K.K – 1

18 mins

Chapitre 1:

Être normal ne signifie pas être comme tout le monde, mais j’ai comme l’impression que c’est la seule définition acceptable. La normalité rythme le quotidien de chacun, les erreurs des autres, leur différence en somme, amusent les bonnes personnes. Un groupe gigantesque, dans lequel tout le monde espère y trouver sa place.

Est-ce pour cela que je porte cet uniforme ? Non, certainement pas. Mais plus j’observe le gris de la jupe, ou même mes initiales brodées en lettre d’or sur ma poitrine, je doute de cette fidélité que j’ai toujours eu envers moi-même. S’accepter, est une des règles que je me suis imposée, afin de ne pas sombrer dans une subtile folie, comme mes autres camarades. Mais l’école privée semble porter une certaine affection à cette démence que tout le monde chérit sans cesse.

Je ne vois vraiment pas comment je pourrais contourner cette règle. Mais il faut que je trouve une solution. Il est hors de question que je me présente au lycée avec un double “K” sur mon veston noir.

—  Kelly ! Tu descends oui ? Tu vas être en retard !

Mes yeux glissent machinalement sur le reflet de mon horloge sur le verre impeccable de ma vitre. Arriver en retard ne m’intéresse pas beaucoup. Je ne veux pas donner une mauvaise image de moi à mes nouveaux professeurs, en cette nouvelle année. Arriver à l’heure, comme tout le monde, est une question de principe, et non de fidélité. Je dois au moins cela à cette école qui m’accepte, contrairement à d’autres…

—  Kelly ! Tu bouge oui !

—  J’arrive, ‘Lie !

Je ne peux m’empêcher de tirer la langue à cette fille aux boucles brunes coincée dans son uniforme morose. Je récupère mon sac, exaspérée par la vue de mon reflet dépeint de toute joie de vivre, et dévale l’escalier quatre à quatre, avant de me planter sous les verres noires des lunettes de ma tante.

— C’est pas trop tôt, soupire-t-elle en plissant ma jupe d’un revers de la main.

Je la repousse aussitôt, et lui lance un de ces regards qui vous fait suer, habituellement. Mais tante ‘Lie a finit par s’accommoder de cette manie que j’ai lorsque je ne me sens pas à l’aise, alors tout ce qui traverse son visage, c’est une expression d’émerveillement.

—  Tu es magnifique ! s’exclame-t-elle en attrapant une de mes boucles.

Elle tire doucement dessus, et la lâche brusquement, la laissant remonter tel un ressort.

— Magnifiquement sinistre ? demandé-je, d’humeur sarcastique. Je sais, je sais. Mais ça ne durera pas très longtemps, ajouté-je dans un murmure vicieux.

Un terrible soupire s’échappe d’entre les lèvres charnues de ‘Lie, laquelle me dévisage au travers de ses verres qui perdent peu à peu leur teinte noire.

— Cette école va nous coûter plusieurs milliers d’euros au mois, me rappelle-t-elle en prenant le soin de marteler chaque syllabe. Fais-moi la promesse que tu feras des efforts pour ne pas t’attirer d’ennuis, s’il te plait.

Ses petits yeux verts cherchent dans mon regard cette lueur qu’ils espèrent tant voir briller. Mais en vain, je me contente de la fixer profondément, priant pour que le noir de mes yeux se fassent ressentir, cette fois-ci. Elle m’attrape les mains, et je sens mon cœur se déchirer déjà sous sa petite voix implorante.

—  Kelly, ma chérie, murmure-t-elle doucement, tu es ma petite prunelle, tu le sais ça, n’est-ce pas ? Je ne veux que le meilleur pour toi. Cette école est la dernière qui veuille bien de toi. Je suis prête à payer une fortune pour ton avenir, alors s’il te plaît, mets-y du tiens aussi.

De pénibles secondes s’écoulent avant que ma conscience ne me supplie d’acquiescer. Après tout, ce n’est que pour deux petites années. Seulement deux.

Nous rejoignons la voiture dans un silence angoissant, que j’impose inconsciemment. ‘Lie jamais ne parle lorsque je suis angoissée, probablement parce qu’elle est persuadée qu’elle n’est pas apte à me conseiller dans ce genre de situation. Et pourtant, c’est la seule qui puisse m’apporter ne serait-ce qu’une poignée de réconfort.

