Car3 – Chap 2 Bloc 1 Beat 2 – Story A Élément déclencheur – L’infirmerie
Le car de nuit
Jour 1 – Octobre 1952
2366 mots
Bloc 1 – Introduction à la vie ordinaire du protagoniste
Beat 2 – Setup + Élément déclencheur
La mer sombre était parcourue d’embruns aux allures assassines. L’American Star, un Liner affecté à la ligne New York-Marseille, berçait ses passagers comme un refuge au dessus des abysses. Tout avait l’air normal dans le restaurant de première classe, sauf pour cette odeur d’éther furetant comme une enjôleuse. Gerflynt délaissa le hublot avec l’étrange impression de se trouver à deux endroits en même temps. Dans ce bourdonnement qui la harcelait, les échos d’un combat s’enlisaient dans les larmes et la sueur, mais il ne s’agissait peut-être que du plancher de danse du navire. Les tenues de soirée en tissus diaphanes, les costards blancs et les Borsalinos disparaissaient pour faire place à des hardes en coton brut. Francesca Maurelli, alias la Furiosa, se trouvait parmi les danseurs, évoluant au son d’une musique de Glen Campbell. Le mouvement général avait du mal à suivre le rythme, à cause des chaînes de pied.
— Enzo, tu m’écoutes ?
— Mmm…
— Ma Révérende mère prétend qu’on ne peut revenir sur une promesse que si on s’engage à quelque chose de plus grand encore. Mes écarts à Marseille seront pardonnés lorsque vous ferez connaissance. Me marier à l’église, porter ton nom, je soupire quand j’y pense. Elle approuvera.
Visage long, moustache fine, Falsetti leva à peine les yeux. Ses réponses étaient souvent teintées d’amusement, mais elle témoignaient toujours d’une fascination pour cette jeune femme de dix-neuf ans dont la gaieté éclatait sur ses traits sans prévenir, comme une âme qui goûte à chaque fois au premier bonheur.
Gerflynt s’inquiéta de ce que la flamme dans les yeux du Bellissimo vascillait comme un lampion sur lequel on souffle sans l’éteindre, cela s’était produit quelques minutes auparavant, alors qu’il prenait lecture d’un télégramme.
— Tes amis existentialistes soutiennent qu’il n’y a au final que l’angoisse, murmura-t-il d’une voix distraite.
L’homme de toutes les patiences, celui qui avait parcouru les cafés à la Jean-Paul Sartre, qui avait gommé les lacunes du français de la jeune américaine engagée dans des conversations à l’odeur de Gitanes, l’homme qui lui avait proposé de la ramener en Amérique, cet homme semblait désormais inscrit aux abonnés absents, le visage enfouis dans la carte des vins.
— Je poursuivrai l’œuvre de ma révérende mère, mais sans prendre le voile. Je te souhaites seulement de l’admirer autant que je l’aime. Enzo, tu m’écoutes ?
L’Italien esquissa un sourire. Il avait l’âge de la Mère, trente-sept ans.
La journée avait été consacrée à faire les boutiques dans l’allée commerciale du Liner. Assise au restaurant, la jeune femme frissona. L’ouverture de sa tenue de soirée mettait en valeur l’harmonie d’un dos à la musculature longue, nouée sur une chute de rein à la peau luisante. Pour la môme, l’heure du cocktail avec sa mitraille de regards féminins faisait l’effet d’un peloton d’exécution. La débutante retira ses gants. L’étiquette convenait de les faire disparaître dans son sac.
— Il te reste encore cinq ans avant d’arriver à New-York, alors je te choisis un Bloody Mary’s, décréta l’homme.
La môme entrouvrit les lèvres. Le satin de sa robe se faisait gruger par un coton grossier. Les vêtements de Falsetti échappaient à la malédiction. L’Italien enchaîna, le regard au loin.
— Flynt ! Écoute-moi mon ange. Le type à la table du fond est un physicien suédois du nom de Bergson. Il ne sort que rarement de sa cabine.
La voix du Bellisimo se fit soudainement caressante. Ses mains enveloppèrent celles de la jeune femme. Son regard flamba d’une intensité retrouvée.
— Amore mia, si tu m’aimes, tu me rendras ce service.
Dans ce brouillard d’un passé mal en point, Falsetti avait peut-être offert un coffret de velours contenant une petite chaîne et un bracelet argenté. Le coffret s’était refermé comme une pince froide.
