A plus de 700 km dans le sud, un arlequin de vingt mètres de haut s’efforçait tant bien que mal d’écrabouiller (écraser jusqu’à réduire en bouillie) un petit homme de métal qui gigotait dans tous les sens. Ce petit homme ne mesurait pas plus de 1m62 ce qui le plaçait déjà dans la catégorie « petite taille » chez les hommes, sans avoir besoin d’un Arlequin géant en comparaison. D’autant plus que Ethan Redfox n’était pas un homme. Le métal était son élément que générait le cristal présent à droite dans sa poitrine. Il était un élémental.
Ethan Redfox était né en 1890 dans une région de Roumanie qui avait la particularité d’être à la fois extrêmement réputée et terriblement méprisée : la Transylvanie, et s’était installé en France une trentaine d’années auparavant.
Quant à l’Arlequin qui s’efforçait de creuser la terre de ses poings de deux mètres, il avait été invoqué par un adolescent rebelle, furieux qu’on ne le considère pas comme il le voulait et qui venait de découvrir l’étendue de ses pouvoirs de mutant.
De sa taille d’immeuble l’arlequin fauchait l’air de ses bras recouverts de froufrous et turbans en soie qui volaient et ondulaient à chaque geste. Épaulettes en crevées, corsage et collants bleus et blancs, son allure ressortait plus du comique que de l’épouvante. C’était sans compter le chapeau en entonnoir blanc qui surplombait sa tête de poupon. Mais cette bouille était défigurée par l’expression de haine qu’elle dégageait. Animée par des rides qui creusait la peau de porcelaine et faisait contraste avec les pommettes roses et les lèvres rouges en M, lesquelles ne laissaient échapper que des grognements et autres cris bestiaux.
Aucune trace alentour de l’adolescent responsable de son apparition, nul besoin d’être présent pendant les faits. Ethan avait dû tout de même éloigner le géant de la ville, dans les campagnes, plus précisément les prairies. La vue d’un King Kong en France au vingtième siècle était une chose, la destruction d’une partie de la deuxième plus grande ville du pays en était une autre.
Ethan prit appuis sur l’épaule de l’arlequin pour s’éjecter à une distance raisonnable en un magnifique salto arrière afin de faire le point sur les faiblesses de son adversaire. Presque huit minutes s’étaient écoulées pendant lesquelles il avait jouait les chimpanzés à se faufiler entre les membres démesurés. Huit minutes pouvaient paraître courtes mais pour un combat contre un titan elles étaient amplement suffisantes pour fatiguer l’insecte.
Une fois relevé en cliquetis, Ethan fit disparaître le métal qui recouvrait ses yeux. Il lui était difficile de l’admettre devant ses amis, mais la métallisation de ses pupilles et iris réduisait sa vision, détail fort incongru pendant un combat. Le paysage prit alors ses couleurs de printemps, l’herbe verte et grasse avait été piétinée et aplatit, le ciel bleu azuré était dénudé de nuages, aucun animal n’était resté pour admirer le spectacle. Son attention revint sur le géant, sa haine semblait s’être intensifiée, les petits coups de l’élémental n’avait laissés aucune trace sur le tissus soyeux, la fatigue n’attaquait que le petit homme.
-Bah alors mon gros ! T’es pas content parce que t’as pas réussi à m’attraper ? Mais t’as qu’à être plus rapide et moins balourd ! S’écria-t-il avant d’éviter d’une roulade le poing qui s’affaissait.
Il analysa le visage poupin. Même gigantesque, cela restait de la porcelaine et la porcelaine se brisait. Il sauta en arrière quand le poing creusa une tranchée jusqu’à lui. Il espérait juste que le pantin s’effondrerait après avoir perdu la tête. Mais il ne pouvait le savoir qu’en essayant.
Ses jambes de geai s’allongèrent en pilier et l’élevèrent à la hauteur de son adversaire. Dans les airs, il leva les bras et les moula en une grande batte de base-ball. Il se contorsionna pour la ramener devant lui, poussant un cri de rage pour extérioriser sa force. Mais avant que le pilier ne se fracasse contre la tête sphérique, le bras de l’arlequin -apparemment plus rapide que la massue- faucha l’élémental en pleine action, l’envoyant rouler dans l’herbe.
Ethan se redressa, face au géant. Il façonna son plus beau maillet, le fit grandir jusqu’à ce qu’il atteigne la taille de son adversaire et l’asséna sur le couvre-chef pointu. La tête de porcelaine explosa en morceaux qui volèrent tout autour du corps tombant. L’impact fit trembler le sol dans un bruit sourd. Il ne restait plus qu’une poupée de chiffon là où le monstre avait sévi.
Ethan reprit sa forme humaine et fit disparaître le maillet. Sa mission n’était pas terminée, ce n’était pas pour l’arlequin qu’il était venu ce matin.
Non loin de là, le jeune invocateur regroupait ses affaires dans un vieux sac à dos déchiré dans un squat qui fut jadis un appartement. Il ignorait si l’homme en métal était mort ou s’il était blessé mais il avait senti du changement dans son arlequin. Il redoutait le pire, mais il ne contrôlait pas ses invocations. Une fois apparues, elles ne répondaient qu’à la force de ses émotions. L’homme en métal avait voulu l’enlever, c’était lui qui avait cherché le combat. Même s’il ne voulait pas sa mort, l’étranger l’avait bien cherché.
Il ferma son sac et le porta d’une hanse avant d’ouvrir la porte.
-Salut.
Ethan, redevenu blond et gothique, se tenait dans l’encadrement de la porte de son air le plus décontracté.
Le garçon recula, effrayé.
-Hé ! N’ait pas peur, le rassura Ethan en abandonnant sa pose pour une posture qui se disait réconfortante.
-Qu’est-ce que vous avez fait à mon arlequin ?
-Ho ça… je l’ai empêché de m’écrabouiller, si tu permets.
-Ne m’approchez pas ! Je peux le faire réapparaître, vous savez ? Je peux faire apparaître n’importe quoi !
– « N’importe quoi » ?
-Des tas de trucs !
-Bien…, t’emballe-pas petit. Je ne te veux pas de mal.
-Ah bon ? Se décontracta l’ado. Alors qu’est-ce que vous me voulez ?
-Je veux seulement te parler. Je ne suis pas venu pour t’enlever mais pour t’aider.
-J’ai pas besoin d’aide !
-Ah ouais ? Tu trouves ça normal qu’un gosse de quinze ans vive dans ce trou à rat et invoque des géants en pleine ville.
Il ne répondit pas.
-Regarde-moi, je suis « normal » là, non ?
Ethan détestait ce terme, mais il pensait qu’il apaiserait le jeune fugueur, sans faute.
-Mouais…
-Comment ça « mouais » ?! se vexa-t-il.
-Dans le genre vampire.
Ethan baissa la tête vers ses Rangers, son pantalon et son T-shirt noirs.
-A chacun son style, c’est impoli de critiquer.
-C’est franc.
-Ouais c’est ça. Sale gosse. Aller, suis-moi, je vais tout t’expliquer.
Ethan se décala pour le laisser passer.
-M’expliquer quoi ? Demanda l’adolescent en passant tout de même la porte.
-Qui tu es vraiment.