Mes doigts triturent inlassablement la ceinture, tandis que mon regard rester fixé sur l’horizon, sans pouvoir se détourner de la sinistre perspective d’apercevoir un reflet fade chaque matin, et ce pendant deux ans. Comment peut-on vivre ainsi ? J’ai l’impression de faner sous la distance qui s’écourte sous les pneus de la Mercedes.

—  Je peux pas ! hurlé-je, au détriment de la promesse que j’ai faite, il y a quelques minutes à peine.
 
‘Lie frappe violemment ma cuisse, m’arrachant un grotesque cri aigu, avant de laisser ses doigts se crisper autour du volant. Elle s’est raidit sur son siège, et sa respiration est à présent lente et peinée.

—  Tu m’as fais peur, p’tite folle, maugrée-t-elle. Je peux savoir ce qui te prend ?

—  Comment est-ce que je pourrais vivre avec ces vêtements ? Tout ce noir, c’est déprimant…

Elle comprend aussitôt ce que je veux dire par-là, puisqu’elle déglutit bruyamment, et passe une main sur sa joue, désormais contrariée. Je ne supporterais pas de me voir chaque matin avec cette tenue, je sais d’avance que mon cœur en souffrira.

—  C’est un uniforme, Kelly, soupire-t-elle péniblement. C’est pour aller à l’école, et pas ailleurs.

Je m’accroche de toutes mes forces à ces paroles, et m’efforce de ravaler mes larmes en vue de l’établissement grandissant sous le bleu de mes yeux. Un palace de pierre, dressé au centre d’une cours verdoyante, peuplée d’autres élèves en uniforme. Toute cette terre, tout ce noir porté, rend la remontée du souvenir inéluctable.

— Kelly, tu dois y aller, le portail va bientôt être fermé, m’avertit tante ‘Lie.

Elle m’embrasse tendrement les joues, mais ses lèvres sur ma peau ne me libère pas de cette léthargie terrifiante, qui s’emmêle peu à peu au souvenir des larmes qui s’écrasaient sur le cercueil de ma mère. À chaque fois que je levais les yeux, je ne voyais qu’une masse de noir, pleurant des larmes hypocrites, puisque deux jours plus tard, chacun jouissait déjà de ce qu’elle avait laissé derrière elle.

Mes doigts se crispent douloureusement sur la poignée de la porte, et mes pieds semblent refuser de se poser sur le trottoir.

—  Kelly, s’il te plaît, m’implore ‘Lie, le regard humecté par les larmes menaçantes. Ce sont juste des fichus écoliers, dans un lycée.

Je m’étais promis de ne jamais être comme tout le monde, parce que dans le fond, je ne le suis pas. Je me suis promis de ne plus porter de noir, parce que j’ai grandis, parce que je suis parvenue à avancer. Et aujourd’hui, je me retrouve à devoir me trahir moi-même.

Chaque pas que je fais en direction du grillage surveillé de près par des vigiles est douloureux. Il m’enfonce un poignard plus gros dans la poitrine, déchirant peu à peu le pansement qui recouvrait mon cœur, pour qu’il cesse de pleurer des larmes de solitude.

Les voitures circulent près du lycée, et j’ai presque envie de me jeter sous l’une d’elle, si cela pouvait me permettre d’éviter les Enfers, qui ne sont plus qu’à quelques pas de moi. L’inspiration impuissante que je prends me donne la force de tendre ma carte de lycéen, sur laquelle apparaît un visage neutre, terriblement pâle, dont le regard semble avoir oublié de vivre.

J’avais douze ans sur la photo. C’est presque douloureux de penser qu’un jour, j’ai ressemblé à cela. À une petite fille désillusionnée, perdue dans les abîmes de la souffrance qu’inflige la solitude des orphelinats. On a beau être entouré d’enfants, cela ne vous fait pas sentir moins seul.

Le vigile opine du chef, et me rend ma carte avant de me céder le passage dans l’enceinte de la cours. C’est fait. Je suis dans la gueule du loup, dans la fosse aux serpents. Appelez cela comme vous le voulez. Je quitterais cet endroit maudit que vendredi. Seulement vendredi.

