Je porte le nom d’une vierge et celui d’une fleur… C’est de cette façon que ma grand-mère aimait se présenter, avec un petit sourire timide, et j’en déduis qu’elle aimait beaucoup son prénom et était fière de le porter.
Née en mars 1920 dans une famille ouvrière à Thuin, petite ville du Hainaut en Belgique, Marie-Rose avait une jumelle, Suzanne, et faisait partie d’une famille de 10 enfants. Son père était originaire de Chimay mais je n’ai trouvé que peu ou pas de renseignements sur les autres ascendances de la famille. Sans doute s’est-il établi à Thuin en épousant Mathilde Navez…
Ma grand-mère, que nous surnommions Marraine, était une belle personne au cœur simple et généreux. Elle a bercé mon enfance avec des histoires du passé, ses bêtises d’enfant, son amour russe, la vie pendant la guerre et l’arrivée de ma maman, Nina.
C’est sa mémoire que je conte aujourd’hui, avec ses vérités et ses extravagances, ses joies et ses douleurs, afin que mes enfants, qui n’ont jamais connu cette personne merveilleuse, découvrent quelques pans de sa vie et que son souvenir se transmette bien au-delà de sa mort. Si je me permets quelques libertés avec la vérité, c’est que ces histoires remontent à plus de 45 ans et parfois, ma mémoire défaille ou hésite entre telle ou telle version… Mais l’esprit originel est là.
Mémère
Pas maman ou mamy, mais mémère. C’est comme cela que marraine appelait sa maman. Du moins, c’est comme cela qu’elle la nommait quand j’étais enfant.
Mémère était sévère, ayant fort à faire avec ses dix enfants. La plupart du temps seule, son mari travaillant au dehors, les punitions pleuvaient et personne n’avait intérêt à broncher…
Les aînés, pas de chance pour eux, étaient responsables des cadets.
Un jour, Mémère ramena un panier de cerises qui trônait sur la table, véritable appel à la gourmandise. Mais interdiction d’y toucher avant son retour. A cette époque, pas de bonbons, biscuits ou autre douceur. La famille ne roulait pas sur l’or et on mangeait simplement les fruits et légumes qui étaient cultivés dans les jardinets derrière l’école des bonnes sœurs.
Ces cerises attisaient la convoitise de Marie-Rose, Suzanne et Jean, les plus jeunes, qui rôdaient inlassablement autour de la table.
Jeanne, leur sœur aînée qui portait de belles et longues tresses, avait beau les houspiller, la gourmandise eut raison des trois petits bandits qui se ruèrent sur les cerises.
Jeanne tenta d’en sauver quelques-unes en les plaçant dans la poche de son tablier. Le reste fut dévoré et vite digéré…
Lorsque mémère rentra du travail et constata le méfait de ses enfants, il fallut bien désigner un coupable. Et ce fut la pauvre Jeanne qui trinqua ! Les cerises cachées dans son tablier parlaient d’elles-même. Elle se fit gronder, tirer les tresses jusqu’à en pleurer et fut privée de repas, dépitée de n’avoir même pas goûté une seule cerise…
Les framboises
C’est presque l’été, il fait beau et chaud et la campagne est belle.
Les gamins sont intenables et mémère les jette dehors afin qu’ils aillent dépenser leur belle énergie ailleurs que dans ses pieds !
Voilà donc nos plus jeunes à l’affût d’une aventure, Jeanne – une nouvelle fois chargée de les surveiller – sur leurs talons.
Après avoir vadrouillé dans les petites ruelles jusque dans la ville basse, leurs pas les mènent non loin du verger du Père Marcel, personnage méchant et sévère qu’il vaut mieux éviter. Inconsciemment, les enfants se taisent et accélèrent le pas, pressés de dépasser cette zone dangereuse.
Un petit coup d’œil oblique sur le verger en passant et les voilà perdus !
Elles sont là, belles, grosses et juteuses, d’un beau rose flamboyant, gorgées de soleil et prêtent à être cueillies. Il suffit de tendre la main à travers la grille pour les attraper.
