La mer est ronde

5 mins

La mer est ronde. On s’en rend compte à l’ultime instant. Celui où l’antique marin dont cent tempêtes ont durci les traits jusqu’à imprimer les éclairs et les vents sur sa peau ridée voit s’éloigner la lueur de la vigie du navire. Elle, si familière il y a encore quelques instants, et protectrice au-dessus de sa tête durant tant d’années et à travers tant de pays. Elle n’est plus maintenant qu’une pâleur lointaine, cachée entre la brume froide de la nuit, les étoiles éparses et la dernière vague ; celle qui vainc tout, les bras les plus forts et les espérances les plus élevées.
C’est là, sous l’écume tourbillonnante, quand l’homme de l’océan embrasse le flot contre lequel il lutta tant, qu’apparaît enfin la Vérité la plus pure et la plus éclatante : la mer, de ses fonds abyssaux jusqu’à ses sommets éphémères, de ses criques apaisées à ses récifs brisés, n’est qu’un bocal où, par le jeu d’un verre mystérieux et par les rayons du destin, la vie de l’homme libre se teinte à la manière d’un kaléidoscope.
Les mains encore tendues vers l’air qui le quitte, à la recherche frénétique et vaine d’une bouée, ses yeux fixés vers le ciel troublé aperçoivent l’écho froid de la lune. En cet ultime combat mêlé de souvenirs et de folies, la sphère céleste rejoint le sol et se transforme en vieille fontaine. L’homme, enfant, y jouait. Entre les pierres grises usées par les jeux et les cannes des vieillards, le garçon déposa un navire de papier, fait de pages de cahiers pliées. Il flotta le temps d’un frémissement et d’un soupir. L’onde projetée par un caillou, la caresse maligne du vent suffit alors à coucher le mât de l’embarcation et à percer sa coque trop fine. Ainsi, le bâtiment sombra, éphémère messager qui emportait pourtant vers un esprit vierge et brûlant des rêves de voyages et d’espèces inconnues. Les carreaux noirs et l’encre bleue du papier froissé par les eaux voletèrent comme une feuille sous la marre, et sous le flou de l’ondée, naquit une question fatale : que deviennent les secrets de la mer, naufragés et oubliés ?
Ils furent nombreux ces avisos et ces bricks, marchandant d’un bord à l’autre du bassin l’or, les idoles, le sucre et l’ivoire. Mais toujours plus audacieux, leur capitaine abandonna le rêve commercial. Les lignes de ses cahiers se chargèrent d’un bien plus précieux. Ce n’étaient plus de lointains pays ou des pierreries fantasmées qui coulaient au fond de la fontaine, mais le nom d’une femme qu’on écrit fiévreusement et dont le jeune capitaine fit le pavillon de sa frégate.
La mer, amie fidèle, recueillait toujours avec la même dévotion secrète ces lettres sans cesse écrites. Jusqu’au jour où, dans le secret d’une crique, il ne les traça plus sur une feuille, mais les laissa échapper de ses lèvres pour qu’elles se nichent au fond d’un cœur. De la bouche à l’âme, des mots aux pensées, des rêves à l’amour, il n’y eut entre eux deux qu’un infime espace dans le rocher couvert de lichen qui devint leur palais.
Chaque son prononcé par elle prenait pourtant un plus vaste chemin et avant qu’il ne l’entende, ses paroles, même les plus anodines, portées par le doux murmure du vent, se chargeaient du miroitement des soleils baignant le ciel du soir de leur sourires chauds et confiants. La main déjà calleuse de l’amant de la mer montrait chaque recoin de leur crique familière. Sous les récits qu’il déployait, devant chaque rocher couvert de coquillages noirs bercés d’écume, sous chaque remous qui dérangeait le calme des oursins, les yeux novices et clairs de celle qui l’aimait plongeaient dans la vague couleur d’outremer.
Leur regard portait loin sur le bord ombragé des terres marines, leur univers, c’était la crique mystérieuse et si évidente, si unique et si commune. Derrière eux, les collines se peuplaient d’une végétation toujours plus téméraire quand la mer s’éloignait, et les cyprès élancés remplaçaient les fleurs aigues tapis sous les buissons épineux. Les monts aux courbes rondes se brisaient peu à peu, coupés par la serpe des tempêtes et laissant devant eux, rescapées de la houle, des falaises amères aux pitons acérés. Des rochers, mus par la paresse d’âges millénaires, s’effondraient parfois pour former quelques îles, jouets des marées et des filets oubliés.
