Il était marin Octave. Il s’appelait Octave parce que sa mère une fois en avait rencontré un d’Octave, et c’était l’homme le plus instruit qu’elle ait connu. Et elle aimait la musique.
Mais notre sujet n’est pas là. Octave allait mourir. De désespoir peut-être, ou sur l’échafaud, si la peur ne le prenait pas avant. Il s’était fait attraper comme ses poissons, comme ceux qui ne regardent pas droit devant eux, ou les plus crédules, à moins qu’ils n’aient été trop confiants. C’était le genre d’interrogations qui occupaient son esprit, mais il n’arrivait pas à trancher : Pourquoi les poissons se laissaient-ils capturer ?
D’abord il n’avait pas bien compris, puis lorsque les barreaux s’étaient refermés sur lui, que le sol s’était arrêté de remuer, là il avait senti le vent tourner, comme il disait. Sa vie ne serait plus la même. Elle serait réduite de moitié selon ses calculs, car il avait prévu de vivre encore longtemps. L’attrapeur était l’attrapé, et redoutait le coup de lame final.
Octave était un homme simple, tellement simple qu’on s’en amusait au pays, on le surnommait ‘Octopus’. Il s’en moquait car la plupart du temps il était en mer et de retour sur terre, il naviguait sur ses réflexions. Mais tout de même, ce quolibet et sa nature l’avaient conduit à un isolement inébranlable, et aucune femme ne lui avait jamais porté la moindre attention, ni même aucun ménagement. Déjà à l’école, on le trouvait flegmatique et soigneux, et ça ne passait pas. Il était la proie journalière des terreurs de la cour, le gueuleton des apprentis voyous. Il ne comprenait pas, et il fallait bien lui expliquer les choses à Octave. Ceci n’avait aucun sens. Comme il ne chicanait guère, et que sous la contrainte, il avait tu ces attaques répétées. Il dissimulait tout. Cependant, il était resté le même après s’être affranchi de l’école, parce qu’il n’aurait pas su comment être autrement que lui-même.
Sa pauvre mère n’avait jamais rien soupçonné jusqu’à l’affaire. Lors du procès, qui fut expéditif, elle avait écouté son garçon évoquer succinctement sa jeunesse : l’aube d’une vie torturée par l’insensibilité et par les cœurs novices des enfants. Et par le manque paternel. Elle fut sidérée et anéantie de honte, tant elle fut aveuglée par la pudeur de son aîné. Elle n’avait pas protégé son petit gars, comme elle aimait l’appeler, trop discret, trop mystérieux.. Trop nigaud c’est vrai. Mais ça les jurés, ils n’avaient rien voulu entendre. Un crime était un crime, et l’accusé n’était plus un écolier. Il avait commis le pire des forfaits : un assassinat. Sur une femme. Sur sa sœur. Et cela non plus, ça ne passait pas. Octave aurait voulu comprendre pourquoi on l’obligeait à confesser ses humiliations d’enfance, en plus d’un malheur dont il ne savait rien, sinon la tragédie d’avoir perdu sa sœur à jamais. Quel était le lien avec cet événement si cela n’en altérait pas les conséquences ?
Avant l’arrestation parfois, il implorait l’océan d’être un jour enfin père. A chacune de ses prières, les vagues se soulevaient et débordaient sur le pont du bateau, rendant la pêche impossible. Il soupçonnait Dieu de lui adresser un message, mais l’avertissement n’était pas clair. Dès lors qu’il fut enfermé, il éclaircit l’énigme, et trouva cela plus sage en fin de compte. On n’éduque pas un enfant du ciel, ou de l’enfer. Il n’en voulait plus à Dieu. Pendant ses heures d’enfermement, il se disait que la vie lui avait fait un sacré coup, et qu’il l’avait sans doute mérité parce qu’il avait causé du tort à la faune sous-marine, et le sort le lui rendait. C’est tout ce qu’il en concluait, et il écopait de ce mobile sans révolte. Car il n’avait rien fait de ce dont on l’accusait, alors pourquoi le punir sinon pour ça. Il devait expier ses péchés. Il le payait un peu cher, mais il savait que le monde n’est pas toujours juste.
