Aya aime l’école. C’est un vieux bâtiment, un peu à l’écart du centre-ville, au bout d’une grande rue. Chaque matin, Aya court pour y aller. Elle n’est jamais en retard, pourtant elle a ce sentiment que les minutes valent des secondes. Ses amies l’attendent, et toutes ont hâte de se raconter leur vie de jeunes filles. Elles sont trois, mais leur groupe ne fait qu’un. Ce matin, Aya court. Elle rattrape le temps perdu de la nuit et laisse le soleil la réveiller. Son sommeil a été ponctué par des obus, encore, mais elle n’est plus dans sa maison, et la Lune a disparu. Elle pense à ce qu’elle va pouvoir leur raconter, les querelles avec son frère, ou la nouvelle recette de sa mère.
C’est Safia, une grande brune aux yeux amendes, qui l’accueille la première. Naila ne tarde pas à arriver, les lacets défaits et les cheveux en bataille.
– Ne te moque pas, grogne cette dernière en apercevant le sourire de ses amies. L’électricité ne fonctionne plus chez moi, alors le réveil non plus.
– J’ai entendu la bombe cette nuit. Je suis désolée pour toi. Mes parents pourront prêter des bouillottes, si tu veux.
– C’est la troisième fois en l’espace d’un mois que nous sommes touchés. Il en a plus qu’assez de ces…
– Oui mais il faut résister. C’est ce que martèle ma grand-mère. Et on peut s’aider.
– Non merci, c’est gentil. Ils prévoient un autre plan. Et même s’il me semble complètement fou, je ne trouve rien à redire.
– C’est quoi ? lance Aya avec intérêt.
– Des amis de mes parents l’ont déjà fait, et aujourd’hui tout va mieux pour eux. Peut-être que nous pourrions avoir cette chance- là, nous aussi.
– Faire quoi, insiste Safia.
-Bah, quitter la Syrie pour la France.
Un silence s’installe. Aya sent la tête lui tourner. Elle s’appuie contre un arbre, sa vue devient trouble. Safia ne bouge pas. Elle a laissé échapper un petit cri de surprise, et puis plus rien. Naila les regarde, attend que la pilule s’avale.
– C’est un voyage dangereux, mais pas impossible. Ma mère est enceinte et à peur pour le bébé. Dans quelques mois, elle ne pourra plus marcher très longtemps, et ce sera trop tard pour partir. Mon père veut notre sécurité avant tout. Je le comprends.
– Cela ne semble pas t’embêter plus que ça, objecte Aya avec agacement.
– Si, bien sûr ! Je suis désolée de vous le dire comme ça, désolée que tout arrive si vite. Mais je ne peux rien faire. Je voudrais bien rester, mais c’est impossible. Tout devient trop compliqué ici. Il vaut mieux fuir tôt que jamais.
– Mais ! Tu aimes ton pays, non ?
– Je l’aimais. Il n’est plus ce qu’il était avant. Je reconnais à peine l’ancien parc où nous allions. C’est comme si ma terre avait disparu, et…
– Bien sûr que non, elle n’a pas disparu ! s’énerve Safia. Tu marches dessus chaque matin, chaque soir, chaque seconde de ta journée ! C’est elle qui reçoit les bombes à ta place ! Comment peux-tu vouloir la laisser tomber ?
– Premièrement, je n’ai pas dit que je voulais le faire mais que c’était une nécessité. Ensuite je ne la laisse pas tomber, j’accompagne sa chute. A quoi bon lutter contre ce qui n’existe pas, ou plus ? C’est cassé, tout est cassé. J’en ai marre de m’attacher à l’épave qu’est devenu mon pays.
La sonnerie arrive comme un nuage apaise la brulure du soleil. Aya a envie de courir, encore. Mais cette fois, elle voudrait fuir, partir loin. Elle a soudain très froid, l’air lui parait glacial. Safia s’est éloignée, son pied tape des cailloux. C’est sa manière à elle de se calmer, elle balaye ses pensées. Naila est restée près d’Aya. Elle ne dit rien mais Aya croirait l’entendre parler. Sans doute que dans sa tête aussi, les mots sonnent trop fort.