Nymeria devait avoir environ seize ans lorsque l’île fut découverte.
Le retour de l’explorateur voulant, à l’origine, faire le tour du monde sur la mer, avait beaucoup fait jaser dans le village au bord de l’eau.
Nymeria, discrète et curieuse, était parvenue à se faufiler dans la foule pour apprendre ce qui se disait.
Alexandre, le navigateur ambitieux, disait avoir dû rapidement rebrousser chemin après avoir aperçu une île mystérieuse, mentionné dans aucune carte existante. Lorsque lui et son équipage s’en étaient approchés, le ciel s’était assombri en quelques minutes, le vent s’était levé brutalement, et un éclair avait manqué de déchirer l’une des voiles du bateau.
Les villageois, paniqués et superstitieux, accusèrent les divinités en lesquelles ils croyaient.
“Ils doivent vivre sur cette île, l’Homme ne doit absolument pas y mettre les pieds!”
A l’entente de ces mots, et de bien d’autres de la même trempe, Nymeria retint un rire dédaigneux : si une quelconque divinité existait, pourquoi se serait-elle acharnée sur la jeune fille de la sorte ? L’orpheline n’avait, en effet, pas eu une vie facile, loin de là !
Jusqu’à ses six ou sept ans, son enfance avait été parfaitement normale. Elle avait des parents aimant et éduqués – chose assez rare pour le “petit peuple” – qui lui apprirent entre autres à lire et à compter.
Cependant, un jour, une grande vague ravagea le village. Les noyés furent nombreux. Les disparus, également. Les parents de Nymeria faisaient partie de la deuxième catégorie. Ainsi, la petite fille qui avait miraculeusement survécu grandit dans la rue, espérant sans cesse revoir un jour ses parents, priant pour qu’ils n’aient pas péri, comme les autres victimes, bien que cette longue absence en disait autrement.
La vie dans la rue pour une enfant était de la survie constante. Elle s’était faite à l’idée de voler pour manger, et de se battre pour avoir un abri tranquille et sûr. Ce qu’elle redoutait cependant, c’était les criminels. Ceux qui kidnappaient les enfants, pour les revendre en tant qu’esclaves, ou pour des fins bien plus sinistres. C’est dans cette crainte de faire de mauvaises rencontres de la sorte que Nymeria grandit. Heureusement pour elle, elle était svelte, agile et rapide. Ayant déjà échangé des coups, elle savait se battre et se défendre. Peut-être était-ce grâce à ça qu’elle avait tenu aussi longtemps dans la rue.
Mais la survie à l’état pur n’était pas la seule source d’inquiétude pour la jeune fille. Vers ses dix ans, elle s’était rendu compte qu’elle ne se souvenait plus du visage, ni de la voix de ses parents, ou à peine. Deux ans plus tard, c’était son propre nom qui lui était dorénavant étranger. Elle avait beau se le répéter, cela lui faisait le même effet que de prononcer un nom aléatoire. Cela était très probablement dû au fait que plus personne, à part elle dans sa tête, utilisait son nom. Petit à petit, elle s’en rendait compte. Elle devenait “personne”. Rien. Une pauvre fille sans identité ni passé, et vivant un quotidien bien trop dangereux pour son âge. Dans l’idée de ne pas perdre son identité propre, elle passait ses après-midis dans la bibliothèque du village, voulant combler la perte de ses souvenirs par des connaissances.
Ainsi, elle s’évada des heures durant, loin de cette dure réalité. Elle voyageait mentalement vers des lieux où la nature dominait. Où des fruits multicolores délicieux poussaient sur les arbres. Où les baies sucrées fondaient dans la bouche. Ces voyages lui donnaient l’impression de garder une part d’elle-même.
Un jour, la fille sans nom ouvrit un livre sur les guerriers de légende. Lisant les histoires qu’il contenait, elle souhaitait de tout cœur apprendre ces techniques qui pourraient la rendre moins vulnérable à ce monde, où la loi du plus fort régnait. Et puis, elle tomba sur l’histoire de son héroïne préférée. Nymeria. Le nom raisonna en elle comme une évidence. Elle savait qu’avoir un nom ne lui servirait à rien : personne n’avait de raison de l’interpeller. Mais elle ne voulait pas devenir quelqu’un sans identité, sans nom. Elle voulait être quelqu’un, même si tout le monde l’ignorait ! Alors elle vola le livre, cornant la page parlant de Nymeria, afin de ne jamais oublier son nouveau nom.
Les mois passèrent après le retour d’Alexandre. Le village s’était calmé, et le quotidien avait repris son cours. Jusqu’au jour de l’annonce. L’explorateur, ne s’était pas avoué vaincu, avait profité du temps d’accalmie pour renforcer son bateau, le préparer à un nouveau voyage, cette fois-ci juste pour découvrir l’île de fond en comble !
Les villageois désapprouvaient en très grande majorité cette nouvelle expédition : pour eux, il s’agissait d’un endroit sacré à ne pas profaner, et le jour du grand départ, il y eut des émeutes. La foule étant particulièrement dense en ce jour, et Nymeria eut bien peur de ne pas pouvoir se faufiler, comme à son habitude.