Mes mains moites s’agrippent aux bretelles de mon sac lourd, qui ne fait que courber d’avantage mon échine qui a déjà été écrasée par les événements passés. J’ai l’impression de porter sur moi ma maison, la dernière chose sur laquelle je peux compter. Il contient, en quelque sorte, tout un kit pour survivre à cette semaine qui sera probablement plus dur que ce à quoi je m’attendais. J’étais persuadée que l’uniforme me laisserait indifférente, mais une fois encore je me suis trompée. Comme lorsque j’étais persuadée que ma mère se relèverait, comme les autres fois.

Mes poings broient en leur creux cette naïveté que j’ai abandonné à l’orphelinat. Ou du moins, c’est ce que je pensais, jusqu’à aujourd’hui, ou je me retrouve à éviter les autres, en dépit du courage que je me croyais posséder, il y a des semaines de cela.

J’aperçois, malgré mes efforts pour masquer la pâleur de mon visage derrière le brun de mes boucles, quelques regards curieux, et quelques lèvres se remuer près du creux d’une oreille à mon passage.

Des rentrées tardives, j’en ai fais des tas. Mais malgré tout, je n’arrive pas à me débarrasser de cette angoisse oppressante que l’on ressent lorsqu’on débarque au beau milieu de nul part, sans le moindre repère.

Je traverse la cours, le bleus de mes yeux rivés sur le gris de mes ballerines, qui finissent, après de longues minutes à marcher, par marteler le marbre de larges marches. Je pousse difficilement une lourde porte de bois, qui s’ouvre sur un majestueux hall d’entrée, dont le haut plafond est soutenu par d’imposantes colonnes de marbre, finement ouvragées. Sur les façades de la pièce, ornée d’un timide brouhaha, dont je ne semble pas être la cause, reposent de larges casiers, empilés les uns sur les autres, accolés pour ne former plus qu’une masse de métal blanche.

Je m’empresse de sortir de la poche de mon veston un petit bout de papier, qui m’a été communiqué par la vie scolaire il y a une semaine, afin de prendre connaissance du numéro de mon casier. Il a été entouré sur un plan, grossièrement crayonné sur la feuille.

Je le tourne maladroitement, tentant tant bien que mal de m’y repérer. Mais même si cela avait été une image parfaitement claire, j’aurais été incapable de m’orienter. Je songe un court instant à demander de l’aide, mais à peine la pensée m’a-t-elle arracher une douleur à la poitrine que la sonnerie retentit. Je ne peux réprimer un faible soupire de soulagement. Ce lycée ne doit pas être très grand, je finirais bien un jour ou l’autre par tomber sur mon casier, par hasard.

Le hall était impressionnant, mais les salles de classes, quant à elles, font à peine la taille de ma chambre. La chance m’a permis de surprendre deux autres lycéens discuter de la classe à rejoindre, et l’un d’eux s’avérait être dans la mienne. Je l’ai suivis discrètement, mais je crains devoir à nouveau compter sur mes talents d’espionne pour retrouver la salle de classe, les jours suivants. Les couloirs sont dignes d’un labyrinthe. Ils se croisent, s’emmêlent, puis se séparent plusieurs mètres plus loin, pour rencontrer d’autres couloirs.

Nous ne sommes que huit. Huit élèves confinés dans cette salle exiguë, où le professeur manque à l’appel. Son siège en cuivre est orienté vers un tableau à craie. J’espère que les cours sont d’avantage d’actualité que ce tableau vert, recouvert d’un voile de poussière blanche.

Toutes les tables du fond sont occupées, me contraignant à prendre place au second rang, entre un dénommé “J.C” et “L.M”, deux garçons à lunettes, à l’allure stricte. Mes yeux, un peu trop curieux, ne peuvent s’empêcher de jeter un coup d’œil aux autres lycéens.

Du coin de l’œil, j’aperçois derrière moi un haut chignon noir, et l’oreille de sa propriétaire. À sa gauche somnole un garçon aux boucles rousses, et au petit nez retroussé, maquillé de petites tâches brunes. Mes observations sont interrompues par l’entrée fracassante de la professeure d’histoire, dans un tailler bleu-nuit.