L’envie serait-elle plus forte que la peur ? Suzanne s’arrête, Jean aussi. Marie-Rose hésite et s’accroupit, au cas où… Jeanne chuchote de partir. On tient un conciliabule. Les têtes se penchent vers le verger, les yeux observent attentivement. Pas de bleu de travail ni de béret à l’horizon. Le méchant Marcel n’est pas là. Le chemin est désert, personne ne saura rien.
La petite main de Jean se tend vers l’objet de sa convoitise. La belle framboise ronde ne se laisse pas attraper facilement. Il étire son bras, tend ses petits doigts, l’effleure, mais comme un fait exprès, la framboise recule aussitôt de quelques millimètres. Il sent déjà son goût sucré dans la bouche, il la veut cette framboise… Mais il est trop petit ! Ou le fruit est trop loin, c’est une question de point de vue.
Suzanne et Marie-Rose sont plus grandes. Mais ce sont des filles et elles n’osent pas !
Quelles poltronnes…
Alors Jeanne, la gentille Jeanne se dévoue. “Une seule, je cueille une seule framboise pour chacun d’entre nous et ensuite on décampe !” chuchote-t-elle.
Pour Jean et ses sœurs qu’elle aime trop, elle passe son bras mince entre deux barreaux. Ses longs doigts cueillent délicatement une, deux, trois framboises. La quatrième tombe par terre… Elle les donne à ses frère et sœurs et s’apprête à en cueillir une dernière pour elle lorsque soudain, une main rugueuse et large comme une patte d’ours lui attrape le poignet et le tord violemment.
Dans le même temps, un rugissement retentit de l’autre côté de la grille.
De derrière un massif collé à la grille, bien à l’abri des regards, le père Marcel surgit, son béret vissé sur ses cheveux gras, les yeux exorbités, le regard fou, la bouche ouverte sur ses chicots jaunes et sa langue grisâtre.
Jeanne hurle de surprise et de douleur et cherche à dégager sa main mais rien n’y fait, la poigne de l’homme est forte et les doigts sales aux ongles noirs et cassés impriment sur sa peau des marques blanches. Les autres enfants prennent leurs jambes à leur cou en criant de peur, abandonnant l’infortunée Jeanne à son triste sort. Marie-Rose jette un regard en arrière, honteuse d’abandonner son aînée aux prises avec cet infâme personnage. Mais la voix tonitruante du Père Marcel à aussitôt raison de son courage et elle disparaît au détour de la ruelle.
Pendant une heure, Jeanne restera prisonnière de son tortionnaire.
Pendant une heure, ses pleurs retentiront et elle essaiera d’amadouer le Père Marcel. Mais comment toucher un cœur de pierre ? Elle subira les flots de paroles indistinctes ou les mots “sales garnements”, “voleurs”, piètre engeance du pécher”, “pénitence” résonneront à ses oreilles. Les marques sur son bras passeront au rouge, puis au violet.
Ayant estimé la punition assez sévère et peut-être fatigué de vociférer sans fin, l’homme relâcha son étreinte et repoussa Jeanne, lui ordonnant de décamper de sa vue et de ne plus jamais repasser par chez lui.
Jeanne s’enfuit en courant, tenant son poignet malmené dans sa main droite, ses jambes tremblant d’être restées en position accroupie pendant si longtemps…
Aucune trace des trois autres, les sacripants ayant filé se mettre à l’abri dans les jupes de mémère, omettant toutefois de parler de leur mésaventure et de leur sœur lâchement abandonnée.
C’est donc une mémère en colère qui accueillit sa fille vertement et la punit pour avoir osé délaisser ses cadets, la privant de souper et l’envoyant aux corvées, sans lui laisser le soin de s’expliquer.
Bien des années plus tard, ma grand-mère ressentait encore un brin de honte en nous racontant cette mésaventure. Plus jamais elle ne passa devant le verger du Père Marcel et quant aux framboises, elle leur préférait dorénavant les fraises !
Le Chant des Oiseaux
En hiver, après les jours froids et gris de novembre, quand la neige fait enfin son apparition, tous les enfants se réunissent près du Chant des Oiseaux, vaste place à Thuin.
Il y a là une belle pente qui autorise les glissades les plus audacieuses !
Encore faut-il posséder une luge ou un traîneau…
Beaucoup vivent simplement et n’ont pas de quoi acheter ou construire une luge. Aussi toutes les idées sont les bienvenues pour profiter des plaisirs d’hiver.
