Pour cette partie de l’histoire de Marie-Rose, je dispose de très peu d’éléments. Marraine était très pudique et n’aimait pas parler d’elle, encore moins de ses amours. C’est donc très librement que je vais interpréter ce pan caché de sa vie.
Nous sommes en 1939. Marie-Rose et Suzanne ont fêté leur dix-neuvième anniversaire il y a quelques semaines. En grandissant, leur ressemblance s’est atténuée, tout comme leur blondeur d’enfance. Marie-Rose est légèrement plus grande et plus élancée que Suzanne mais c’est surtout leur caractère qui les diffère. Marie-Rose est restée timide et discrète, rougissant au moindre compliment, tandis que Suzanne affiche une assurance qui fait envie à sa jumelle.
La vie à la maison a beaucoup changé. Les aînés ont quitté le nid. Jeanne vient de se marier avec Raoul et habite à présent à Bruxelles. Albert, le bel Albert, est décédé il y a quelques années dans un accident de moto. Il venait d’avoir dix-huit ans. Marie-Rose songe souvent à lui et son cœur est triste, avec ce grand vide qu’elle ne parvient pas à combler.
Petit Jean est devenu grand et ne supporte plus le moindre câlin.
Il ne reste que 3 enfants à nourrir. Marie-Rose et Suzanne travaillent toutes les deux et apportent leur contribution au ménage, ce qui rend la vie beaucoup plus facile. Mais l’ambiance est triste. La gaieté semble avoir déserté la maison de la rue Parfait-Namur.
Avec l’âge, mémère est devenue encore plus sévère et houspille sans raison les jumelles. Toutefois, celles-ci n’ont plus peur de ses réprimandes, la dépassant d’une bonne tête, et mémère sent bien qu’elle n’a plus beaucoup de prise sur ses filles. Elle continue de les houspiller “par principe”… La mort d’Albert l’a endurcie et la fatigue d’une vie de dur labeur l’a rendue aigrie. Mais jamais ses enfants ne l’ont entendue se plaindre et elle n’autorise pas la moindre pleurnicherie à la maison.
En ce troisième dimanche de mai, il règne une agitation inhabituelle au premier étage. Les jumelles sont enfermées dans leur chambre – qu’elles ont réaménagée à leur goût depuis le départ de Jeanne et Pauline – et mémère les entend rire et se chamailler depuis plus d’une heure. Assise sur un tabouret de cuisine, elle écosse les petits pois avec Céline, l’une de ses aînées venue lui rendre visite. C’est jour de fête à Thuin et tambours et coups de canon résonnent depuis la veille dans toute la ville. Son mari participe à la marche de la Saint Roch, comme chaque année. Elle ne le verra donc que très peu durant ces trois jours.
Mémère se souvient avec quelle fierté elle regardait son mari défiler dans son bel habit de zouave aux premières années de leur mariage, quand la vie lui semblait plus facile.
C’était il y a si longtemps !
Aujourd’hui, elle préfère rester chez elle, loin de toute cette agitation et de la foule qui se presse pour assister aux défilés. Monter de la ville basse à la ville haute lui est de plus en plus difficile. Dans les bousculades, elle butte bien trop souvent sur les pavés inégaux, le souffle lui manque et le son des fanfares lui donne mal de tête.
Ce soir, pour la première fois, elle restera seule. Ses enfants, son mari, tous seront à la fête. Pas bien grave, pense-t-elle. Elle pourra se détendre, essayer de déchiffrer la gazette puis aller se coucher dans la pièce du bas afin de ne pas être dérangée par le retour des siens.
En haut, une porte claque, aussitôt suivi par un bruit de cavalcade. Les jumelles dévalent un premier escalier puis leur pas ralentit en abordant la volée de marches qui mène à la cuisine. L’escalier est très raide. Elles sont obligées de descendre en crabe en se tenant à la rampe, le souvenir des quelques chutes étant toujours vif dans les mémoires…
Les jeunes filles se tiennent à présent devant leur mère, arborant fièrement leurs robes créées pour l’occasion. Suzanne porte une robe de coupe droite d’un beau rouge sombre, agrémentée d’un petit col pointu et d’une ceinture dorée qui souligne sa taille. Bien entendu, mémère la trouve indécente, trop courte (elle lui arrive à peine mi-mollet !), trop voyante (ce rouge tout de même !). Mais Suzanne n’en a cure et se fiche des commentaires de sa mère en se balançant, mains sur les hanches.
