Un car de nuit pour l’enfer – Chapitre 4 – Le désir fou d’Eleanor Sorensen

8 mins

Le car de nuit

Jour 1 – 15 Octobre 1952

2239 mots

Bloc 1 – Introduction à la vie ordinaire de l’antagoniste secondaire Eleanor Sorensen
Beat 1 et 2 condensés : Vie ordinaire, désir-peur et élément déclencheur

Début du chapitre

———————

     Eleanor Sorensen s’élança dans l’escalier, sa crinière blonde lâchée au vent. À peine avait-elle touché une marche, qu’elle obliqua en direction du Hangar 12. 

   Le temps s’annonçait mauvais sur Brooklyn, mais qu’à cela ne tienne, la jeune trentenaire en avait profité pour faire virevolter sa robe. Ses baskets, quelques bijoux et un peu de rouge complétaient sa tenue du vendredi. La présidente de la General Supply évoluait sans gêne dans cette enceinte industrielle, une propriété abandonnée dont elle avait hérité au décès de son père, six ans auparavant.

     Tout ici lui appartenait et elle ne se gênait pas pour le répéter. L’encombrement des lieux témoignait du rythme imposé à son équipe. La vétusté du matériel, dont une partie provenait des surplus militaires, envoyait un message simple : il ne fallait montrer aucun indice de richesse. Déjà qu’elle avait la pègre irlandaise sur le dos, il était inutile d’ameuter le fisc de surcroît. La visite de la fille du Caïd local était de mauvaise augure. Siobhán McGuinness, une criminelle récemment libérée de prison, prétendait être de retour de voyage et désireuse de faire connaissance. La femme avait expliqué « être en charge du secteur ». Mais le plus inquiétant était cette phrase laconique. « Vos retards de paiements ont été punis. C’est à vous de jouer maintenant. »

     Le pavé embossé avec ses mares de boue givrée était un calvaire pour les véhicules comme pour les piétons, en particulier pour Faith Palmers, la secrétaire particulière de miss Sorensen. La jeune femme peinait à maintenir la cadence dans son tailleur jupe étroite et talon de huit. 

— Des messages ! lança-t-elle en agitant une liasse de banderoles.

     La Présidente stoppa net. Seule une situation critique ou un Martini pouvait forcer Faith à soupirer plus fort qu’une mouche. 

     Ces longs papiers provenaient d’une machine à écrire électromécanique raccordée à la ligne du téléphone. L’appareil débitait son fil de messages transmis par la centrale Télétype, une entreprise qui permettait à ses souscripteurs de communiquer par écrit.

     La patronne s’échina à dompter le papier massacré par le vent. Son visage perdit de la couleur.

— Maurelli… Décédée ? 

— Ça engendre des problèmes, regardez plus bas. L’IRS [1] désire vous rencontrer au sujet de la Fondation RavenHills pour l’aide et le soutien aux détenus.

— C’est pas bon, pas bon, grommela la Présidente. Inscrivez un appel à la porcherie pour demain samedi. J’exige un remplacement, sinon je jure qu’il y aura des conséquences pour le Verrat comme pour sa baudruche à la Capone.

— Je note un appel pour le directeur de la prison de RavenHills, demain à la ferme. La conseillère aux finances, le professeur Eckart, est priée de nous fournir un remplacement afin d’assurer la reprise des opérations de comptabilité, répondit Palmers en jonglant avec ses documents et sa mallette. 

    Et voilà que sa coiffure montée prenait le voile. La jeune femme échappa un de ses cartables dans la boue, mais elle ne se laissa pas abattre.

— Le troisième envoi provient de Madame Sorensen, ajouta-t-elle, peinant cette fois à extraire le papier de son sac à main.

    La Présidente arracha la banderole.

— Si c’est encore une liste de prétendants à marier… 

    La réaction ne fut pas longue. Eleanor Sorensen écarquilla les yeux.

— Ma mère sait au sujet de Maurelli ? Cet enculé de Porter communique directement avec le Balbuzard en chef ? Personne ne me fait confiance dans cette famille. 

     Une bourrasque emporta le papier. La présidente s’ébroua, le vendredi était une soirée de réjouissance. Rien au monde ne l’aurait empêché de se rendre sur le chantier à ce moment précis. Sa fronde heurtait parfois le tempérament des ingénieurs, mais elle avait la chance de pouvoir compter sur son Chef de quart. 

    Rufus Westwood un vétéran de la U.S. Army âgé de vingt-neuf ans était un grand maigre à la musculature longue, le genre capable d’obtenir le respect des ouvriers aussi bien que des physiciens. Tout le monde comptait sur lui pour aplanir les angles avec la patronne.