La fidélité de la mer est aussi grande que son prix. Jamais elle ne cesse de revenir, d’abord avec la douceur de ses courants intérieurs où sommeille la lumière, puis, pour celui qui devant les échos des vents refuse d’entendre son nom murmuré, avec la froideur muette de ses abysses et le cri furieux de ses lames, jeté sur les digues de son mutisme. Il fut signé d’une pluie ce décret, au cœur d’une nuit. Le soleil de la crique venait de se blottir dans l’ombre d’une nacre. Les falaises des géants n’étaient plus qu’un froissement du drap bleu, et tout ce paysage se résumait en ce visage bercé sur le coude à la courbe ronde. La musique et les mots s’étaient tus, il n’y avait plus qu’une respiration qu’il n’osait troubler et qu’accompagnait une douce bruine.
Derrière ses paupières closes, Nérée devinait le mystère de celle qu’il avait étreinte et aimée. Sous son souffle tiède et en paix qu’il sentait sur sa propre peau, il sondait cet être qu’il avait cru insondable, cette autre chair, cet autre esprit. Encore éveillée par les tambourinements sur la vitre, dans la brume du soir, apparaissait le long des fissures lézardant le plafond blanc une ébauche à la seule question qui aurait dû toujours du rester sans réponse ? Pourquoi elle ?
D’un geste de la main, il chassa ces pensées et ces réponses de son esprit et se réfugia dans les parfums du sommeil.
****
Les jours passèrent, défilèrent délicatement de la crique à la vitre pluvieuse. Comme les nœuds entre un voilier et le port, leurs cœurs s’attachèrent ; plus besoin de discerner dans le lointain la douce curiosité qui animait son front. Dans les bras de Nérée, comme sur une jetée, émergeaient les rêves qu’elle cachait et sur lesquels elle n’osait encore embarquer. Il voyait, d’aussi près qu’il pouvait le voir, cet esprit brûlant d’une flamme cachée et où s’éveillaient sous une fière pudeur des firmes et des couleurs que nul encore n’avait osé dépeindre. Sous les gestes infimes de son pinceau, elle faisait renaître la mer, nouvelle, virginale.
Les croquis, les toiles remplirent bientôt les murs blancs et les lézardes se confondirent dans l’écume et les récifs imagés. Mais la nuit, quand s’éveillait, comme une pluie, le vent de la mer, il comprenait pourquoi il l’aimait. Il comprenait que son amour résidait dans le mystère de ses toiles, dans cette infime courbe qui séparait, qu’importe le jour choisi ou la plage dépeinte, le ciel de la mer. Derrière cet horizon courbe, elle cachait dans ces œuvres l’infini du monde, les pôles et les merveilles d’ors idolâtres. Elle avait tracé de tout son être, de toute son œuvre, le mystère de son âme. Chaque soir, avant de s’endormir, Nérée voyait s’éteindre les toiles, et en leur cœur, son identité, exilée de lui-même…
Ses mains sillonnées par les lourds cordages, son front baissé sur les planches trempées du pont, sous les voiles gonflées d’azur, il repensait à celle qu’il avait quitté, à celle qui avait saisi ce qu’il était, celle qui de sa vie avait fait une toile et par là même, l’avait comme emprisonné. Entre les grincements du bois et le claquement de la voilure, la mer se rappela jalousement à lui, balayant un peu plus à chaque vague le visage et les baisers. Nérée était parti une nuit de tempête, quand les bourrasques et les pluies avaient ouvert les fenêtres. Sans rien d’autre qu’une fuite avec lui, le rêveur avait quitté l’abri des draps et leur tiède réconfort pour chercher, près des vagues trop hautes, la clé qui délierait les chaînes de son âme.
Ses membres, maintenant, abandonnèrent le combat. Les coups glaciaux des courants sous-marins vidèrent l’air de ses poumons et ses muscles, après leur frénétique agitation, se changeaient déjà en ces coquillages inertes. Seuls, luttaient son âme et son regard. Ultime volonté ou raillerie de la mer, il s’était tourné vers les fonds, et ne percevait plus la lune que dans les lances de ses rayons blancs qui s’enfonçaient, lui guidant un chemin qu’il ne voulait emprunter mais qu’il ne pouvait éviter. Vacillant comme ses navires de paille, encerclé comme au creux de la crique, mais libre, enfin, peut-être libre, car enfin vrai, de sa vérité propre. La mer est ronde, et sur son esprit, elle avait jeté ses mirages d’écumes. Il les vit maintenant, au tréfond de la mer, les trésors fantasmés, les peurs enfouies, la poignée de souvenirs qui faisaient sa vie.
Et le mystère, amer, de sa propre destinée, brillait enfin quand s’éteignirent ses yeux.

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