Coiffée d’un foulard assorti, elle scrute les moindres recoins de la pièce de ses grands yeux noirs. Son visage impassible dégage un air de mépris. Cette impression se fait plus forte lorsqu’elle bat quatre fois des paupières, le regard rivé sur moi. Elle s’avance d’une démarche leste mais ferme, laissant le bout de ses talons effleurer le sol à chacun des pas élégants qu’elle effectue, main sur la hanche. Arrivée à ma hauteur, elle penche la tête sur le côté, sous les regards intrigués des autres élèves dont elle semble avoir oublié la présence. Mon cœur résonne atrocement fort dans mes oreilles, si bien que je crains que chaque personne ici est capable de l’entendre.

Le visage de la professeure, aux traits fins, ne me paraît plus que comme la tête d’un serpent prêt à m’avaler d’une seconde à l’autre. Mes ongles cherchent aveuglément une chaire à gratter, dans l’espoir d’y déterrer une once de réconfort. Mais sans l’aide de ma conscience retenue prisonnière par la peur grandissante, ils se retrouvent à creuser le bois de la table.

Enfin, jusqu’à ce que la professeure ne plaque sa main contre la mienne. L’obscurité de ses yeux avalent lentement les détails de mon visage blafard, et remontent jusqu’au haut de mon crâne. Son regard semble se délecter des perles de sueurs qui ruissellent sur mon front.

Elle s’écarte lentement, toujours ce masque dépourvu d’émotions plaqué sur sa peau brune. Ses ongles crochus caressent de leur point ma chaire de poule.

—  C’est donc toi, Kelly Kane, décrète-t-elle d’une voix troublante.

Elle est si terrifiante que même son écho se fait timide face à l’intonation de sa voix.

—  J’espère qu’après quatre expulsions, vous avez compris la leçon, ajoute-t-elle, une lueur narquoise au creux de l’œil.

Sa voix est un sifflement pénible. Le même que ces vipères qui vous injectent lentement leur venin dans vos veines, et qui dansent au rythme de vos cris d’agonie. C’est le genre de personne qui prend plaisir à vous cracher vos erreurs au visage, même lorsque vous êtes déjà plus bas que terre.

Elle regagne lentement son bureau, un étrange rictus au coin de ses lèvres aussi sombres que les ténèbres qui nourrissent son esprit empli de viles pensées. Le mépris qui émane d’elle devient oppressant, et se resserre autour de moi. Elle me dévisage depuis son trône de cuire, les doigts entrelacés sur le métal froid du bureau, qui contraste avec la chaleur qui boue en moi.

—  Sachez qu’ici, nous ne gardons que les meilleurs, m’avertit-elle. Alors préparez-vous à nous quitter très prochainement. Au moindre problème, je n’hésiterais pas à vous faire expulser.

Sa mâchoire s’est resserrée, son regard est à présent plus sombre que jamais, et ses lèvres forment une moue hautaine, auquel je réponds par un timide sourire en coin. C’est déjà l’enfer ici pour ma mémoire, je n’ai pas besoin d’elle pour me rappeler des erreurs que j’ai pu commettre.

—  Ne jouez pas à la plus maligne avec moi ! aboie-t-elle.

Je sens que je suis au bord de l’explosion, tout comme mon cœur, d’ailleurs. Mais je me contente de baisser les yeux, car je connais déjà l’issue de cette comédie. L’une d’elles m’a d’ailleurs amenée ici. Si je l’avais su auparavant, jamais je ne me serais engager dans cette guerre contre mon professeur de mathématiques, qui faisaient baisser considérable ma moyenne, en réponse à mon aide qui se voulait bien vaillante. Il me soupçonnait de vouloir le faire renvoyer, en le reprenant à chacun de ses cours.

—  Bon ! s’exclame la professeure dans un rugissement menaçant. Sortez vos affaires.

Les élèves s’exécutent en chœur, dans un silence inouï. Mais où ai-je atterrit, cette fois-ci ?

Le cours s’est porté sur le génocide humain, de 2124. Le sujet en soit n’est déjà pas très intéressant, mais la voix soporifique de la professeure lui a donné des airs de comptine, qu’on raconte aux enfants sans un réel dévouement, afin qu’ils s’endorment, sans emporter le moindre souvenir du récit dans leur sommeil.

La sonnerie répand en moi un sentiment de soulagement. Son écho brise les chaines maintenues fermés autour de nous par la professeure et son regard de démon. Elle quitte la salle, mais personne ne bronche, ne serait-ce que d’un centimètre.