Chez mémère, l’excitation est à son comble.
C’est dimanche, pas d’école aujourd’hui et mémère les a autorisés à filer s’amuser “loin de la maison”. Les plus rapides ont saisi les poêles à frire et se sont enfuis en claquant la porte.
En posant ses fesses dans la poêle et en tenant le manche dans le sens de la descente, on profite pleinement de la neige et de ses sensations folles et excitantes. Les gamelles sont nombreuses, les bleus aux fesses aussi. On tournoie comme une torpille, on rebondit sur les bosses, mais quelles parties de fou-rires !
Marie-Rose est la dernière à la maison, ayant à peine fini sa corvée de vaisselle.
Il ne reste donc plus qu’une pauvre casserole dans l’armoire, trop haute et trop étroite pour l’usage qu’elle veut en faire. Mais tant pis ! A défaut de grives, on mange des merles…
La voilà donc partie rejoindre les autres, casserole sous le bras.
En chemin, elle rencontre quelques gamins qui se moquent de sa luge de fortune. Peu habituée à sortir sans ses frères et sœurs, elle rase le mur de pierre et presse le pas. Au loin résonnent déjà les cris de joie des enfants.
Sur la place, il y a une joyeuse mêlée. Un chien aboie en bondissant auprès de son jeune maître, des tout-petits s’affairent autour de ce qui semble être un bonhomme de neige tout tordu, les ados s’attaquent avec des boules de neige. Les filles hurlent, les garçons rient. C’est le joli temps de l’insouciance.
Marie-Rose repère les siens. Suzanne et Pauline partagent la poêle à frire de mémère, Jean et Jeanne ont trouvé des sacs en toile cirée qui font très bien l’affaire, les autres se chamaillent en bas avec un couvercle de poubelle.
Impatiente de tester la neige fraîche, Marie-Rose pose la casserole sur le sol et s’assied dessus. Trop petite ! Vraiment trop étroite. Et trop haute. Ses fesses sont loin du sol mais en levant les jambes bien haut, peut-être que ça peut marcher ! En tout cas, ça vaut le coup d’essayer.
La voilà partie, les mains crispées autour des poignées de la casserole. Au début, elle doit pousser un peu pour se donner de l’élan, mais lorsque la pente s’accentue, la casserole prend de la vitesse et Marie-Rose à le sourire aux lèvres. Quelles sensations ! Elle rit maintenant à gorge déployée. “Youhouuuuu, j’arriiiive” crie-t-elle à ceux d’en bas.
Soudain, tout lui échappe…
Une grosse bosse de neige la fait décoller du sol et retomber lourdement dans la casserole. Ses fesses et le bas de son dos s’enfoncent subitement dans le récipient, ses genoux se relèvent au niveau de son menton, la vitesse s’accentue encore et la casserole se met à tournoyer de plus en plus vite avant de décoller dans les airs et d’atterrir lourdement auprès d’Albert qui tend les bras pour tenter de la stopper. Rien n’y fait, c’est à présent en roulant sur elle-même qu’elle termine la descente et finit entre les branches basses d’un arbre qui passait par là.
Aïe… Ouille… Quelle descente ! Albert et Jeanne, un peu inquiets par ce roulé-boulé stupéfiant, se précipitent vers elle pour l’aider à se relever. Ils lui tendent la main, tirent, tirent encore. Et là, quelque chose cloche. Rien ne se passe. A chaque fois qu’ils tirent, c’est tout le corps qui vient avec, casserole y comprise !
Marie-Rose est coincée… “MARIE-ROSE EST COINCEE !”.
Tous les enfants déboulent vers eux, rient, se moquent, imitent la position de Marie-Rose, se tiennent les côtes.
La honte ! Mais quelle honte, pense-t-elle. Pendant des minutes qui semblent interminables, Albert tire sur ses bras tandis que Jeanne et Suzanne tiennent les poignées de la casserole.
Enfin, Marie-Rose parvient à s’extraire de cette maudite casserole et atterrit en vol plané, face la première dans la neige, jupe et jupons relevés, sous les applaudissements et hourras du public improvisé.
Heureusement, rien de cassé, sinon son honneur blessé.
La casserole est intacte.
Mémère ne sera pas fâchée.