Marie-Rose, en retrait de sa sœur, a récupéré chez sa tante un coupon de tissu à petites fleurs bleues et s’est taillée une robe toute simple, un peu à son image. Les manches légèrement froncées aux épaules se resserrent aux coudes, un joli col claudine blanc bien fermé tranche avec le motif fleuri et une ligne de petits boutons blancs partent du col jusqu’à la taille.
Spontanément, Céline hôte de sa tenue sa ceinture blanche pour la glisser autour de celle de sa cadette. Cette petite touche finale décroche un sourire satisfait à mémère, qui s’empresse de se ressaisir avant de leur lancer un “Ça ira bin comme ça” et de leur prodiguer ses derniers ordres quant aux vauriens qui traînent dans les bals de village. Elle en sait quelque chose, leur père… La suite de son monologue s’éteint dans les bruits des tambours qui se rapprochent de la ville haute. Marie-Rose et Suzanne profitent de l’aubaine pour s’enfuir en riant, entraînant Céline à leur suite.
Voilà, mémère est seule. Elle laisse s’épanouir sur son visage un vague sourire. Ses deux dernières sont belles. Un jour proche, elles partiront à leur tour et offriront leur amour à pauvre idiot incapable de les rendre heureuses… A moins qu’elles ne soient plus intelligentes qu’elle. Bah, on verra bien !
La rencontre
Marie-Rose est tout essoufflée d’avoir rejoint le beffroi en courant, à la poursuite de ses sœurs. Suzanne et Céline se sont noyées dans la foule et elle aspire à se reposer quelques instants avant de partir à leur recherche. Elle s’éloigne de la grand’rue vers le beffroi, traverse la place et s’accoude aux remparts, contemplant comme souvent les jardins suspendus s’étalant sous ses pieds. Qu’elle aime cet endroit, qu’elle aime cette petite ville pittoresque aux maisons de briques rouges. Elle pourrait dessiner ses ruelles les yeux fermés ! Tout en bas, la Sambre sinue paresseusement et elle distingue même la gare de l’autre côté du pont.
Il y a un peu de monde autour d’elle, les gens se pressent pour admirer la vue sur la vallée.
A sa droite, un groupe de garçons et de filles fument en parlant fort. A sa gauche, une famille rit des grimaces du plus jeune. Plus loin, un jeune homme blond la regarde en souriant. Aussitôt, Marie-Rose baisse les yeux, contemple le bout de ses chaussures avant de tourner la tête à nouveau vers l’inconnu. La famille s’éloigne des remparts, il est toujours là et semble la dévisager intensément. Marie-Rose ne sait pas quoi faire. Elle n’a pas l’habitude qu’on fasse attention à elle et se sent mal à l’aise.
Elle s’apprête à partir lorsqu’une main se pose sur son bras. Aussitôt, elle recule, désemparée, car l’inconnu se tient devant elle. Il s’adresse à elle dans un français teinté d’un lourd accent qu’elle ne parvient pas à situer et peine à comprendre ce qu’il lui dit.
Il répète sa phrase plus lentement en articulant bien les mots et cette fois-ci, Marie-Rose comprend qu’il la salue et lui demande la permission de lui faire la conversation. Devant autant de galanterie et de gentillesse, sa méfiance s’estompe et elle se prend à détailler son inconnu.
Il est un peu plus grand qu’elle, plutôt mince, il a les cheveux clairs, ni tout à fait blonds, ni tout à fait châtains. Ses yeux semblent verts mais difficile à dire sans plonger son regard dans le sien ! Et surtout, il a l’air d’un jeune adolescent à peine sorti de l’enfance. Quel âge peut-il bien avoir ?
Marie-Rose répond du bout des lèvres qu’elle est d’accord pour discuter quelques instants. De tout façon, elle ne risque rien avec tout ce monde qui circule autour d’eux.