C’est plus que troublant, tous ces regards fixés sur le tableau, ces dos droits, ces mines dures et impassibles. Personne n’a pris la parole une seule fois durant le cours. Ils ne sont que des machines, s’abreuvant à une source de savoir stricte.

Puisque personne ne souhaite faire le premier pas, je suis la première, et la seule, à jeter mon sac sur mon dos. Quelques élèves se laissent distraire par mon avancée en direction de la sortie. Certains profitent de cette once d’humanité que je semble leur avoir tendu pour me lancer des regards insistants, effarés même pour certains. Les yeux du roux font plusieurs aller-retour entre moi et ma place. J’imagine que j’ai oublié quelque chose.

Je la rejoins, sous les regards anxieux de certains camarades. Mes mains moites s’agrippent à la table, tandis que mes yeux scrutent chaque poussière qui paresse sous ma chaise, sans parvenir à mettre la main sur une quelconque babiole délaissée par mégarde.

Une main s’abat sur mon dos, et dans un élan de surprise, mon épaule heurte le coin de la table. Cette même main profite de cette instant d’étourdissement pour me pousser sur la chaise.

—  Mais t’es pas bien ? murmure “E.V” à vive allure. Reste assise.

Elle redresse d’une main experte son chignon de jais, avant de reprendre précipitamment sa place. L’incompréhension coule dans mes veines, et alentit les battements de mon cœur, sans que mon esprit ne puisse percer cette obscurité.

Tout s’éclaircit lorsqu’un nouveau professeur passe la porte. Je laisse aussitôt mon sac glisser sur mon dos, et atterrir trop bruyamment à mes côtés. Seul le professeur, à la chevelure parcheminée de cheveux grisonnant, réagit par un sursaut. J’ai l’impression d’être la seule élève encore vivante, tant les autres sont neutres, vidés de tout sentiment. Cette pensée me roue de violents coups. Je dois me faire violence pour ne pas verser la moindre larme.

Je lève les yeux afin de me faciliter la tache, et ils se retrouvent dans le cyan du regard du professeur en costume bleu-nuit. Son visage s’illumine aussitôt.

—  Kelly Kane, c’est cela ?

J’acquiesce, tentant, en dépit de la souffrance que cela m’inflige, d’adopter le même comportement exemplaire que mes camarades. Mais jouer le robot s’avère être plus difficile que d’apparence.

—  Je suis le professeur Edyson. Avec moi, la discipline est de rigueur, et je ne suis à l’écoute que de ceux qui me respectent. Ça va de soit, n’est-ce pas ?

—  Oui, monsieur.

Il me semble qu’il m’adresse un regard compréhensif, comme s’il comprenait ce que cela fait de changer pour la cinquième fois d’établissement, en un an-et-demi.

Il frappe soudain dans ses mains, sortant certains de leur léthargie robotique.

—  So, you can chat up to the ringtone, articule-t-il, débarrassé de son accent français.

Les élèvent se mouvent silencieusement, et murmurent si bas que la respiration de chacun est la seule chose à résonner dans la salle.

—  Kelly !

Deux longs doigts squelettiques viennent tapoter doucement mon épaule, comme si poser sa main dessus ferait trop de bruit. Je me retourne pour faire face à E.V, qui me fixe de ses petits yeux noisettes, ses lèvres rosées étirées en un étrange sourire, qui ne dévoile que deux dents parfaitement blanches. Elle place son menton proéminent dans le creux de sa main, sans détacher son regard intrigué de ma personne.

—  Quatre expulsions…

Elle répète ces mots comme s’il s’agissait d’un exploit. D’autres regards se posent sur moi, comme s’ils attendaient que je réagisse d’une façon digne d’un élève expulsé plus d’une fois.

—  Comment as-tu fait ? poursuit-elle.

— Qu’est-ce que cela peut-il te faire ? rétorqué-je sèchement.

Je me retourne vers le tableau, les doigts crispés autour de ma cravate, la mâchoire fermée sur l’amertume qui me ronge. Je n’ai pas à me vanter de cela, loin de là. Personne n’aurait dû être au courant, hormis les professeurs, car eux sont priés de rédiger un rapport au moindre incident m’impliquant. Ils doivent au moins connaître la raison d’une telle précaution.

—  Je m’appelle Ella, continue-t-elle. Et tu as raison, ça ne me regarde pas. Tout de même, ça m’étonne que tu sois ici.

