait pas vraiment gardé de séquelles physiques de l’accident, hormis ses cicatrices post opératoire, il n’avait que quelques courbatures et maux de tête par ci par là, mais rien de grave, et puis, les anti douleur étaient assez efficaces pour qu’il ait l’impression de ne pas avoir de séquelles du tout. Il pouvait savourer pleinement sa nouvelle vie. Mais son père avait tenu à ce qu’un médecin passe le voir au moins une fois par semaine. Au fur et à mesure que s’écoulaient les jours, Conrad se disait que finalement, vivre, ce n’était pas si mal, se faire des amis, ce n’était pas si difficile, être gentil ne lui était pas impossible et que tous les adolescents n’étaient pas forcement stupides, du moment qu’on prenait le temps d’apprendre à les connaître.
La reprise des cours pour Conrad était de plus en plus proche, plus que trois jours de repos et il reprendrait sa vie là où il l’avait laissé, les réveils matinaux, les douches prises à la vas-vite, les petits déjeuners rapides, et très souvent, pas de petit-déjeuner du tout, et les courses après la montre. Loin d’être effrayé, il en avait hâte, hâte de redécouvrir les murs de son établissement sous un autre angle, d’affronter différemment les difficultés et de vivre autrement sa vie, après tout, le Conrad qu’ils connaissaient tous, était mort, un autre était né.