— On m’a raconté que tu excelles dans l’art de gagner la confiance d’un homme. Alors j’ai besoin que tu le rendes heureux. Fais-le ce soir. Tu me le présenteras demain au petit déjeuner. Recueille le maximum sur ses activités en Europe.
Un couteau dans le cœur aurait fait moins mal. La môme avait balancé son verre au visage de cet homme devenu un inconnu. Dans sa fuite, elle avait traversé la foule des danseurs, mais les choses devenaient confuses. Incapable de se libérer, elle hurlait, à cause d’une morsure à la cheville. Les chaînes de pieds s’étaient emmêlées, les frappes à coup de râteaux et de pioches pleuvaient. À ses côtés, Brochet se faisait massacrer par la Furiosa. La môme s’entendit gémir.
* * *
— T’es chiante, mais t’es quand même une brave gosse, murmura Brochet.
— Où suis-je ?
Gerflynt ouvrit les yeux.
La vieille, étendue sur la civière d’à côté, n’avait pas l’air gaillarde. Son corps tordu comme un fil de cuivre reposait sur des draps maculés de sang.
— Ces tiffes à travers ton pansement, ça te donne l’air d’une fougère, ajouta-t-elle en raclant sa morve.
La jeune détenue toucha le turban de coton sur sa tête : le tissu faisait l’effet d’un buvard gorgé de sang, mais le pire venait de ces rafales de douleurs qui lui malmenaient le crâne.
Et puis ça lui revint. Sa rage l’avait emportée une fois de plus. La Furiosa demandait grâce alors que les salopes des deux camps lui hurlaient de s’arrêter. Un coup de bêche derrière la tête avait mis fin à l’épisode. Siobhán ne tolérait pas les pertes de contrôle.
La môme se couvrit le visage de ses mains, aspirée par un autre rappel.
— Non ! Ce n’est pas possible.
Des jambes ballantes, un bout de chaîne de mollets qui tinte au vent et ensuite, le vide. Comme à chaque fois, le sadisme et la fronde de Siobhán prenaient tout le monde à contrepied. Gerflynt se leva, il lui fallait s’éclaircir l’esprit.
Aves ses baies vitrées, l’endroit ressemblait à un sanatorium. Les grillages peints à la fiente de pigeon venaient corriger l’ambiance. À entendre les chuchotements, son réveil avait ravivé la santé générale de toutes les rangées de civières. L’infirmière-chef battit des talons dans sa direction.
— Retournez vous coucher, ordonna-t-elle.
— Où est la détenue Loretta Maurelli ?
Aucune réponse. La femme ne lui offrit qu’un regard neutre.
— La putain de Furiosa, Bordel ! Où est-ce qu’elle se terre ?
— Vous vous foutez de moi ?
Le planton près de la porte s’appelait Vlad. Le tintement de son anneau porte-clés était un signal qu’il valait mieux ne pas ignorer. La môme se retourna.
— Brochet ! Que se passe-t-il ?
Le silence là aussi. Les joues de la doyenne s’enfonçaient et se dilataient comme des outres plissées.
— Brochet ! Hey ! Je te cause. J’ai besoin de savoir.
— Cinq dollars.
— Elles l’ont pendue morte ou vivante ?
— Si t’as pas la somme, y’a Vlad, ma pute. La chambre de passe est libre. (C’est ainsi que les détenues désignaient les chambres d’examens médicaux)
— Tu veux que j’intercepte tes lettres ?
La vieille ne répondit rien, occupée à chiquer un caillot de sang.
— Si le Sergent Riker retrouve ses clés sous ton matelas, alors c’est kaput Alderson. Adieu la campagne verdoyante !
— V’la encore que tu fais des histoires.
L’ancêtre se redressa. Quelques oreillers aidèrent à l’asseoir.
— Approche, dit-elle.
Gerflynt plissa le visage. Cette bouche puait à faire désirer la fosse commune.
— Écoute… Olson va s’occuper de ta cavale.
— Quoi ?
Gerflynt sentit sa poitrine se défoncer à coups de marteau. Cette réaction valait un aveu public à tout RavenHills. Des patientes sur les civières s’échangèrent des regards. Près de la fenêtre, les deux bécasses, des filles de bonnes familles qui recevaient de l’argent chaque mois, semblaient se marrer. L’une d’elles la pointa du doigt en ricanant.