—  Pourquoi ? murmuré-je sans ciller.

Elle se rapproche, et quelques oreilles se tendent aussitôt dans notre direction. Ses lèvres effleurent presque mon oreille tant elle est proche.

—  Madame Alano ne blaguait pas lorsqu’elle disait qu’ici, il n’y a que les meilleurs. C’est l’école privée la plus prestigieuse du pays. Quatre expulsions, c’est synonyme de peines de prison pour un tel établissement. T’en connais beaucoup d’anciens détenus affectés au Palais de l’Élysée ?

Elle s’écarte lentement, afin de voir l’expression qui s’est peinte sur mon visage blême, puisque mon cœur a cessé de battre. S’il n’y a que les meilleurs ici, qu’est-ce que je fais là ?

—  Tu sais pourquoi tu as été acceptée ? m’interroge Ella.

—  Je n’en sais pas plus que toi, avoué-je, perdue. Il me restait encore trois lycées, et celui-ci est le seul à avoir répondu positivement à ma demande, alors que les deux autres sont des petits lycées de banlieue.

Son long nez se retrousse, et son regard se voile d’une profonde incompréhension. La sonnerie interrompt notre réflexion sur la question.

—  Everyone takes their place, let’s start, annonce le professeur en frappant doucement dans ses mains, afin d’attirer l’attention de tout le monde.

Chaque élève recouvre cette expression imperturbable, tandis que monsieur Edyson expose brièvement ce sur quoi va porter son cours.

La participation est au centre de l’activité, et les élèves semblent plus enthousiastes à l’idée de passer cette heure que la première. Le professeur se déplace dans la salle, discute  même de tant à autres avec des élèves frappés par l’incompréhension, puis il jette un coup d’œil aux notes de chacun. Les deux heures du cours se déroulent dans une atmosphère que j’affectionne plus que celle qui m’écrasait durant le premier cours.

La sonnerie retentit, annonçant la fin de cette matinée, qui s’est avérée plus agréable que ce à quoi je m’attendais. Monsieur Edyson m’a fait oubliée la couleur des uniformes de chacun, et à effacer la mort des visages des autres élèves.

Ces derniers quittent la pièce dans un timide brouhaha, mais le professeur m’interpelle juste avant que je ne parte. Lorsque, enfin, le dernier élève a quitté la pièce, il ferme la porte, et prend place derrière son bureau.

— Dites-moi, Kelly, dans quel lycée étiez-vous, avant ?

— Le lycée public de Vélaisy.

— D’accord, acquiesce-t-il. Est-ce que je peux connaitre le motif de votre expulsion ? Je pensais que je le cernerais durant le cours, mais vous êtes quelqu’un de particulièrement calme, et sérieux. Je doute que cela soit suffisant pour renvoyer définitivement un élève.

J’ignore si cela est réellement une bonne idée qu’il sache. Mais il semble être extrêmement pédagogue, et compréhensif. Avec un peu de chance, les explications que je vais lui donner n’affecteront pas son comportement à mon égard. J’espère sincèrement qu’il ne se conduira pas comme madame Alano, la professeure d’histoire.

— J’ai fait affront à mon professeur de mathématiques, expliqué-je. J’ai également nier les règles qui touchaient la tenue vestimentaire. J’ai dégradé du matériel, et ai déjà eu quelques ennuis avec certains de mes camarades, expliqué-je, les yeux rivés sur le sol, la dernière chose que je souhaiterais voir s’écrouler.

— Je vois, se contente de répondre monsieur Edyson. J’ai compris que vous avez rencontré quelques difficultés lorsque vous étiez enfant. Si vous avez besoin de parler, ma porte sera toujours ouverte. Mais ne vous défoulez pas sur les autres, d’accord ? Il serait idiot de laisser passer cette chance qu’on vous a donnée, n’est-ce pas ?

C’est quelque peu insultant de l’entendre prononcer ces paroles. J’opine du chef, le regard vide de sentiment, et sors, les ongles enfoncés dans les sangles de mon sac. Avant, j’aurais eu besoin de parler. Aujourd’hui, j’ai seize ans, j’ai grandi, je sais à présent comment gérer mes problèmes. Je n’ai pas besoin d’une âme charitable, qui me tend la main avec des années de retard.