Alors, ils parlent. Tout d’abord, c’est lui qui pose les questions. Comment s’appelle-t-elle ? Habite-t-elle à Thuin ? A-t-elle des frères et sœurs ? Des questions générales pas trop indiscrètes qui finissent de mettre Marie-Rose à l’aise. Elle se prête au jeu et se met à parler d’elle, un peu et à l’écouter parler de lui, beaucoup.
Elle apprend ainsi qu’il s’appelle Gleb. Il vient de Russie, d’Ukraine plus précisément, et termine ses études à Bruxelles. Il a entendu parler de la Saint Roch par les amis étudiants avec lesquels il est venu et qu’il a perdu dans les bousculades du cortège.
Comme elle, il a beaucoup de frères et sœurs et sa famille vit à Nikopol, sur les rives du fleuve Dniepr.
Au début, elle peine à le comprendre. Tous ces mots qu’elle ne connaît pas et cet accent auquel ses oreilles ne sont pas habituées ! Patiemment, il explique, raconte sa vie, sa famille, la Russie, la révolution, les paysages, ses envies de voyages…
Et elle l’écoute, subjuguée par sa voix si grave, par ce monde étrange qu’elle découvre au travers ses paroles, par la façon dont ses yeux se plissent quand il rit, par cette manière de se tenir auprès d’elle. Ni tout à fait proche, ni tout à fait loin.
Sans doute abusera-t-il de sa crédulité en lui contant les aventures de son grand-père, Capitaine des armées du Tsar, et de ses cousines, princesses déchues de la cour de Nicolas II. Ou peut-être pas… Qui peut le dire aujourd’hui ?
Les heures se sont égrenées sans que Marie-Rose s’en rende compte. Son bel étudiant l’a emmenée manger des pommes d’amour à la kermesse et l’a serrée dans ses bras en valsant au musette de la rue du Moustier. Ayant retrouvé ses amis sur le départ, il l’a quittée en lui donnant rendez-vous le samedi suivant à 12h00, sur les remparts du beffroi.
Marie-Rose à le cœur à l’envers.
Dans son petit lit, elle se remémore chaque instant de cette soirée.
En rentrant, elle a fureté partout avant de mettre la main sur le vieil atlas et a examiné attentivement la carte de la Russie. Dieu que ce pays est grand ! Pareil avec le dictionnaire. Nicolas II, Tsar de Russie. La famille Romanov, le palais de Tsarskoïe Selo, les cosaques, Raspoutine… Tout se mélange dans sa tête, tout cela est trop grand, trop fort pour elle. Elle finit par s’endormir, terrassée par tant d’émotions.
Suzanne est catégorique. Il ne viendra pas ! Il s’est moqué d’elle, de sa naïveté et l’a déjà oubliée.
Pourtant, lorsqu’elle descend la grand rue, il est là à l’attendre, debout près du beffroi.
Et il sera là les samedis suivants, se libérant à chaque fois que c’est possible.
Marie-Rose vit sur un nuage. Il l’aime, il le lui a dit en la raccompagnant à la gare hier soir. Pour une fois, c’est elle qui est venue à Bruxelles. Ils se sont rencontrés chez Jeanne, pour faire taire mémère qui refuse que sa fille de 19 ans rencontre un homme sans chaperon.
Jeanne aussi est sous le charme. Il est si beau, si intelligent, et surtout si instruit…
Gleb et Marie-Rose se marient en 1940. Il a 18 ans, elle en a 20.
Ils emménagement chez mémère, en attendant que cette fichue guerre se termine.
Gleb s’est engagé dans l’armée. Il est si beau en uniforme !
Ses permissions le ramènent auprès de sa jeune femme à chaque fois que c’est possible.
En janvier 1943, Nina voit le jour. C’est Gleb qui a choisi le prénom de sa fille, en honneur à sa famille et à ses raçines.
Depuis quelques mois, Marie-Rose n’a plus de nouvelles de son mari. Il semblerait qu’il soit retenu prisonnier du côté de Liège. Le mot “collabo” parvient à ses oreilles. Fichue guerre…
Voici Marie-Rose seule pour élever sa toute petite fille…