    Située aux abords du canal Gowanus à Brooklyn, la General Supply employait une petite armada dédiée à une entreprise audacieuse : Être la première à offrir à la U.S. Navy un prototype de réacteur nucléaire capable de propulser un navire.

     Eleanor siffla son arrivée au Hangar 12 par un crescendo qui manqua de puissance.

— C’est l’heure de la bière ! hurla-t-elle.

     Certains employés levèrent la tête, mais il n’y eut pas de mouvement général. Juché dans une nacelle, le docteur Tyrell Westwood, le frère de l’autre, lui offrit une réponse à la hauteur de son éloquence : un clin d’œil. Le physicien-ingénieur rechignait à déléguer les manœuvres délicates. Sous son contrôle, l’engin de levage déposa un énorme réservoir sur une remorque. Des ouvriers consolidèrent les attaches. 

     Rufus Westwood arriva sur l’entrefait et cabra le chariot élévateur pour le garer comme on ferait entrer un bronco dans une stalle. 

     Moteur coupé, un bond au sol, le Chef en maillot de corps taché de graisse relaya le signal de la patronne par un sifflement à fendre une sirène d’alerte. Les employés délaissairent le travail. Dans cette foulée, le docteur Westwood descendit de l’échelle.

— Vous contemplez le cœur du futur réacteur, dit-il. Cette cocotte-minute sera bientôt descendue dans la cale du remorqueur.

— Avec un mois de retard. 

— Il faut d’abord le faire peindre.

— De la peinture ? Pour un prototype ? demanda Eleanor. Il faudrait vous expliquer ce qu’est un budget.

     Rufus s’avança. 

— La corruption du métal Eleanor. La mer est salée…

— On dit corrosion !

    Le démarrage du camion écrasa l’air. Le véhicule gronda et s’extraya de l’immobilité à coups de rouages fracassés. 

— Que d’énergie convertie en chaleur, marmonna le docteur Westwood, l’air dégoutté. 

    Le chauffeur donna quelques coups à l’accélérateur sans oublier de klaxonner Palmers qui remontait le courant des ouvriers qui se déversaient vers le week-end. Son empressement doublé d’un pas raccourci par l’étroitesse de sa jupe lui attira quelques pincettes au postérieur. Elle rejoignit finalement le groupe, l’air éprouvé.

— Le Hangar 13 est aménagé. Les musiciens se préparent pour la soirée, dit-elle en remontant sa coiffure. 

    L’endroit servait de repaire à la centaine d’habitués du Rock’n Roll invités par Eleanor les vendredi soirs. Le docteur Westwood déclina une fois de plus l’invitation, mais il offrit à Faith de retraverser les Grands-Lacs dans sa voiture. Les deux prirent bientôt place dans sa Ford Fairlane.

    L’endroit devint rapidement désert. Eleanor tira Rufus par la main. Le temps était à l’orage, mais la femme avait besoin de marcher.

— J’ai retiré la paye des employés aujourd’hui, deux mille dollars en petites coupures.

— Laisse-moi deviner, Falsetti est en ville.

— Il sera parmi les invités ce soir, alors sois gentil, laisse-nous une heure en tête-à-tête. Tu connais la règle, pas de témoins. 

— Je ne le sens pas ce type. Ça va mal tourner. 

     Eleanor souffla. 

— Mal tourner ? Ma vie entière n’est qu’un tournant, aussi bien dire une orbite autour d’une certaine Harriet Sorensen.

— Ta peur d’être contrôlée…

    Eleanor lui retourna un regard de buse, le sujet était tabou, mais Rufus poursuivit.

— Tu files à cent à l’heure, les ponts sautent derrière toi. Tu crois que Falsetti avec ses combines te permettra d’échapper à cette femme, mais il devient peu à peu une drogue dont tu ne peux plus te passer. 

— Pfftt… T’as remarqué le sourire de Palmers quand il se pointe ?

     Le Chef de chantier releva sa casquette. 

— Oh ! Alors ça ! Mon frangin va prendre un coup de vieux.

— Écoute, je dois beaucoup à Enzo. Grâce à lui nous sommes encore à flot. Le deal avec RavenHills, c’était son idée. 

— Je ne veux rien savoir.

— Y’a pas mieux qu’une prison pour dissimuler nos acrobaties comptables. Et avec mes dettes, une truie experte en fiscalité qui bosse pour rien, c’est pas un luxe. 

