13 mai 1940
A peine mariée, Marie-Rose se retrouve seule, Gleb ayant été rappelé par son régiment.
La vie à Thuin n’est pas facile. Les échos de la guerre sont partout et chaque soir, la famille se réunit – avec d’autres habitants de la ville haute – autour du poste de radio de Fernand, un voisin de la rue Parfait-Namur. Certains pensent que la guerre ne va pas durer. D’autres sont inquiets et songent à quitter la ville.
Marie-Rose reste optimiste. Il faut qu’elle soit optimiste ! Tous les hommes vaillants, dont son mari, sont partis combattre. La France et l’Angleterre se mobilisent…
Mais pour une fois, mémère montre son inquiétude. Ayant vécu la grande guerre, ses misères et ses horreurs, elle craint pour la vie de ses fils partis au front. Les “boches” comme elle les appelle, elle les connaît et elle en a peur. Pas pour elle, mais pour ceux qu’elle aime.
Depuis quelques jours, l’aviation allemande survole Thuin et les alentours tandis que les premiers réfugiés venant de l’est du pays fuient vers la France toute proche. Des troupes de soldats traversent la ville. Refoulés de la région de Liège, ils se dirigent à présent vers Charleroi.
Ce soir-là, Marie-Rose et Suzanne regagnent leur chambre sous les toits. A la demande de Suzanne qui n’aime pas rester seule en ces temps troubles, Marie-Rose est revenue s’installer dans son petit lit et la nuit, elles reprennent leurs chuchotements d’antan. Mais les sujets de leurs conversations sont tout autres…
Suzanne est terrorisée par par les sirènes d’alerte qui se déclenchent de jour comme de nuit, par les avions qui s’approchent et tournoient dans le ciel, par le bruit des pas des soldats qui sillonnent la ville. Malgré ses efforts, Marie-Rose ne parvient pas à effacer ce trou qu’elle a dans le ventre et qui enfle démesurément à chaque fois qu’un avion survole la ville. Elle pense à Gleb, si loin d’elle. Il voudrait certainement qu’elle soit forte et courageuse. Alors, pendant de longs moments, elle rassure sa jumelle, trouve les mots qui apaisent et finit par se réfugier dans le sommeil, les cils bordés de larmes contenues.
Demain, elle ira se présenter au centre médical installé par l’armée française.
Ce mardi 14 mai, lorsque Marie-Rose ouvre les yeux, il fait jour depuis peu. Elle est seule dans la chambre, Suzanne étant déjà partie travailler. Rapidement, elle se débarbouille au broc d’eau posé sur la commode et enfile des vêtements confortables.
Personne ne l’attend dans la cuisine. La table contient les restes d’un petit-déjeuner que Marie-Rose s’empresse de débarrasser. Mémère déteste le désordre…
Justement, où est mémère ? Marie-Rose la trouve allongée sur la banquette de la chambre du bas. Elle a les yeux clos. La tresse qu’elle porte habituellement en chignon serré sur le haut de la tête est à moitié défaite sur son épaule. Son souffle est court et sa bouche crispée. Marie-Rose s’installe auprès d’elle, lui prend la main et la pose délicatement sur ses genoux. Elle est sèche et rugueuse, abîmée par des années de travail et porte çà et là de petites cicatrices. C’est tout à coup une évidence qui saute aux yeux… Mémère vieillit…
Quel âge a-t-elle à présent ? Marie-Rose compte les dizaines et s’arrête à six. Dans quelques mois, mémère fêtera son soixantième anniversaire, soit quarante ans de plus qu’elle.
En la détaillant attentivement, Marie-Rose s’en veut de n’avoir pas vu la fatigue et la vieillesse s’installer sur le corps de sa maman. Tout occupée par son amour naissant pour Gleb et par son mariage, elle avait tout simplement la tête ailleurs.
Vaguement coupable, elle décide de prendre soin d’elle. Justement, mémère la fixe de ses yeux gris-bleus et retire prestement sa main du genou de sa fille. Ne jamais montrer sa faiblesse, telle est la devise de mémère. Mais comment en est-elle arrivée à confondre faiblesse et affection ?
En dépit de ses réticences, mémère passera une petite heure à se faire bichonner par sa fille. Marie-Rose lui lave les cheveux, les brosse longuement et refait une belle tresse serrée avant de lui masser les mains à l’huile d’amandes douces et de lui limer les ongles. Même si elle ronchonne par principe, Marie-Rose voit bien que mémère apprécie ce moment d’intimité qui leur fait oublier pour un temps la rudesse de ces temps difficiles.
L’après-midi, mémère à du travail à faire alors Marie-Rose décide de se rendre au centre médical.
La ville est en pleine agitation. Un train sanitaire stationne en gare, des convois militaires traversent le pont de la Sambre et de nombreux soldats vont et viennent entre la gare et la ville basse. Alors que Marie-Rose arrive en vue du beffroi, une terrible nouvelle se propage dans toute la ville : un train de réfugiés s’est fait mitrailler à la gare de Lobbes, à moins de 4 km de Thuin. Beaucoup de civils ont été touchés et sont évacués vers Maubeuge et Saint-Quentin.
