Il y a quelque chose de très touchant à sa nouvelle photo de profil. Non pas de touchant mais de révoltant, d’absurde. Elle fait battre mon cœur d’une rage subite, ancienne, provoquée par l’injustice et le déni. Provoquée par la peur que je ressentais à l’époque, par l’indicible sentiment de ne pas faire les choses bien et de n’avoir pas d’autre choix.
Elle est là, apparue en grand sur mon écran, presque par hasard. -Nous n’avons plus de contact depuis de nombreux mois et pour l’ excuse, je cherchais à ouvrir une autre conversation avec un ami.- Elle est là et mon cœur s’alourdit quand dans ma gorge monte l’excitation incontrôlée de l’adolescence. C’est un nœud de joie et d’espoir chérubin, immaculé.
Elle s’apprête. Le rouge à lèvres à la main, posé sur sa bouche entrouverte, le fard d’un vert léger brille sur ses paupières et surligne ses yeux bleus. Ils regardent avec intensité leur reflet dans le miroir de la salle de bain. Celui ou celle qui tiens l’appareil a su se faire discret. Si discret que mon œil de spectateur se sent coupable de s’introduire dans cette scène d’une intimité absolue. La vision est trop forte. Son allure assurée, répétée des milliers de fois, le détachement offensif et recherché de l’expression qu’elle donne à voir. Elle se sait belle, toujours. Et elle se fait belle, pour elle.
Oh comme j’aime et je hais cette photo. Comme je la hais de donner à voir l’instant crucial de sa transformation artificielle. De rendre publique cette scène que je veux garder pour moi. Moi qui même à l’heure où j’étais au plus proche d’elle, osait à peine pénétrer la pièce quand elle opérait ses métamorphoses. Je voudrais être la seule témoin en être la photographe. Puis la surprendre, lui mordre les lèvres, ces lèvres auxquelles j’ai trop longtemps résisté. Ces lèvres qui tant de fois ont effleuré mon visage, ont éraflé ma bouche.
Et son odeur. Toujours étrange. Le mélange de son haleine et de son parfum, c’est une odeur fruitée, tonitruante, chaude. Une senteur qui a collé à mes draps et à ma peau chaque fois qu’elle s’est approchée. Qui m’a collé pendant des jours chaque fois que tu es venue, que tu as enlevé ton T-shirt pour te blottir contre moi. C’est une odeur qui imprègne tout. Jusqu’aux chaussettes de laine que tu m’as prêté, qui même après plusieurs heures de marches avaient gardées ton odeur -expérience étrange et déroutante-.
J’ai chéri cette odeur. Je la chéris toujours. Elle me rappelle l’odeur de mes premières amoures. Une fille de mon lycée. C’était si soudain. Tomber amoureuse subitement, stupidement. Et elle aussi portait un parfum affirmé, que je reconnaissais en un milliseconde. Je le croyais unique. A chaque fois qu’il revenait à mes narines, je me retournais comme une folle, cherchait partout des yeux, cherchait sa propriétaire. Mais ça n’était jamais elle. Je gardais seulement l’espoir vain d’une rencontre fortuite. L’odeur et son souvenir eux, restaient à mes côtés pendant de nombreuses heures.
Mes fantômes sentent. Et ils sentent bon. Ils sont le parfum, des particules volantes et invisibles qui parviennent à mes narines sans prévenir. Le fantôme de ta présence m’a sauté aux yeux. Bien imprimé sur l’écran bleu, tu ne me regardes même pas. Pourtant j’aime ton air. J’aime la façon que tu as de préparer. Je reconnais tes longs doigts, les boucles timides de tes cheveux, la peau de ton cou que j’ai caressé tant de fois. J’en ai trop fait souvent. Et toi pas assez. J’essaie de ne pas avoir honte. J’essaie d’oublier la boule brûlante qui se forme dans mon ventre après des semaines, après des mois, dès que je vois ton image. J’aimerais te sentir à nouveau. Que comme avant tes bras m’entourent et me replongent dans l’illusion adorée de l’amour avec toi. Mais je sais que c’est impossible. Je sais que ça n’arrivera pas. Nous sommes trop semblables pour être compatibles. Nous sommes ce que l’on appelle un mauvais-match. Les parties de nous les plus incertaines et fragiles fonctionnent en parallèle, se reproduisent à l’identique. Je ne peux pas t’aimer. Être amoureuse c’est joli mais c’est un jeu. C’est une mélodie continue de rires et de soupirs, ça divertit. C’est du théâtre. T’aimer vraiment et en accepter les conséquences, accepter de nous voir nues, de nous voir sous la peau, je ne veux pas. Tu me l’as dit aussi, en riant presque, que nous formerions un très mauvais couple. Et je ne le souhaite à personne. Mais je regrette souvent de n’avoir joué qu’à moitié notre bagatelle amoureuse.
J’aime cette photo parce qu’elle me renvoie à l’interdit de mon adolescence. Au silence absolu réservé dans ma famille à la sexualité. Elle est les nuits blanches passées à essayer de comprendre ce qu’il m’arrivait. Puis à la délivrance inespérée, aux larmes quotidiennes sur les premiers clips d’Hayley Kiyoko. Elle me renvoie à toutes ces vidéos coming-out sur Youtube, à l’aveu – et je déteste ce mot absolument- de jeunes adultes à leurs proches comme à la terre entière. Je croyais mon homosexualité le fruit d’un malheureux hasard, d’une malformation: Madame, monsieur c’est pas de chance, enfin pour être précis, c’était une sur un million. Je me sentais si seule. Ton image est la peur qui me tétanisait à l’idée d’en parler à mes amis. Puis les premières soirées, libérée, entourée de ces même amis. Les premiers flirts, Les premières fois en tout. Les premières mains tendues dans la détresse qu’était alors ma vie. A certains je dois la joie et la liberté, à d’autres je dois peut-être la vie. Alors cette photo, ta photo, cette vision de toi me renvoie à ces années là où nous maquillons pour sortir. Quand je croyais que faire semblant était un jeu, que prétendre d’aimer les mecs me protègerait un peu. Je gardais secret les cœurs à conquérir. Que personne ne saurait que si je me suis habillée c’est parce qu’à elles je veux plaire. Secrètement, j’espère encore que tu te sois maquillée pour moi. Que c’est pour moi que tu fasses ça. Que le fard et l’excitation, l’air sûr de toi soient tant d’indices de notre histoire, un message caché, un “rejoins-moi.”
Je regarde ton image et ces années me paraissent si étrangères, si lointaines. Autour de moi, l’étrangeté est devenue la norme. Les identités sont complexes, éclatées, bougent et se transcende en permanence. Et tu en fais partie. Toi aussi tu changes. Et un jour, peut-être, tu reviendras vers moi.