La vieille plongea sa main sous la voûte de son dos et tendit une bandelette de coton.
— C’est pour toi. Les garces disent que t’as ce qu’y faut. Moi pas.
Bridget avait fait grand cas de ce travail. L’aiguille en acier brillait comme de l’inox. Un seul problème, l’arme était destinée à la prochaine boss des Saint-Sisters intra-muros. Ce couronnement, en même temps qu’une offre de l’évacuer, ne faisait aucun sens, mais il était connu que Siobhán tenait tout le monde dans la confusion. Gerflynt se pencha pour prétendre avoir la nausée. L’objet disparut dans la couture du vêtement carcéral plié sous son lit.
— Y’a pas à s’en faire, ma poule, ajouta Brochet. Les ritals pataugeaient dans la mare à cochons quand la Nouille en chef s’est fait accrocher. Et puis, la chaîne des putes de Harlem s’est pointée juste avant l’arrivée des matons. Les tueuses de clients n’ont déjà pas la quote à RavenHills.
L’image des derniers instants de la Furiosa s’imposait à Gerflynt, submergée par des vagues de sueurs.
— Se pendre ici, c’est rien d’anormal, mais vu les circonstances, pas difficile de croire que tout ça est estampillé par le Pacha, ajouta la vieille.
Le directeur de la prison avait hérité de ce surnom, personne ne savait quand. La môme releva la tête. Des soupçons de meurtre lui auraient valu d’être menottée à sa civière. Du côté de la porte, le garde tira la langue dans sa direction, là aussi, rien d’anormal. Le ciel n’allait peut-être pas lui tomber dessus, sauf pour le prononcé d’une sentence intérieure : remords à perpète.
— Je refuse de sortir !
— Quoi ?
— Je ne peux pas prendre le large de cette manière, pas comme ça.
— Parce que tu crois que tu décides ? Y’a contrat Putasse. Tes états d’âme ne vont empêcher personne de te foutre dans un sac pour te déballer au manoir McGuinness.
— Mais t’as pensé au scandale ? T’as vu ma tronche dans les journaux ? Je ne vais pas redevenir l’anté-Vierge en CinemaScope.
La vieille parut peu impressionnée.
— Truman Capote, le journaliste…
— Connais pas.
— Ce type harcèle le Directeur, et s’il n’y avait que lui, y’a aussi la meute de clébards du “Mirror” qui lui lèchent le cul. Le jour où l’un de ces écornifleurs découvrira ma supposée cavale, c’est mon cadavre qui sera retourné au Pacha. Et puis les vraies sœurs…
Vlad secoua son trousseau. Il valait mieux baisser le ton.
— Après ce que t’as fait, tes vraies sœurs, c’est nous… Jusqu’à la mort ! croassa Brochet agrippée à la môme avec ses deux petites pinces.
Cet effort fit culbuter l’ancêtre dans une toux en coups de pioches, façon personnelle de creuser son tunnel d’évasion. Une gelée brune se déversa en filament jusqu’au plancher. La vieille édentée se passa un avant-bras et ravala le surplus.
— Ça fait déjà un bail que Siobhán cache quelque chose, murmura Gerflynt. Son plaisir de me punir a cessé au tournant du mois. Y’a quelque chose que je ne pige pas. Même Olson me regarde de travers.
— Écoute ta Sainteté, je te fais une confidence parce que t’es ma pute. Il se trouve que les boss sont contrariés. C’est que ton maque, il t’avait déjà rachetée du Directeur.
Gerflynt encaissa le jab.
— Mon quoi ? Le directeur Porter m’a revendue à Enzo Falsetti ?
Vlad sonna à nouveau. Une infirmière se pointa et saisit la détenue par les épaules.
— T’es mûr pour les calmants. Tu ne vas pas nous faire une autre scène, hein la môme ?
Brochet, pointa un doigt en chapelet de jointures dans sa direction.
— Pour la suite, il faut payer ! J’vais pas ajouter ma chemise de nuit en prime pour tes beaux yeux, Marie-Madeleine.
Brochet était certes la reine des commérages, mais elle savait faire le tri dans les confidences, même Siobhán McGuinness considérait ses ragots avec soin.
Toute cette merde ne pouvait être que vraie.
Prise en étau par les infirmiers, la môme balança la tête vers l’arrière. Ces révélations lui firent l’effet d’une balle dans le cœur.