    Rufus ne releva pas. « Encore faut-il que les deux piglets qui lui servent de commis soient capables d’écrire un chèque. 

— Cet homme encourage le côté de toi que je ne peux pas sentir. T’es en train de te damner…

    Eleanor éclata de rire en tournant sur elle-même dans une bourrasque de vent. 

— Pfftt ! Là-dessus, le prêtre est formel : seul le total compte. Avec ce que nous préparons, je n’ai plus à m’en faire pour mon âme.

     La Présidente agrippa le maillot de corps du jeune homme, mais ce dernier lui bloqua les poignets, les dents serrées, la musculature saillante. 

— Pas certain de te suivre sur ce coup-là.

    Le vent changea de direction. Les odeurs infectes du canal Gowanus emplirent l’air. Les deux défirent leur étreinte et se hâtèrent dans la puanteur du vent. Eleanor brisa le silence après quelques pas.

— À la banque, j’ai dû expliquer qu’on avait des problèmes, mais le Directeur est resté sur ses positions, pas de nouveau prêt sans États financiers en règle. 

— Tu vas faire quoi ?

— Botter le cul de Porter pour qu’il trouve un remplaçant. Depuis l’affaire d’Al Capone, des fiscalistes pourris, il y en a plein les geôles. Et puis, en l’absence de Falsetti, je me suis retrouvée sans endosseur. Pour détendre l’atmosphère, j’ai demandé à la blague qu’on me donne la somme dans un tonneau de Whisky comme à l’époque de mon père.

— T’as de qui retenir !

    Eleanor cria de surprise. Une bourrasque venait de relever le pan de sa robe. Elle en profita pour grimper Rufus et lui enserrer le tronc avec ses cuisses. 

— T’aurais fait un sacré bootlegger ! dit-elle. Ça devait être grisant à l’époque. Pas de contrainte, liberté totale. J’imagine les expéditions de nuit, les échanges de tirs avec les flics.

     La jeune femme dévora le Chef d’un baiser affamé, la chevelure dans la brise. Une onde de plaisir se répandit sur son corps, mais elle la repoussa pour jeter pied à terre. 

— Je me suis fâchée. J’ai exigé le retrait immédiat de l’argent sans être cautionnée par un tuteur mâle. 

     Eleanor souffla de dépit.

— Le Directeur a refusé. Putain ! Être une femme, c’est une condamnation au salon de beauté. Il a bien fallu que je plie. Leurs tronches quand j’ai donné le nom de mon oncle en garantie.

— Le Gouverneur ? Eleanor, si tu touches à la politique, je me tire.  

— Y’a plus le choix. Les Fédéraux envoient les vérificateurs, alors évidemment, ma mère s’engouffre dans la brèche. La disparition de Maurelli, alias la Furiosa, c’est pas réglo. Cette putain de McGuinness y est pour quelque chose. Rufus, il faut prendre une décision. On balance tout et on se tire avec ce qui me reste…

     Le jeune homme releva sa casquette.

— T’es sérieuse ?

— J’en discute ce soir avec Falsetti. C’est à peine s’il aura le temps de revenir avant la prochaine paye, alors on a intérêt à livrer le prototype. 

— Tyrell deviendra célèbre !

— Nous croulerons sous les subventions. Et puis, aucun procureur n’osera nous attaquer, parce que nous serons too big to fail !  

    L’air marin en provenance de la Upper Bay prit le dessus. Eleanor tira Rufus en direction du bâtiment administratif, une ancienne maison close recyclée par son père, le grand Thorn Sorensen. Pour Eleanor, le périmètre de la General Supply représentait la terre sacrée de sa famille. 

— Mieux vaut se changer les idées. Ce soir, on se déhanche à la Elvis Presley, dit-elle en y allant d’un coup de rein. Mais il faut que tu saches… 

— Que c’est l’heure de la bière ?

— Que quelqu’un a vendu la mèche à propos de nous.  

     Le jeune homme sursauta. 

— Tu vas me manquer Elea. Quand tu s’ras mariée, avec des gosses accrochés à ta robe. Nous vivons nos meilleurs moments.

— Si je finis en taule, tu viendras me visiter ? 

     Le jeune homme répondit par une claque sonore sur la fesse. Les deux coururent dans le vent. Le temps était à l’orage. Eleanor se retourna, l’air enjouée.  

— Et puis merde, lança-t-elle, on a deux heures à tuer avant l’arrivée des invités. Allez Rufus ! On étale l’argent de la paye dans le grand lit et on baise dans le fric ! 

     —

[1] : IRS : Internal Revenue Service – Agence américaine de perception des taxes.

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