Marie-Rose est interpellée et rejoint un groupe de femmes qui trient de vieux vêtements et en font des bandes pour les services médicaux. Pendant quelques heures, elle s’efforce de ne pas écouter les rumeurs de plus en plus inquiétantes qui circulent parmi elles. Quelques aïeules prennent un méchant plaisir à effrayer les plus jeunes en leur contant les affres de la grande guerre. Le moral baisse en flèche. Heureusement, une infirmière apparaît et fait taire les oiseaux de mauvais augure, avant de les libérer de leur tâche.
Il est bientôt 18 heures. Marie-Rose prend le chemin du retour afin d’aider mémère à préparer le repas. En avançant dans la rue Parfait-Namur, elle distingue Suzanne et deux de ses sœurs, Pauline et Céline, à proximité des remparts.
A cet instant précis, les sirènes d’alarme retentissent dans toute la ville. Un vent de panique souffle aussitôt dans les ruelles de Thuin, annonciateur d’une catastrophe imminente. Les quatre femmes se précipitent dans leur maison toute proche, prennent mémère par le bras et l’entraînent dans la cave semi-enterrée qui leur sert d’abri de fortune à chaque alerte. Céline n’a pas le temps d’allumer la lampe à pétrole qu’un bruit strident, reconnaissable entre tous même si on ne l’a jamais entendu auparavant, leur vrille les oreilles. Mues par un même instinct de survie, elles s’accroupissent sous la table de la cave, mains plaquées sur les oreilles.
Et l’horreur s’installe. Dans l’obscurité, le sifflement des bombes qui déchirent les airs, les secousses des explosions et des hurlements lointains se mêlent au bruit de moteur des bombardiers qui n’en finissent plus de cracher leurs engins de mort. Le sol et les murs de la maison tremblent, de la poussière tombe du plafond. Suzanne et Céline sanglotent tandis que mémère, Marie-Rose et Pauline prient Sainte-Marie Mère de Dieu de les protéger.
Soudain, tout s’arrête… Encore quelques grondements lointains puis c’est tout.
Après quelques minutes d’un silence presque insoutenable ou chacune retient son souffle, les sirènes de fin d’alerte résonnent enfin. Un soupir de soulagement retentit dans la cave. La première, mémère reprend ses esprits et touche le visage de ses filles pour s’assurer qu’aucune n’est blessée. Les femmes se relèvent et s’étreignent toutes, mêlant larmes, gémissements et caresses affectueuses.
La porte de la cave s’ouvre violemment et Fernand apparaît, laissant par la même occasion entrer la lumière du jour. Son visage porte les traces d’une terreur sans nom. “Dieu merci, vous êtes là ! Vous n’avez rien ?” Il prend mémère par le bras et l’aide à monter les quelques marches qui séparent la cave de la cuisine avant de la faire asseoir sur une chaise. Puis il les délaisse pour s’assurer que personne n’est blessé dans les maisons voisines. Pauline et Marie-Rose décident de l’accompagner tandis que Suzanne et Céline peinent à se remettre de ce choc violent.
Au dehors, une odeur de brûlé et une poussière épaisse assaillent aussitôt les deux femmes. Des cris retentissent, proches, lointains, tandis qu’une fumée noire monte de la vallée. Elles courent jusqu’aux remparts et de là, distinguent en contrebas l’horreur qui a frappé la ville. Les tirs des bombardiers se sont concentrés sur la ville basse, visant sans doute la gare et le pont. La Maison du Peuple et les Magasins Réunis sont détruits, ainsi qu’une vingtaine de maisons. Un champ de ruines s’étale à présent sous leurs yeux. Sur la Sambre, deux péniches ont disparu. Il règne un chaos indescriptible partout dans la ville.
Hébétées, elles rejoignent la maison et là, Marie-Rose laisse enfin sa douleur la submerger et ses larmes couler. Tous ces morts, ces blessés, ces enfants orphelins, ces maisons détruites, tout ce mal, cette peur qui tenaille le ventre et crispe les boyaux…
Tout ça pour quoi au juste ? Elle ne sait pas, elle ne comprend pas… Elle ne comprendra jamais.
Les jours suivants, Thuin sera à de nombreuses reprises la cible des bombardiers allemands. Les incendies s’étendent. Face à la ville haute, les waibes sont évacuées par l’armée française qui fait également sauter le pont de la Sambre. Bon nombre d’habitants ainsi que les fonctionnaires, agents de polices et gendarmes casernés à Thuin quittent la ville, qui devient une ville fantôme.
Mémère et ses filles n’ont pas d’autre endroit où aller. Elles décident, comme d’autres dans la même situation, de rester vaille que vaille et de survivre à ce désastre.
Le 17 mai, les troupes allemandes envahissent la ville. Il n’y a plus de combats. L’occupation peut commencer…
Super !