Lorsqu’elle avait entendu parler du voyage, elle avait déjà pris sa décision. Quitte à vivre une vie courte, autant la vivre là où nul homme ne pourrait lui nuire. Là où elle avait toujours rêvé d’être depuis qu’elle lisait tous ces beaux livres. Dans la nature.
Cette île dont tout le monde parlait, elle ne l’avait jamais vue. Cependant, elle était déjà fascinée. Elle se devait de la voir, de fouler son sable du pied, de découvrir sa montagne et sa forêt !
Ainsi, la veille du départ, la jeune fille avait préparé un discret baluchon, y rangeant quelques denrées qu’elle avait volées, ainsi que plusieurs livres, dont son préféré évidemment.
Au bout d’une demi-heure de lutte, elle fut enfin au niveau du bateau. Il était protégé par l’équipage, mais Nymeria avait appris ces dix dernières années à passer sans se faire remarquer, ce qu’elle fit encore une fois avec brio.
Priant pour ne pas ressentir ce qu’on appelait le “mal de mer”, elle se cacha dans la cale, puis patienta. Un jour. Deux jours. Trois jours. Elle piochait régulièrement dans les réserves alimentaires du bateau, ayant parfaitement conscience que ce qu’elle avait amené d’elle-même ne suffirait pas. L’important était de ne pas voler trop d’un coup, auquel cas il y aurait forcément des suspicions parmi les matelots.
Deux semaines s’écoulèrent ainsi. Malgré sa soif d’aventures, Nymeria craignait de perdre l’esprit à force de rester trop longtemps ainsi, dans la pénombre, incapable de ne serait-ce que lire pour se divertir.
Et puis le temps se fit mauvais. L’eau, autrefois lisse et agréable, devint brutale et houleuse. Les cris de l’équipage se firent entendre. Le ciel gronda. La houle frappa la coque de plein fouet, faisant sursauter la passagère clandestine.
“C’est beaucoup trop violent pour être naturel ! On devrait faire demi-tour !”
“Le vent va finir par nous pousser dans les rochers, on va s’échouer !”
Une voix plus frustrée – non, énervée – qu’apeurée retentit.
“Nous n’avons pas fait tout ce voyage pour abandonner encore une fois ! Le bateau a été renforcé, nous n’avons rien à craindre. En avant !”
Et le bateau avança, secoué dans tous les sens, toujours sous les ordres insensés d’Alexandre.
Nymeria commença à paniquer, son estomac lui donnant l’envie de rendre son dernier repas, mais elle tint bon, utilisant ses bras et ses jambes pour bloquer tout mouvement et se cogner le moins de fois possible aux parois.
Soudain, il y eut un violent choc, et un “crac !” sonore retentit : le bateau était entré en collision avec des rochers. L’eau commença à entrer dans la cale, sous l’air terrifié de la jeune fille.
“Est-ce que la noyade est pire qu’une vie d’esclave, ou un couteau dans le ventre ?” Pensa-t-elle en fermant les yeux, ne voulant pas faire face à son bourreau.
Le temps passa au ralenti, les petites vaguelettes glaciales qui se formaient dans la cale vinrent lécher les pieds de Nymeria, tandis que dehors, les matelots préféraient plonger par-dessus bord plutôt que couler avec le bateau. Un nouveau choc se fit ressentir, et Nymeria se cogna la tête, perdant connaissance…
Lorsqu’elle se réveilla, elle pouvait sentir le sable chaud sur sa peau. Doucement, elle ouvrit les yeux… pour les refermer aussi vite, le soleil l’aveuglant sans pitié. La tempête qui faisait rage il y a si peu de temps… n’était plus qu’un mauvais souvenir.
S’habituant à la luminosité, elle guetta autour d’elle. Des restes d’épaves jonchaient la plage. Nymeria s’avança, cherchant silencieusement, et vainement, le moindre signe de vie, le moindre signe prouvant qu’elle n’était pas la seule survivante du naufrage.
Dans sa tête, elle repensa à la Grande Vague qui avait emporté ses parents, puis se ravisa. Ce n’était pas la même chose. Cette tempête n’avait emporté aucun être cher. Elle n’avait pas détruit sa vie, au contraire. Elle lui avait donné une chance. Donné une chance de vivre une vie d’aventures et de découvertes sur cette île nouvelle et inhabitée.
L’île de Nymeria…
Fascinant! C’est fluide! Ça se lit tout seul. J’ai adoré. Il y a un endroit ou tu as écrit "pour son page" au lieu de " pour son âge ". J’aime beaucoup tes récits. Au plaisir de te relire!
Démarrage très intéressant, est-ce que j’ose demander si une suite est prévue?
Merci pour vos commentaires! 😀 (et merci pour avoir remarqué la faute de frappe, je l’ai corrigée à l’instant).
Pour le moment je n’ai pas l’intention de faire une suite, cette fin ouverte me convient. Mais si l’inspiration me vient un peu plus tard, pourquoi pas? ^^
Ok ! Il y a en effet encore plein de possibilités 😉