Le couscous à remonter le temps !
Marseille Mars 2012.
Je ne sais plus qui a dit que l’on est imprégné à vie, par la terre sur laquelle on voit le jour. Pour ma part y ayant passé des années, cet adage est complétement avéré.
Il me prend parfois la nostalgie du pays de mon enfance, elle monte et m’envahit me laissant pantois et désarmé, quelques secondes. Alors, je porte à mes lèvres ma croix et ma « khamsa », la « main de Fatma » suspendues ensembles à mon cou par une chainette, comme pour en appeler, en rituel rassurant, à mes deux cultures, et, le plus souvent je reprends le cours de ma vie.
Parfois cette nostalgie soudaine, resurgi lors de petits événements de la vie de tous les jours.
Entre le cours Saint Louis et la Canebière, il existe un petit pâté de rues et de maisons qui abritent encore le cœur de la vie populaire de Marseille. Coutelleries, bazar oriental, chapellerie et petits restaurants, un concentré de la ville restée intacte depuis un siècle avec ces « institutions ». A l’enseigne « Le Fémina », rue du musée, ce trouve le temple, depuis 1921, des coucous à l’orge berbère. La famille KACHETEL dont le patronyme trahit les origines Tamazight se transmet l’établissement de mère en fille.
Je suis d’ordinaire méfiant des restaurants « comme là-bas » toujours enclin au folklore au détriment de l’authenticité et je privilégie la plupart du temps, les couscous des gargotes populaires du marché du soleil pour la qualité de leurs « marqa » même si la graine servie à l’européenne est souvent décevante.
Et oui, dans le couscous, il y a deux parties tout aussi importantes, la graine de blé dur ou d’orge et la marqa, la sauce à laquelle ont adjoint suivant les recettes, viandes, boulettes, brochettes, volaille, poisson.
Il est rare de trouver du couscous d’orge, et les semoules de blés la plupart du temps industrielles et prêtes à cuire sont le plus souvent utilisées.
Je m’installe à table accueilli chaleureusement par une poignée de main par le restaurateur comme un ami de la famille. De ma place je peux voir en cuisine évoluer les dames dans la vapeur des couscoussiers, portant une toque brodée noire discrètement élégante alliant le respect de l’hygiène et la tradition berbère.
La graine d’orge servie est extraordinaire bien que modérément salée et sa dégustation me ramène instantanément, 40 ans en arrière à TAMENTEFOUST mieux que la machine à remonter le temps.
C’est l’hiver, dans cette Algérie des années soixante-dix, on chauffe peu ou pas, et pour le jeune garçon que je suis, le refuge est la cuisine. Là, la chaleur des cuissons et les chaleureuses attentions de ma nounou Chaouia : Fatma, remplace avantageusement tous les chauffages du monde.
Fatma, est une vraie montagnarde des Aurès, tatouée rituellement sur le visage et les mains elle ne se couvre pas le visage même à l’extérieur, sa voix et ses gestes sont doux pour moi et terrible pour son mari, une sorte de joyeux drille, fainéant, ivre du matin au soir et adepte invétéré des bistrots à dominos.
C’est ma mère et ma grand-mère à la fois, elle me gâte et me soigne de sa cuisine de paysanne et me chante et me raconte les légendes de ses montagnes dans sa langue que je ne comprends pas, mais dont la mélopée suffit à nourrir mon imagination. Il y a entre nous de l’amour, de l’estime et même du respect, car souvent elle me confie ses peines et ses joies comme à un adulte que je ne suis pas encore.
Souvent le menu c’est couscous et comme toujours je donne la main, plutôt la paume, roulant sous celle-ci, interminablement, la semoule d’orge avec le beurre ou l’huile d’olive dans une sorte de grande auge ronde en bois d’olivier pour la préparer à la cuisson.
En effet pour obtenir une graine aérienne dont chaque élément reste indépendant de l’autre, il faut la rouler jusqu’à doublement de volume avec un corps gras dans la main.
Je suis assis en tailleur au sol entre mes cuisses repose le récipient de bois, d’une main, je l’immobilise par un bord de l’autre je m’enduis la main de beurre fondu et rance pour la passer inlassablement sur la semoule en la faisant rouler sous ma main, m’interrompant simplement pour reprendre du corps gras. Pendant ce temps-là, Fatma fait cuire le bouillon avec les légumes et la viande, de gros bas-morceaux de mouton. Ensuite vient la cuisson de la graine dans le grand couscoussier percé posé sur l’énorme marmite d’eau qui bouillonne sur le feu.
Le grand plaisir est de gouter la graine en cours de cuisson, et savoir si on l’a bien roulée, car il n’existe pas de règle pour cela, seulement l’instinct et l’habitude.
Le couscous du « Fémina » me renvoit à ces temps bénis de mon enfance, pleins de sensualité de douceurs, d’épices et de chants berbères mystérieux et émouvants, saveurs et odeurs se mêlent pour projeter dans ma mémoire un film en trois dimensions sans avoir besoin de lunettes 3D, juste un palais, un nez et des images enregistrées à jamais.