Mais tout l’accusait. Les indices, les témoignages accablants d’une bourgade qui n’a jamais essayé de l’aimer, l’incapacité à fournir un alibi constatable, son manque d’émotion et sa lutte pour ne pas se défendre. Selon Octave, il ne pouvait pas révéler des faits auxquels il n’avait pas assisté. Comment raconter ce qu’il n’avait pas vu ? Il se bornait à répéter qu’il était en mer au moment de l’accident, ce qu’on ne pouvait pas prouver, répétaient la population, la police, le juge, et même sa mère qui, lasse de faire face au déshonneur et à l’injustice, implorait son fils de confesser ou de crier son innocence. Mais tout ce qu’Octave connaissait, la mesure, la méfiance et la quarantaine, le tenaient à l’écart de la raison. Toutefois, il déclara qu’aucun mobile ne motivait son prétendu meurtre. Il ne gagnait rien à perdre sa sœur. Son tire-au-flanc de mari n’avait même pas été inquiété, ou interrogé. Cette brute qui chaque soir vantait au bistro ses prouesses de castagne et qui dénigrait sa concubine. Alors qu’ils démêlent eux-mêmes, ces hypocrites, pourquoi la tuer ou la laisser en vie.
Le mobile ? Il était clair ! Octave avait évoqué l’enfance dorée de ses frères et sœurs, particulièrement celle de la cadette, seule fille de la fratrie, chouchoutée et gâtée. Aimée. Ce témoignage avait sonné comme une rivalité. Sinon pourquoi insister sur ce point ? La jalousie votre honneur, s’était exclamé l’avocat des parties civiles, voilà le mobile ! La foule acquiesça, certains applaudirent, Octave bouda l’assemblée.
La sentence n’eut pas le temps de fuir dans la gazette locale. L’actualité fut assumée par la rumeur qui cette fois ne badinait point. La corde ajustait son nœud, attachée au spectacle qu’elle s’apprêtait à soulever, avec la complicité de sa proie.
Prisonnier de ses chaînes, le condamné se laissa enlever par la foule, serein.
_ J’ai gagné, claironna Octave, tout en dégotant sa mère dans la masse. J’ai gagné !
_ Mais qu’as-tu gagné mon fils, ta vie est souillée, adjugée !
_ J’ai gagné le paradis, je suis sauvé, sois heureuse !
_ Mais tu es perdu ! A jamais !
_ La Bible maman, la Bible !
Le bourreau étouffa sa frénésie et exécuta l’affaire mécaniquement. Or, Octave agita encore longuement l’écho.
La Bible… L’avait-il seulement lu ? Comment avait-il pu se croire sauvé de l’enfer ?
Après que la mère d’Octave crut son fils pris de démence, elle comprit soudain ses ultimes paroles. La Bible ! Sa Bible, toujours accouplée à son chevet, dissimulait une lettre griffonnée des mains de la défunte. Son époux, qu’elle accusait dans sa missive de traitements abusifs, et dont elle ne pouvait se dispenser compte tenu de la sévérité de la loi évangélique, l’avait contrainte au suicide. On découvrit aussi qu’Octave allait mourir, même sans le concours de la potence, car un germe incurable l’avait condamné avant son peuple. Au dos de la lettre, la plume gauche d’Octave confessait :
« Des tourments menacent ma chair, mais mon Dieu n’approuvera point que j’abrège ma vie. Si c’est vous qui me portez le coup de grâce, alors je frapperai aux portes du paradis, car j’ai à toute heure été brave, au contraire de vous. Je suis bien assez futé pour trouver une finasserie et diriger les soupçons d’une morte sur moi. Vous me crachez dessus sans me connaître. Moi je vous connais. Je sais comment vous tromper. Du reste, je n’ai pas d’effort à faire, car vous me voulez coupable de tout déjà. Je vais me rendre à la maréchaussée et signaler le corps déchu de ma sœur. Je vous donne un coupable. Maman, pardonne-moi de ne pas pleurer cette sœur. Elle était de la mauvaise graine aussi. Vous qui m’avez toujours attaqué et moqué, qui sont vraiment les pauvres d’esprit ? Et les assassins ? J’étais innocent. Vous êtes tous coupables. Nous ne nous reverrons pas, nous n’allons pas occuper le même hameau de l’immortalité. Merci de m’avoir sauvé. »