Ce jour-là tout a changé : enfin je pourrai écrire ! fini le quotidien surchargé d’obstacles certes franchissables mais trop nombreux pour espérer traverser la journée en réservant un petit espace à littérature ! Cette victoire changerait tout ! Désormais mes rêves, mes ambitions, mes aspirations, mes embardées contre la glissière de sécurité du quotidien, mes plans d’évasion hors de cette vie laborieuse, mes tentatives d’effraction dans la vie littéraire étaient sur le point de se réaliser ; les limites cédèrent enfin sous mes coups répétés : ce jour-là, ce jour qui se distingue des autres jours alignés les uns derrière les autres, indiscernable masse de ma vie, ce jour-là fut le jour où je remportai le premier concours d’écriture de Wikipun. Je me trouvai alors seul face à l’abîme de mon désir d’écrire, pris au piège de cette ouverture béante qui mène on ne sait où mais que l’on emprunte le cœur en bandoulière, englouti sous le poids de ce gouffre opaque dont l’attraction est aussi puissante qu’irrésistible et ne pouvant, ni ne voulant faire demi-tour je n’avais qu’à joindre les mains et m’y plonger, m’abandonner au doux spasme d’angoisse de l’inconnu : à moi l’écriture quotidienne ! à moi les lectures quotidiennes !
À la seconde suivant l’annonce des gagnants, saisi d’une émotion particulière, j’empoignai ma plume—façon de parler, j’utilisai en fait mon ordinateur portable—pour écrire au jury et le remercier. Je reçus une réponse automatisée m’informant que le jury était en fait un algorithme qui avait sélectionné le vainqueur selon le nombre de lecteurs que le texte primé avait eus. Il m’apparut alors logique d’écrire aux lecteurs de mon texte, vrais jurys, pour les remercier de leur choix qui signifiait ma délivrance. Mais comment les retrouver ? Je n’avais que pour principal indice le petit compteur de lecture de mes puns, lequel donnait seulement un chiffre et non le détail du profil des lecteurs. En outre, même si j’avais eu accès au détail, comment aurais-je pu savoir qui l’avait lu et qui l’avait seulement parcouru distraitement, voire avait cliqué sur l’icône par erreur ? De même, comment savoir si ceux qui l’avaient lu et l’avait affublé d’un petit cœur, l’avait en effet apprécié correctement ? Chacun avait-il pris le temps de le lire et de le relire, de pénétrer à l’intérieur et de s’y balader et de s’y perdre, dans parcourir les méandres textuels et d’en apprécier les subtilités fantaisistes, d’en considérer les moindres détails ? J’en doutais. Moi-même je ne m’étais adonné qu’à un travail de lecture lacunaire pour ne pas dire expéditif des textes des autres candidats. Eh quoi ! Je sens poindre les attaques pernicieuses d’hypocrisie de la part des jaloux mais comment aurais-je eu le temps de lire les textes des autres quand je dois m’occuper d’écrire pour ma page wikipen, mon fil twitter, mon mur facebook, ma pellicule instagram, ma chaîne youtube, mon tableau pinterest, et mes blogs tumblr et wordpress ? Il faut ajouter à cela les manuscrits de fond de tiroir auxquels certes je n’ai plus touché depuis un certain temps mais qui paralysent mon esprit lors de ces longs instants de doutes qui constituent une part non négligeable du temps de mon écriture. Sans oublier que je dois aussi travailler à côté, m’occuper des enfants, trouver du temps pour lire, pour dormir, pour faire l’amour à ma femme, aller faire les courses, rendre visite à mes parents, mes amis, m’occuper des factures, aller faire l’essence, etc… Ainsi, je l’avoue j’ai gagné sans avoir moi-même dévolu tout le temps nécessaire à la lecture des autres. On pourrait dire que je suis un profiteur, un filou, un hypocrite, voire même un usurpateur mais je vous prie de croire que, fort de cette victoire, je ferai tout ce que je peux pour rendre à la communauté ce qui m’a été donné ! Je nouerai le destin de mes confrères au mât de ma nouvelle reconnaissance et ensemble nous naviguerons les eaux impétueuses de la fortune !
Car en effet, ce jour-là tout a changé ! La seconde suivant la seconde de l’annonce de ma victoire suprême et incontestable, un éditeur me fit signer un contrat en or pour l’intégralité de mon œuvre. Le rêve ! Je pourrai enfin prendre mon temps pour écrire, fini d’être l’esclave d’un emploi du temps impitoyable ! Riche de tout ce temps retrouvé, je vous le redistribuerai, je serai comme une source de montagne qui jaillit sur le flanc et ruisselle et irrigue la vallée verdoyante.
Enfin, si toutefois, car je dois vous prévenir qu’à nouveau statut social échoient nouvelles responsabilités, j’arrive à trouver cinq minutes car mon nouveau train de vie, quoique littéraire en apparence—désormais je courre les salons, les festivals et les foires du livre où je passe plus de temps à recopier mon nom qu’à écrire des choses nouvelles ; mais ce n’est pas tout, je dois encore déménager de mon petit pavillon austère et emménager à Saint-Germain-des-Prés, je dois parler à mon éditeur au téléphone tout les jours ou alors me ruer dans son bureau pour lui déballer mes névroses, mes peurs, mes angoisses liés aux affres de la création qui aujourd’hui est devenu mon gagne-pain ; en plus de ça, je trompe ma femme avec une petite stagiaire de la maison d’édition et donc, en plus de chercher un appartement, je dois chercher une garçonnière et puis il y a les repas arrosés avec les collègues écrivains, lieux de joutes orales interminables qui se prolongent dans des articles et des éditoriaux, élogieux ou assassins, dont je dois soupeser chaque mots par égards aux diverses relations d’amitiés et d’inimitiés qui me lient désormais au petit monde germanopratin—n’a en fait pas grand-chose à voir avec la littérature. Moi qui pensais avoir plus de temps pour lire, pour écrire, pour me consacrer corps et âme à la littérature, je me retrouve pris au piège d’un sacerdoce quotidien destiné à maintenir l’image de ma nouvelle vie d’écrivain.
Ainsi, en effet, ce jour-là tout a changé mais d’une certaine façon rien n’a changé : il est toujours aussi difficile de lire et d’écrire.
Bonjour Frank,
Votre Pen à bien été ajouté au concours.
Très belle journée !
Désolée mais j’utilise les mots d’un autre pour exprimer mes propres sentiments !!!
Cet autre est l’un de mes auteurs préférés Khalil Gibran, dessinateur, écrivain et poète qui dit ce que l’homme a de plus divin en lui, c’est « l’émerveillement qu’il a devant la vie ».
Hier n’est que la mémoire d’aujourd’hui ; demain est le rêve d’aujourd’hui.
Khalil Gibran
Si tu éprouves le désir d’écrire,
et nul autre que l’Esprit n’en détient le secret,
tu dois maîtriser connaissance, art et magie:
– la connaissance des mots et leur mélodie,
– l’art d’être sans fard,
– et la magie d’aimer ceux qui te liront.
Khalil Gibran
Bonjour Franck
Pourrais-je utiliser le lien de ce texte pour le mettre sur le nouveau blog que je viens de mettre en route et notamment à propos d’un forum que j’ai lancé sur le thème de : Pourquoi écrire ?
Merci pour ta réponse