« Le contact n’était pas seulement virtuel. Il était d’abord physique. Les gens se prenaient dans les bras l’un de l’autre et échangeaient ce qu’ils appelaient des « baisers », signes des sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre »
Elle avait déjà entendu des milliers de fois ces anecdotes mais elle s’en étonnait toujours autant. Elle buvait littéralement les paroles de Monsieur Palema, son professeur d’Histoire, spécialiste de l’Ancien monde. Ces cours optionnels, pourtant suivis par très peu d’étudiants, la plupart d’entre eux y assistant de manière punitive, elle les attendait impatiemment chaque semaine. Ce qui faisait d’elle la risée de sa promotion, si ce n’était de toute l’université : « T’es vraiment tordue pour aimer écouter c’taré de Palema ! ». Il faut dire effectivement que cet homme, qu’elle idolâtrait, était loin de faire l’unanimité. Il était l’un des rares spécialistes de la période Précovidiste. La plupart des historiens se refusaient d’évoquer ces temps mortels dits de dépravation, nuisibles à la bonne éducation des nouvelles générations. Nombre d’entre eux militaient d’ailleurs pour supprimer tous ces faits de la Mémoire Collective. Cependant les dirigeants, malgré leurs propres réticences, avaient conscience de l’importance d’une Mémoire Collective complète, propice à l’unification. Ainsi, s’intéresser à cette période de l’Histoire devenait de plus en plus un motif d’exclusion sociale. Agathe le savait bien. Mais sa curiosité l’emportait sur le regard et l’opinion des autres. De toute manière, depuis sa plus tendre enfance, elle appréciait se retrouver seule. Elle n’avait en fait pas eu le choix. Ses parents, Anna et Charles, tous deux professeurs à l’Université de la Mémoire Collective, elle ne les avait jamais vraiment connus : quelques mois à peine après sa naissance, ils avaient été arrêtés et Agathe avait aussitôt été placée à l’orphelinat. D’après les dires de ses gouvernantes, Anna et Charles avaient trahi la Communauté. Elle n’en savait pas plus. Elle n’avait pas idée de ce que cela signifiait réellement ni ce qu’ils étaient devenus. Mais elle gardait ses questions pour elle. Sa généalogie jouait déjà en sa défaveur, il valait mieux, pour son bien-être et son avenir, qu’elle ne cherche pas plus loin.
Agathe n’avait donc pas connu d’autre Cercle que celui de l’orphelinat. Son plus ancien souvenir remontait à son septième anniversaire : ses deux gouvernantes, Victoire et Tania, lui offrant le fameux bracelet d’appartenance à la Communauté, symbole de son ancrage dans la Mémoire Collective. Elles l’avaient fait modéliser de manière singulière : des perles rondes d’un noir mat, soudées les unes aux autres. Chaque bracelet était unique et permettait d’identifier son porteur. Il était fabriqué sur mesure et l’aspect permettait de cerner la personnalité de celui ou celle qui le porte : la forme désignant le sexe, la couleur et la brillance représentant le caractère, la liure faisant référence au Cercle. Agathe apparaissait donc aux yeux de la Communauté comme une jeune fille plutôt triste et solitaire. Elle s’en était finalement elle-même convaincue.
Un baiser. L’ancien monde. C’est si triste.
Un prologue captivant !