Je n’arrive pas à croire qu’il ait résumé mon enfance à “quelques difficultés”. Et moi qui pensais qu’il comprenait. Une fois encore, ma naîveté m’a fait défaut.

Je déambule dans les couloirs, surveille les numéros des casiers, dans l’espoir d’apercevoir le mien. Mais impossible de redresser la tête. La douleur me courbe l’échine, m’oblige à éviter le regard de tout le monde. On me dévisage encore à mon passage, mais avec moins de discrétion que ce matin. J’aimerais juste disparaître dans un petit trou, et effacer avec une gomme tout ce que j’ai pu faire. Effacer des mémoires ce qu’a put dire la professeure d’histoire. Mieux encore, retourner dans mon ancien lycée. Au moins, là-bas, les élèves n’étaient pas vêtus de sorte à pouvoir se rendre à un enterrement à tout moment.

— Kelly !

Ella me rejoint, tout sourire, une main sur le bras du roux, lequel détient les initiales “F.P”. Elle plisse sa jupe une fois devant moi, et ne peux s’empêcher de redresser doucement son chignon.

— Il est toujours penché, dis-je.

Elle jette un regard effaré à son ami, puis place ses deux mains sur son chignon, haletante. Le rouquin lui prend aussitôt la main, en secouant la tête, avant de me lancer un regard foudroyant.

— N’importe quoi, souffle-t-il, ennuyé, on dirait, par mon humour. Il est parfait, ton chignon.

Ella fixe un court instant le sourire narquois que j’arbore avec une once de désinvolture, et elle pousse un de ces rires forcés qui vous plonge dans un malaise profond. Elle se ressaisit aussitôt, consciente dans quelle situation elle est en train de nous mettre.

— Très drôle, déclare-t-elle, un sourire crispé en réponse à cet humour qu’elle ne semble pas beaucoup apprécier. Enfin, bref. Florient et moi on s’est dit que ce serait sympa que tu vienne manger avec nous. Sauf si tu as d’autres personnes à rejoindre.

— Ce qui m’étonnerait beaucoup, maugréé Florient, le visage tourné de sorte à ce que je ne puisse pas voir ses lèvres.

Je lui tapote l’avant bras, avant de croiser les miens sur ma poitrine, les sourcils froncés sur sa remarque quelque peu désagréable.

— Tu crois que je suis sourde ou quoi ? grogné-je le plus calmement possible.

— Viens, Ella. Cette fille n’est pas fréquentable.

Cette dernière ne bronche pas, et semble même me supplier de me calmer. Alors quoi, ici on se laisse faire sans répliquer ? Si c’est comme ça, ce serait avec plaisir que de quitter cet endroit sinistre.

— Laisse-le, il a toujours eu du mal avec les nouvelles rencontres, explique-t-elle dans un murmure qui n’échappe pas à son ami.

Ce dernier se contente de lever les yeux au ciel, et recule de quelques pas.

— J’suis pas contagieuse, affirmé-je, la mâchoire serrée.

— On sait. On sait, répète-t-elle en tirant brutalement sur la manche du polo de son ami. C’est pour cela qu’on voudrait que tu te joigne à notre table, pour le déjeuner.

Mes yeux parcourent chaque mètre cube de son visage, sans pouvoir déceler ce qui se cache véritablement derrière cette invitation tentante. Ne pas savoir ce à quoi elle aspire me dérange, tout de fois. C’est pour cela que je décline son invitation, avant de m’éloigner, afin de reprendre mes recherches. Il est hors de question que je traine ce sac derrière moi.

— Attends, Kelly !

Elle me rattrape non sans mal. Au moins, maintenant, je sais déjà qui ne fera pas parti de mon équipe en sport.

— Pourquoi est-ce que tu ne veux pas ? demande-t-elle, à bout de souffle.

— Rien de tout ça ne m’intéresse, répondis-je simplement en accélérant d’avantage le pas.

— Qu’est-ce que tu veux dire par “tout ça” ?

Un long râle d’exaspération s’échappe d’entre mes lèvres, mais cela ne la dissuade pas de continuer son avance à mes côtés.

— Écoute, poursuit-elle de sa petite voix aigüe, j’ai juste envie qu’on mange ensemble, afin que tu ne sois pas seule pour ton premier repas dans ce nouveau lycée.

Je balaie l’air d’un revers de main, en espérant qu’elle comprenne que je ne souhaite qu’une chose : qu’elle s’en aille, et qu’elle me fiche la paix une fois pour toute. Mais cela semble être quelque chose de trop complexe à saisir pour elle, puisqu’elle insiste, et attrape même mon poignet.

Je la repousse aussitôt, et elle manque de justesse de finir sur le dos. Un brouhaha s’élève, et je comprends aussitôt que la plupart des élèves présents murmurent mon nom. Certains osent même me pointer du doigt, outrés par mon comportement.

— Je t’avais dit que je ne voulais pas, lui rappelé-je avant de disparaître dans un autre couloir.

La culpabilité me rattrape brusquement, mais n’arrête pas mon avancée furtive, que j’effectue à présent avec l’espoir de trouver les toilettes. On aura beau me tendre la main, je ne me relèverais jamais comme il le faut, alors autant passer mon premier et dernier jour ici dans un endroit où personne n’osera m’approcher.

Je finis par lever la tête, pour me rendre compte que je suis dans le hall principal. Je pourrais faire demi-tour, et m’en aller présenter mes excuses auprès d’Ella, mais je n’ai pas envie de discuter avec elle. Qu’elle me déteste, ce ne sera pas la première fois qu’une telle chose arrive.

J’expire le plus lentement possible, mais en vain, je n’arrive pas à estomper ce pic de colère, qui me vise directement. C’est le cinquième lycée que j’intègre, et je ne suis pas fichue d’éloigner de moi les ennuis.

— Désolée, tante ‘Lie, on dirait bien que je ne suis pas digne de confiance, murmuré-je.

Je dois me mordre la lèvre jusqu’au sang pour ne pas pleurer. J’ai l’impression de brûler, et d’un autre côté, je suis submergée par un tsunami affligeant, provoqué par la déception que je suis probablement aux yeux de tout ceux qui me connaissent.

— Qui est tante ‘Lie ?

Je fais volte-face, pour tomber sur Ella, forcément.

— Non mais t’as pas compris ? aboyé-je. Dégage, et laisse-moi tranquille.

Elle secoue la tête, désolée, et s’avance prudemment, comme si j’étais une bombe prête à exploser. Mais peut-être est-ce véritablement le cas. Quelques élèves s’agglomèrent autour de nous, comme si nous étions des bêtes de foire. Je le suis peut-être pour ces élèves disciplinées, qui n’ont jamais regarder leurs professeurs droit dans les yeux. Probablement, même.

— Je ne veux pas t’embrouille avec toi, articule-t-elle lentement.

— Alors vas-t-en, répété-je plus calmement.

Elle nie, une fois, de plus ma demande, et s’arrête à ma hauteur. Elle est plus petite que moi d’une dizaine de centimètres, mais cela ne l’empêche pas de hausser le ton.

— Je m’en irais qu’une fois que tu auras accepté. Autrement, tu devras me trainer partout où tu iras.

Si elle croit pouvoir me faire chanter, elle se met le doigt dans le l’œil. Je lève les yeux au ciel, et secoue la tête expressément. Mais rien à n’a faire, elle ne bronche pas.

— Même si je te frappe, tu continueras à me suivre ? demandé-je, le poing levé.

Je l’entends déglutir, mais elle se campe d’avantage sur ses pieds, plus déterminée que jamais. Petite, mais tenace. Quelques regards sont échangés dans la foule, comme s’ils s’apprêtaient à parier.

— Tu frapperais vraiment quelqu’un qui veut t’éviter une heure de solitude ?

— J’ai vécu toute ma vie seule. Une heure de plus ou de moins ne changera rien à ma misérable existence, murmuré-je entre mes dents serrées.

Elle recule, vaincue, je dirais. Ses iris noisettes s’emplissent d’un sentiment qui excédent.

— J’ai pas besoin de ta pitié, craché-je sur son ego avant de la bousculer pour poursuivre mon chemin.

Je force le passage dans cette amas de lycéens avares de potin à semer dans leurs discussions intellectuelles. Qu’ils racontent ce qu’ils veulent, je ne comptais pas rester ici deux ans, de toute façon. Une année ici suffirait à endetter tante ‘Lie, et à détruire le peu de bon sens que j’ai.

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